Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 23

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 96-101).

CHAPITRE XXIII

Des coups de foudre.


Il faudrait changer ce mot ridicule ; cependant la chose existe. J’ai vu l’aimable et noble Wilhelmine, le désespoir des beaux de Berlin, mépriser l’amour, et se moquer de ses folies. Brillante de jeunesse, d’esprit, de beauté, de bonheurs de tous les genres, une fortune sans bornes, en lui donnant l’occasion de développer toutes ses qualités, semblait conspirer avec la nature pour présenter au monde l’exemple si rare d’un bonheur parfait accordé à une personne qui en est parfaitement digne. Elle avait vingt-trois ans ; déjà à la cour depuis longtemps, elle avait éconduit les hommages du plus haut parage ; sa vertu modeste, mais inébranlable, était citée en exemple, et désormais les hommes les plus aimables désespérant de lui plaire, n’aspiraient qu’à son amitié. Un soir elle va au bal chez le prince Ferdinand, elle danse dix minutes avec un jeune capitaine.

« De ce moment, écrivait-elle par la suite à une amie[1], il fut le maître de mon cœur et de moi, et cela à un point qui m’eût remplie de terreur, si le bonheur de voir Herman m’eût laissé le temps de songer au reste de l’existence. Ma seule pensée était d’observer s’il m’accordait quelque attention.

« Aujourd’hui la seule consolation que je puisse trouver à mes fautes est de me bercer de l’illusion qu’une force supérieure m’a ravie à moi-même et à la raison. Je ne puis par aucune parole peindre, d’une manière qui approche de la réalité, jusqu’à quel point, seulement à l’apercevoir, allèrent le désordre et le bouleversement de tout mon être. Je rougis de penser avec quelle rapidité et quelle violence j’étais entraînée vers lui. Si sa première parole, quand enfin il me parla, eût été : M’adorez-vous ? en vérité je n’aurais pas eu la force de ne pas lui répondre : Oui. J’étais loin de penser que les effets d’un sentiment pussent être à la fois si subits et si peu prévus. Ce fut au point qu’un instant je crus être empoisonnée.

« Malheureusement vous et le monde, ma chère amie, savez que j’ai bien aimé Herman : eh bien, il me fut si cher au bout d’un quart d’heure, que depuis il n’a pas pu me le devenir davantage. Je voyais tous ses défauts, et je les lui pardonnais tous, pourvu qu’il m’aimât.

« Peu après que j’eus dansé avec lui, le roi s’en alla ; Herman, qui était du détachement de service, fut obligé de le suivre. Avec lui tout disparut pour moi dans la nature. C’est en vain que j’essayerais de vous peindre l’excès de l’ennui dont je me sentis accablée dès que je ne le vis plus. Il n’était égalé que par la vivacité du désir que j’avais de me trouver seule avec moi-même.

« Je pus partir enfin. À peine fermée à double tour dans mon appartement je voulus résister à ma passion. Je crus y réussir. Ah ! ma chère amie, que je payai cher ce soir-là, et les journées suivantes, le plaisir de pouvoir me croire de la vertu ! »

Ce que l’on vient de lire est la narration exacte d’un événement qui fit la nouvelle du jour, car au bout d’un mois ou deux la pauvre Wilhelmine fut assez malheureuse pour qu’on s’aperçut de son sentiment. Telle fut l’origine de cette longue suite de malheurs qui l’ont fait périr si jeune, et d’une manière si tragique, empoisonnée par elle ou par son amant. Tout ce que nous pûmes voir dans ce jeune capitaine, c’est qu’il dansait fort bien ; il avait beaucoup de gaieté, encore plus d’assurance, un grand air de bonté, et vivait avec des filles ; du reste, à peine noble, fort pauvre, et ne venant pas à la cour.

Non seulement il ne faut pas la méfiance, mais il faut la lassitude de la méfiance, et pour ainsi dire l’impatience du courage contre les hasards de la vie. L’âme, à son insu, ennuyée de vivre sans aimer, convaincue malgré elle, par l’exemple des autres femmes, ayant surmonté toutes les craintes de la vie, mécontente du triste bonheur de l’orgueil, s’est fait, sans s’en apercevoir, un modèle idéal. Elle rencontre un jour un être qui ressemble à ce modèle, la cristallisation reconnaît son objet au trouble qu’il inspire, et consacre pour toujours au maître de son destin ce qu’elle rêvait depuis longtemps[2].

Les femmes sujettes à ce malheur ont trop de hauteur dans l’âme pour aimer autrement que par passion. Elles seraient sauvées si elles pouvaient s’abaisser à la galanterie.

Comme le coup de foudre vient d’une secrète lassitude de ce que le catéchisme appelle la vertu, et de l’ennui que donne l’uniformité de la perfection, je croirais assez qu’il doit tomber le plus souvent sur ce qu’on appelle dans le monde de mauvais sujets. Je doute fort que l’air Caton ait jamais occasionné de coup de foudre.

Ce qui les rend si rares, c’est que si le cœur qui aime ainsi d’avance a le plus petit sentiment de sa situation, il n’y a plus de coup de foudre.

Une femme rendue méfiante par les malheurs n’est pas susceptible de cette révolution de l’âme.

Rien ne facilite les coups de foudre comme les louanges données d’avance et par des femmes, à la personne qui doit en être l’objet.

Une des sources les plus comiques des aventures d’amour, ce sont les faux coups de foudre. Une femme ennuyée, mais non sensible, se croit amoureuse pour la vie pendant toute une soirée. Elle est fière d’avoir enfin trouvé un de ces grands mouvements de l’âme après lesquels courait son imagination. Le lendemain elle ne sait plus où se cacher, et surtout comment éviter le malheureux objet qu’elle adorait la veille.

Les gens d’esprit savent voir, c’est-à-dire mettre à profit ces coups de foudre-là.

L’amour physique a aussi ses coups de foudre. Nous avons vu hier la plus jolie femme et la plus facile de Berlin, rougir tout à coup dans sa calèche où nous étions avec elle. Le beau lieutenant Findorff venait de passer. Elle est tombée dans la rêverie profonde, dans l’inquiétude. Le soir, à ce qu’elle m’avoua au spectacle, elle avait des folies, des transports, elle ne pensait qu’à Findorff, auquel elle n’a jamais parlé. Si elle eût osé, me disait-elle, elle l’eût envoyé chercher ; cette jolie figure présentait tous les signes de la passion la plus violente. Cela durait encore le lendemain ; au bout de trois jours Findorff ayant fait le nigaud, elle n’y pensa plus. Un mois après il lui était odieux.

  1. Traduit ad litteram des Mémoires de Bottmer.
  2. Plusieurs phrases prises à Crébillon, tome III.