Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 24

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 102-110).

CHAPITRE XXIV

Voyage dans un pays inconnu.


Je conseille à la plupart des gens nés dans le Nord de passer le présent chapitre. C’est une dissertation obscure sur quelques phénomènes relatifs à l’oranger, arbre qui ne croît ou qui ne parvient à toute sa hauteur qu’en Italie et en Espagne. Pour être intelligible ailleurs, j’aurais dû diminuer les faits.

C’est à quoi je n’aurais pas manqué, si j’avais eu le dessein un seul instant d’écrire un livre généralement agréable. Mais le ciel m’ayant refusé le talent littéraire, j’ai uniquement pensé à décrire avec toute la maussaderie de la science, mais aussi avec toute son exactitude, certains faits dont un séjour prolongé dans la patrie de l’oranger m’a rendu l’involontaire témoin. Frédéric le Grand ou tel autre homme distingué du Nord, qui n’a jamais eu d’occasion de voir l’oranger en pleine terre, m’aurait sans doute nié les faits suivants et nié de bonne foi. Je respecte infiniment la bonne foi, et je vois son pourquoi.

Cette déclaration sincère pouvant paraître de l’orgueil, j’ajoute la réflexion suivante :

Nous écrivons au hasard chacun ce qui nous semble vrai, et chacun dément son voisin. Je vois dans nos livres autant de billets de loterie ; ils n’ont réellement pas plus de valeur. La postérité, en oubliant les uns, et réimprimant les autres, déclarera les billets gagnants. Jusque-là, chacun de nous ayant écrit de son mieux ce qui lui semble vrai n’a guère de raison de se moquer de son voisin, à moins que la satire ne soit plaisante, auquel cas il a toujours raison, surtout s’il écrit comme M. Courrier à Del Furia.

Après ce préambule, je vais entrer courageusement dans l’examen de faits qui, j’en suis convaincu, ont rarement été observés à Paris. Mais enfin, à Paris, ville supérieure à toutes les autres, sans doute, l’on ne voit pas des orangers en pleine terre comme à Sorrento ; et c’est à Sorrento, la patrie du Tasse, sur le golfe de Naples, dans une position à mi-côte sur la mer, plus pittoresque encore que celle de Naples elle-même, mais où on ne lit pas le Miroir, que Lisio Visconti a observé et noté les faits suivants :

Lorsqu’on doit voir le soir la femme qu’on aime, l’attente d’un si grand bonheur rend insupportables tous les moments qui en séparent.

Une fièvre dévorante fait prendre et quitter vingt occupations. L’on regarde sa montre à chaque instant, et l’on est ravi quand on voit qu’on a pu faire passer dix minutes sans la regarder ; l’heure tant désirée sonne enfin, et quand on est à sa porte, prêt à frapper, l’on serait aise de ne pas la trouver ; ce n’est que par réflexion qu’on s’en affligerait : en un mot, l’attente de la voir produit un effet désagréable.

Voilà de ces choses qui font dire aux bonnes gens que l’amour déraisonne.

C’est que l’imagination, retirée violemment de rêveries délicieuses où chaque pas produit le bonheur, est ramenée à la sévère réalité.

L’âme tendre sait bien que dans le combat qui va commencer aussitôt que vous la verrez, la moindre négligence, le moindre manque d’attention ou de courage sera puni par une défaite empoisonnant pour longtemps les rêveries de l’imagination, et hors de l’intérêt de la passion si l’on cherchait à s’y réfugier, humiliante pour l’amour-propre. On se dit : J’ai manqué d’esprit, j’ai manqué de courage ; mais l’on n’a du courage envers ce qu’on aime, qu’en l’aimant moins.

