Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 15

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 74-75).

CHAPITRE XV


L’on rencontre, au milieu de la passion la plus violente et la plus contrariée, des moments où l’on croit tout à coup de ne plus aimer ; c’est comme une source d’eau douce au milieu de la mer. On n’a presque plus de plaisir à songer à sa maîtresse ; et, quoique accablé de ses rigueurs, l’on se trouve encore plus malheureux de ne plus prendre intérêt à rien dans la vie. Le néant le plus triste et le plus découragé succède à une manière d’être agitée sans doute, mais qui présentait toute la nature sous un aspect neuf, passionné, intéressant.

C’est que la dernière visite que vous avez faite à ce que vous aimez vous a mis dans une position sur laquelle, une autre fois, votre imagination a moissonné tout ce qu’elle peut donner de sensations. Par exemple, après une période de froideur, elle vous traite moins mal, et vous laisse concevoir exactement le même degré d’espérance, et par les mêmes signes extérieurs, qu’à une autre époque ; tout cela peut-être sans qu’elle s’en doute. L’imagination trouvant en son chemin la mémoire et ses tristes avis, la cristallisation[1] cesse à l’instant.

  1. On me conseille d’abord d’ôter ce mot, ou, si je ne puis y parvenir, faute de talent littéraire, de rappeler souvent que j’entends par cristallisation une certaine fièvre d’imagination, laquelle rend méconnaissable un objet le plus souvent assez ordinaire, et en fait un être à part. Dans les âmes qui ne connaissent d’autre chemin que la vanité pour arriver au bonheur, il est nécessaire que l’homme qui cherche à exciter cette fièvre, mette fort bien sa cravate et soit constamment attentif à mille détails qui excluent tout laisser-aller. Les femmes de la société avouent l’effet, tout en niant ou ne voyant pas la cause.