Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 21

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 89-93).

CHAPITRE XXI

De la première vue.


Une âme à imagination est tendre et défiante, je dis même l’âme la plus naïve[1]. Elle peut être méfiante sans s’en douter ; elle a trouvé tant de désappointements dans la vie ! Donc tout ce qui est prévu et officiel dans la présentation d’un homme, effarouche l’imagination et éloigne la possibilité de la cristallisation. L’amour triomphe, au contraire, dans le romanesque à la première vue.

Rien de plus simple ; l’étonnement qui fait longuement songer à une chose extraordinaire, est déjà la moitié du mouvement cérébral nécessaire pour la cristallisation.

Je citerai le commencement des amours de Séraphine (Gil Blas, tom. 2, p. 142). C’est don Fernando qui raconte sa fuite lorsqu’il était poursuivi par les sbires de l’inquisition..... « Après avoir traversé quelques allées dans une obscurité profonde, et la pluie continuant à tomber par torrents, j’arrivai près d’un salon dont je trouvai la porte ouverte ; j’y entrai, et quand j’en eus remarqué toute la magnificence..... je vis qu’il y avait à l’un des côtés une porte qui n’était que poussée ; je l’entr’ouvris et j’aperçus une enfilade de chambres dont la dernière seulement était éclairée. Que dois-je faire ? dis-je alors en moi-même..... Je ne pus résister à ma curiosité. Je m’avance, je traverse les chambres, et j’arrive à celle où il y avait de la lumière, c’est-à -dire une bougie qui brûlait sur une table de marbre, dans un flambeau de vermeil..... Mais bientôt jetant les yeux sur un lit dont les rideaux étaient à demi ouverts à cause de la chaleur, je vis un objet qui s’empara de toute mon attention, c’était une jeune femme qui, malgré le bruit du tonnerre qui venait de se faire entendre, dormait d’un profond sommeil..... Je m’approchai d’elle..... je me sentis saisi..... Pendant que je m’enivrais du plaisir de la contempler, elle se réveilla.

« Imaginez-vous quelle fut sa surprise de voir dans sa chambre et au milieu de la nuit un homme qu’elle ne connaissait point. Elle frémit en m’apercevant, et jeta un cri..... Je m’efforçai de la rassurer, et mettant un genou en terre : Madame, lui dis-je, ne craignez rien..... Elle appela ses filles..... Devenue un peu plus hardie par la présence de cette petite servante, elle me demanda fièrement qui j’étais, etc., etc., etc. »

Voilà une première vue qu’il n’est pas facile d’oublier. Quoi de plus sot, au contraire, dans nos mœurs actuelles, que la présentation officielle et presque sentimentale du futur à la jeune fille ! Cette prostitution légale va jusqu’à choquer la pudeur.

« Je viens de voir, cette après-midi, 17 février 1790 (dit Chamfort, 4,155), une cérémonie de famille, comme on dit, c’est-à-dire des hommes réputés honnêtes, une société respectable, applaudir au bonheur de Mlle de Marille, jeune personne belle, spirituelle, vertueuse, qui obtient l’avantage de devenir l’épouse de M. R., vieillard malsain, repoussant, malhonnête, imbécile, mais riche, et qu’elle a vu pour la troisième fois aujourd’hui en signant le contrat.

« Si quelque chose caractérise un siècle infâme, c’est un pareil sujet de triomphe, c’est le ridicule d’une telle joie, et, dans la perspective, la cruauté prude avec laquelle la même société versera le mépris à pleines mains sur la moindre imprudence d’une pauvre jeune femme amoureuse. »

Tout ce qui est cérémonie, par son essence d’être une chose affectée et prévue d’avance, dans laquelle il s’agit de se comporter d’une manière convenable, paralyse l’imagination et ne la laisse éveillée que pour ce qui est contraire au but de la cérémonie, et ridicule ; de là l’effet magique de la moindre plaisanterie. Une pauvre jeune fille, comblée de timidité et de pudeur souffrante, durant la présentation officielle du futur, ne peut songer qu’au rôle qu’elle joue ; c’est encore une manière sûre d’étouffer l’imagination.

Il est beaucoup plus contre la pudeur de se mettre au lit avec un homme qu’on n’a vu que deux fois, après trois mots latins dits à l’église, que de céder malgré soi à un homme qu’on adore depuis deux ans. Mais je parle un langage absurde.

C’est le p....[2] qui est la source féconde des vices et du malheur qui suivent nos mariages actuels. Il rend impossible la liberté pour les jeunes filles avant le mariage, et le divorce après quand elles se sont trompées, ou plutôt quand on les a trompées dans le choix qu’on leur fait faire. Voyez l’Allemagne, ce pays des bons ménages ; une aimable princesse (madame la duchesse de Sa…) vient de s’y marier en tout bien et tout honneur pour la quatrième fois, et elle n’a pas manqué d’inviter à la fête ses trois premiers maris avec lesquels elle est très bien. Voilà l’excès ; mais un seul divorce qui punit un mari de ses tyrannies, empêche des milliers de mauvais ménages. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que Rome est l’un des pays où l’on voit le plus de divorces.

L’amour aime, à la première vue, une physionomie qui indique à la fois dans un homme quelque chose à respecter et à plaindre.

  1. La fiancée de Lammermoor, miss Ashton. Un homme qui a vécu trouve dans sa mémoire une foule d’exemples d’amours, et n’a que l’embarras du choix. Mais s’il veut écrire, il ne sait plus sur quoi s’appuyer. Les anecdotes des sociétés particulières dans lesquelles il a vécu sont ignorées du public, et il faudrait un nombre de pages immense pour les rapporter avec les nuances nécessaires. C’est pour cela que je cite des romans comme généralement connus, mais je n’appuie point les idées que je soumets au lecteur sur des fictions aussi vides, et calculées la plupart plutôt pour l’effet pittoresque que pour la vérité.
  2. Lire : le papisme. N. de l’E.