Ce reste d’attention que l’on arrache avec tant de peine aux rêveries de la cristallisation fait que, dans les premiers discours à la femme qu’on aime, il échappe une foule de choses qui n’ont pas de sens, ou qui ont un sens contraire à ce qu’on sent ou, ce qui est plus poignant encore, on exagère ses propres sentiments, et ils deviennent ridicules à ses yeux. Comme on sent vaguement qu’on ne fait pas assez d’attention à ce qu’on dit, un mouvement machinal fait soigner et charger la déclamation. Cependant l’on ne peut pas se taire à cause de l’embarras du silence, durant lequel on pourrait encore moins songer à elle. On dit donc d’un air senti une foule de choses qu’on ne sent pas, et qu’on serait bien embarrassé de répéter ; l’on s’obstine à se refuser à sa présence pour être encore plus à elle. Dans les premiers moments que je connus l’amour, cette bizarrerie que je sentais en moi me faisait croire que je n’aimais pas.

Je comprends la lâcheté, et comment les conscrits se tirent de la peur en se jetant à corps perdu au milieu du feu. Le nombre des sottises que j’ai dites depuis deux ans pour ne pas me taire me met au désespoir quand j’y songe.

Voilà qui devrait bien marquer aux yeux des femmes la différence de l’amour-passion et de la galanterie, de l’âme tendre et de l’âme prosaïque[1].

Dans ces moments décisifs, l’une gagne autant que l’autre perd ; l’âme prosaïque reçoit justement le degré de chaleur qui lui manque habituellement, tandis que la pauvre âme tendre devient folle par excès de sentiment, et, qui plus est, a la prétention de cacher sa folie. Toute occupée à gouverner ses propres transports, elle est bien loin du sang-froid qu’il faut pour prendre ses avantages, et elle sort brouillée d’une visite où l’âme prosaïque eût fait un grand pas. Dès qu’il s’agit des intérêts trop vifs de sa passion, une âme tendre et fière ne peut pas être éloquente auprès de ce qu’elle aime ; ne pas réussir lui fait trop de mal. L’âme vulgaire, au contraire, calcule juste les chances de succès, ne s’arrête pas à pressentir la douleur de la défaite, et, fière de ce qui la rend vulgaire, elle se moque de l’âme tendre, qui, avec tout l’esprit possible, n’a jamais l’aisance nécessaire pour dire les choses les plus simples et du succès le plus assuré. L’âme tendre, bien loin de pouvoir rien arracher par force, doit se résigner à ne rien obtenir que de la charité de ce qu’elle aime. Si la femme qu’on aime est vraiment sensible, l’on a toujours lieu de se repentir d’avoir voulu se faire violence pour lui parler d’amour. On a l’air honteux, on a l’air glacé, on aurait l’air menteur, si la passion ne se trahissait pas à d’autres signes certains. Exprimer ce qu’on sent si vivement et si en détail, à tous les instants de la vie, est une corvée qu’on s’impose, parce qu’on a lu des romans, car si l’on était naturel on n’entreprendrait jamais une chose si pénible. Au lieu de vouloir parler de ce qu’on sentait il y a un quart d’heure, et de chercher à faire un tableau général et intéressant, on exprimerait avec simplicité le détail de ce qu’on sent dans le moment ; mais non, l’on se fait une violence extrême pour réussir moins bien, et comme l’évidence de la sensation actuelle manque à ce qu’on dit, et que la mémoire n’est pas libre, on trouve convenables dans le moment et l’on dit des choses du ridicule le plus humiliant.

Quand enfin, après une heure de trouble, cet effort extrêmement pénible est fait de se retirer des jardins enchantés de l’imagination, pour jouir tout simplement de la présence de ce qu’on aime, il se trouve souvent qu’il faut s’en séparer.

Tout ceci paraît une extravagance. J’ai vu mieux encore, c’était un de mes amis qu’une femme qu’il aimait à l’idolâtrie, se prétendant offensée de je ne sais quel manque de délicatesse qu’on n’a jamais voulu me confier, avait condamné tout à coup à ne la voir que deux fois par mois. Ces visites, si rares et si désirées, étaient un accès de folie, et il fallait toute la force de caractère de Salviati pour qu’elle ne parût pas au dehors.

