Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 26

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 115-126).

CHAPITRE XXVI

De la pudeur.


Une femme de Madagascar laisse voir sans y songer ce qu’on cache le plus ici, mais mourrait de honte plutôt que de montrer son bras. Il est clair que les trois quarts de la pudeur sont une chose apprise. C’est peut-être la seule loi, fille de la civilisation, qui ne produise que du bonheur.

On a observé que les oiseaux de proie se cachent pour boire, c’est qu’obligés de plonger la tête dans l’eau, ils sont sans défense en ce moment. Après avoir considéré ce qui se passe à Otaïti[1], je ne vois pas d’autre base naturelle à la pudeur.

L’amour est le miracle de la civilisation. On ne trouve qu’un amour physique et des plus grossiers chez les peuples sauvages ou trop barbares ;

Et la pudeur prête à l’amour le secours de l’imagination, c’est lui donner la vie.

La pudeur est enseignée de très bonne heure aux petites filles par leurs mères, et avec une extrême jalousie, on dirait comme par esprit de corps ; c’est que les femmes prennent soin d’avance du bonheur de l’amant qu’elles auront.

Pour une femme timide et tendre rien ne doit être au-dessus du supplice de s’être permis, en présence d’un homme, quelque chose dont elle croit devoir rougir ; je suis convaincu qu’une femme, un peu fière, préférerait mille morts. Une légère liberté, prise du côté tendre par l’homme qu’on aime, donne un moment de plaisir vif[2] ; s’il a l’air de la blâmer ou seulement de ne pas en jouir avec transport, elle doit laisser dans l’âme un doute affreux. Pour une femme au-dessus du vulgaire, il y a donc tout à gagner à avoir des manières fort réservées. Le jeu n’est pas égal ; on hasarde contre un petit plaisir ou contre l’avantage de paraître un peu plus aimable, le danger d’un remords cuisant et d’un sentiment de honte, qui doit rendre même l’amant moins cher. Une soirée passée gaiement, à l’étourdie et sans songer à rien, est chèrement payée à ce prix. La vue d’un amant avec lequel on craint d’avoir eu ce genre de torts, doit devenir odieuse pour plusieurs jours. Peut-on s’étonner de la force d’une habitude à laquelle les plus légères infractions sont punies par la honte la plus atroce ?

Quant à l’utilité de la pudeur, elle est la mère de l’amour ; on ne saurait plus lui rien contester. Pour le mécanisme du sentiment, rien n’est si simple ; l’âme s’occupe à avoir honte, au lieu de s’occuper à désirer ; on s’interdit les désirs, et les désirs conduisent aux actions.

Il est évident que toute femme tendre et fière, et ces deux choses, étant cause et effet, vont difficilement l’une sans l’autre, doit contracter des habitudes de froideur que les gens qu’elles déconcertent appellent de la pruderie.

L’accusation est d’autant plus spécieuse qu’il est très difficile de garder un juste milieu ; pour peu qu’une femme ait peu d’esprit et beaucoup d’orgueil, elle doit bientôt en venir à croire qu’en fait de pudeur, on n’en saurait trop faire. C’est ainsi qu’une Anglaise se croit insultée si l’on prononce devant elle le nom de certains vêtements. Une Anglaise se garderait bien, le soir à la campagne, de se laisser voir quittant le salon avec son mari ; et, ce qui est plus grave, elle croit blesser la pudeur si elle montre quelque enjouement devant tout autre que ce mari[3]. C’est peut-être à cause d’une attention si délicate que les Anglais, gens d’esprit, laissent voir tant d’ennui de leur bonheur domestique. À eux la faute, pourquoi tant d’orgueil[4] ?

En revanche, passant tout à coup de Plymouth à Cadix et Séville, je trouvai qu’en Espagne la chaleur du climat et des passions faisait un peu trop oublier une retenue nécessaire. Je remarquai des caresses fort tendres qu’on se permettait en public, et qui, loin de me sembler touchantes, m’inspiraient un sentiment tout opposé. Rien n’est plus pénible.

Il faut s’attendre à trouver incalculable la force des habitudes inspirées aux femmes sous prétexte de pudeur. Une femme vulgaire, en outrant la pudeur, croit se faire l’égale d’une femme distinguée.

L’empire de la pudeur est tel qu’une femme tendre arrive à se trahir envers son amant plutôt par des faits que par des paroles.

La femme la plus jolie, la plus riche et la plus facile de Bologne, vient de me conter qu’hier soir, un fat français, qui est ici et qui donne une drôle d’idée de sa nation, s’est avisé de se cacher sous son lit. Il voulait apparemment ne pas perdre un nombre infini de déclarations ridicules dont il la poursuit depuis un mois. Mais ce grand homme a manqué de présence d’esprit ; il a bien attendu que madame M. eût congédié sa femme de chambre et se fût mise au lit, mais il n’a pas eu la patience de donner aux gens le temps de s’endormir. Elle s’est jetée à la sonnette, et l’a fait chasser honteusement au milieu des huées et des coups de cinq ou six laquais. « Et s’il eût attendu deux heures ? » lui disais-je. — « J’aurais été bien malheureuse : Qui pourra douter, m’eût-il dit, que je ne sois ici par vos ordres[5] ? »

