Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 16

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 76-78).

CHAPITRE XVI

Dans un petit port dont j’ignore le nom près Perpignan, 25 février 1822[1].


Je viens d’éprouver ce soir que la musique, quand elle est parfaite, met le cœur exactement dans la même situation où il se trouve quand il jouit de la présence de ce qu’il aime ; c’est-à-dire qu’elle donne le bonheur apparemment le plus vif qui existe sur cette terre.

S’il en était ainsi pour tous les hommes, rien au monde ne disposerait plus à l’amour.

Mais j’ai déjà noté à Naples, l’année dernière, que la musique parfaite, comme la pantomime parfaite[2], me fait songer à ce qui forme actuellement l’objet de mes rêveries, et me fait venir des idées excellentes ; à Naples, c’était sur le moyen d’armer les Grecs.

Or, ce soir, je ne puis me dissimuler que j’ai le malheur of being too great an admirer of milady L.

Et peut-être que la musique parfaite que j’ai eu le bonheur de rencontrer, après deux ou trois mois de privation, quoique allant tous les soirs à l’Opéra, n’a produit tout simplement que son effet anciennement reconnu, je veux dire celui de faire songer vivement à ce qui occupe.

— 4 mars, huit jours après.

Je n’ose ni effacer ni approuver l’observation précédente. Il est sûr que, quand je l’écrivais, je la lisais dans mon cœur. Si je la mets en doute aujourd’hui, c’est peut-être que j’ai perdu le souvenir de ce que je voyais alors.

L’habitude de la musique et de sa rêverie prédispose à l’amour. Un air tendre et triste, pourvu qu’il ne soit pas trop dramatique, que l’imagination ne soit pas forcée de songer à l’action, excitant purement à la rêverie de l’amour, est délicieux pour les âmes tendres et malheureuses : par exemple, le trait prolongé de clarinette, au commencement du quartette de Bianca e Faliero, et le récit de la Camporesi vers le milieu du quartetto.

L’amant qui est bien avec ce qu’il aime, jouit avec transport du fameux duetto d’Armida e Rinaldo de Rossini, qui peint si juste les petits doutes de l’amour heureux, et les moments de délices qui suivent les raccommodements. Le morceau instrumental qui est au milieu du duetto, au moment où Rinaldo veut fuir, et qui représente d’une manière si étonnante le combat des passions, lui semble avoir une influence physique sur son cœur, et le toucher réellement. Je n’ose dire ce que je sens à cet égard ; je passerais pour fou auprès des gens du Nord.

  1. Copie du journal de Lisio.
  2. Othello et la Vestale, ballets de Vigano, exécutés par le Pallerini et Mollinari.