Dès l’abord, l’idée de la fin de la visite est trop présente pour qu’on puisse trouver du plaisir. L’on parle beaucoup sans s’écouter ; souvent l’on dit le contraire de ce qu’on pense. On s’embarque dans des raisonnements qu’on est obligé de couper court, à cause de leur ridicule, si l’on vient à se réveiller et à s’écouter. L’effort qu’on se fait est si violent qu’on a l’air froid. L’amour se cache par son excès.

Loin d’elle l’imagination était bercée par les plus charmants dialogues ; l’on trouvait les transports les plus tendres et les plus touchants. On se croit ainsi pendant dix ou douze jours l’audace de lui parler ; mais l’avant-veille de celui qui devrait être heureux, la fièvre commence, et redouble à mesure qu’on approche de l’instant terrible.

Au moment d’entrer dans son salon, l’on est réduit, pour ne pas dire ou faire des sottises incroyables, à se cramponner à la résolution de garder le silence, et de la regarder pour pouvoir au moins se souvenir de sa figure. À peine en sa présence, il survient comme une sorte d’ivresse dans les yeux. On se sent porté comme un maniaque à faire des actions étranges, on a le sentiment d’avoir deux âmes ; l’une pour faire, et l’autre pour blâmer ce qu’on fait. On sent confusément que l’attention forcée donnée à la sottise rafraîchirait le sang un moment, en faisant perdre de vue la fin de la visite et le malheur de la quitter pour quinze jours.

S’il se trouve là quelque ennuyeux qui conte une histoire plate, dans son inexplicable folie, le pauvre amant, comme s’il était curieux de perdre des moments si rares, y devient tout attention. Cette heure qu’il se promettait si délicieuse, passe comme un trait brûlant, et cependant il sent, avec une indicible amertume, toutes les petites circonstances qui lui montrent combien il est devenu étranger à ce qu’il aime. Il se trouve au milieu d’indifférents qui font visite, et il se voit le seul qui ignore tous les petits détails de sa vie de ces jours passés. Enfin il sort ; et, en lui disant froidement adieu, il a l’affreux sentiment d’être à quinze jours de la revoir ; nul doute qu’il souffrirait moins à ne jamais voir ce qu’il aime. C’est dans le genre, mais bien plus noir, du duc de Policastro, qui tous les six mois faisait cent lieues pour voir un quart d’heure, à Lecce, une maîtresse adorée et gardée par un jaloux.

On voit bien ici la volonté sans influence sur l’amour : outré contre sa maîtresse et contre soi-même, comme l’on se précipiterait dans l’indifférence avec fureur ! Le seul bien de cette visite est de renouveler le trésor de la cristallisation.

La vie pour Salviati était divisée en périodes de quinze jours, qui prenaient la couleur de la soirée où il lui avait été permis de voir Mme * * * ; par exemple, il fut ravi de bonheur le 21 mai, et le 2 juin il ne rentrait pas chez lui, de peur de céder à la tentation de se brûler la cervelle.

J’ai vu ce soir-là que les romanciers ont très mal peint le moment du suicide. « Je suis altéré, me disait Salviati d’un air simple, j’ai besoin de prendre ce verre d’eau. » Je ne combattis point sa résolution, je lui fis mes adieux ; et il se mit à pleurer.

D’après le trouble qui accompagne les discours des amants, il ne serait pas sage de tirer des conséquences trop pressées d’un détail isolé de la conversation. Ils n’accusent juste leurs sentiments que dans les mots imprévus ; alors c’est le cri du cœur. Du reste, c’est de la physionomie de l’ensemble des choses dites que l’on peut tirer des inductions. Il faut se rappeler qu’assez souvent un être très ému n’a pas le temps d’apercevoir l’émotion de la personne qui cause la sienne.

  1. C’était un mot de Léonore.