Au sortir de chez cette jolie femme, je suis allé chez la femme la plus digne d’être aimée que je connaisse. Son extrême délicatesse est, s’il se peut, au-dessus de sa beauté touchante. Je la trouve seule et lui conte l’histoire de madame M. Nous raisonnons là-dessus : « Écoutez, me dit-elle, si l’homme qui se permet cette action, était aimable auparavant aux yeux de cette femme, on lui pardonnera et par la suite on l’aimera. » J’avoue que je suis resté confondu de cette lumière imprévue jetée sur les profondeurs du cœur humain. Je lui ai répondu au bout d’un silence : — « Mais, quand on aime, a-t-on le courage de se porter aux dernières violences ? »

Il y aurait bien moins de vague dans ce chapitre si une femme l’eût écrit. Tout ce qui tient à la fierté de l’orgueil féminin, à l’habitude de la pudeur et de ses excès, à certaines délicatesses, la plupart dépendant uniquement d’associations de sensations[6], qui ne peuvent pas exister chez les hommes, et souvent délicatesses non fondées dans la nature ; toutes ces choses, dis-je, ne pourraient se trouver ici qu’autant qu’on se serait permis d’écrire sur ouï-dire.

Une femme me disait, dans un moment de franchise philosophique, quelque chose qui revient à ceci :

« Si je sacrifiais jamais ma liberté, l’homme que j’arriverais à préférer apprécierait davantage mes sentiments, en voyant combien j’ai toujours été avare même des préférences des plus légères. » C’est en faveur de cet amant qu’elle ne rencontrera peut-être jamais, que telle femme aimable montre de la froideur à l’homme qui lui parle en ce moment. Voilà la première exagération de la pudeur ; celle-ci est respectable, la seconde vient de l’orgueil des femmes ; la troisième source d’exagération c’est l’orgueil des maris.

Il me semble que cette possibilité d’amour se présente souvent aux rêveries de la femme même la plus vertueuse, et elles ont raison. Ne pas aimer quand on a reçu du ciel une âme faite pour l’amour, c’est se priver soi et autrui d’un grand bonheur. C’est comme un oranger qui ne fleurirait pas de peur de faire un péché ; et remarquez qu’une âme faite pour l’amour ne peut goûter avec transport aucun autre bonheur. Elle trouve, dès la seconde fois, dans les prétendus plaisirs du monde un vide insupportable ; elle croit souvent aimer les beaux-arts et les aspects sublimes de la nature, mais ils ne font que lui promettre et lui exagérer l’amour, s’il est possible, et elle s’aperçoit bientôt qu’ils lui parlent d’un bonheur dont elle a résolu de se priver.

La seule chose que je voie à blâmer dans la pudeur, c’est de conduire à l’habitude de mentir ; c’est le seul avantage que les femmes faciles aient sur les femmes tendres. Une femme facile vous dit : « Mon cher ami, dès que vous me plairez je vous le dirai, et je serai plus aise que vous, car j’ai beaucoup d’estime pour vous. »

Vive satisfaction de Constance, s’écriant après la victoire de son amant : Que je suis heureuse de ne m’être donnée à personne depuis huit ans que je suis brouillée avec mon mari !

Quelque ridicule que je trouve ce raisonnement, cette joie me semble pleine de fraîcheur.

Il faut absolument que je conte ici de quelle nature étaient les regrets d’une dame de Séville abandonnée par son amant. J’ai besoin qu’on se rappelle qu’en amour tout est signe, et surtout qu’on veuille bien accorder un peu d’indulgence à mon style[7].

 

Mes yeux d’homme croient distinguer neuf particularités dans la pudeur.

1o L’on joue beaucoup contre peu, donc être extrêmement réservée, donc souvent affectation : l’on ne rit pas, par exemple, des choses qui amusent le plus ; donc il faut beaucoup d’esprit pour avoir juste ce qu’il faut de pudeur[8]. C’est pour cela que beaucoup de femmes n’en ont pas assez en petit comité, ou, pour parler plus juste, n’exigent pas que les contes qu’on leur fait soient assez gazés, et ne perdent leurs voiles qu’à mesure du degré d’ivresse et de folie[9].

Serait-ce par un effet de la pudeur et du mortel ennui qu’elle doit imposer à plusieurs femmes, que la plupart d’entre elles n’estiment rien tant dans un homme que l’effronterie ? ou prennent-elles l’effronterie pour du caractère ?

2o Deuxième loi : Mon amant m’en estimera davantage.

3o La force de l’habitude l’emporte même dans les instants les plus passionnés.

4o La pudeur donne des plaisirs bien flatteurs à l’amant ; elle lui fait sentir quelles lois l’on transgresse pour lui ;

5o Et aux femmes des plaisirs plus enivrants ; comme ils font vaincre une habitude puissante, ils jettent plus de trouble dans l’âme. Le comte de Valmont se trouve à minuit dans la chambre à coucher d’une jolie femme, cela lui arrive toutes les semaines, et à elle peut-être une fois tous les deux ans ; la rareté et la pudeur doivent donc préparer aux femmes des plaisirs infiniment plus vifs[10].

6o L’inconvénient de la pudeur, c’est qu’elle jette sans cesse dans le mensonge.

7o L’excès de la pudeur et sa sévérité découragent d’aimer les âmes tendres et timides[11], justement celles qui sont faites pour donner et sentir les délices de l’amour.

8o Chez les femmes tendres qui n’ont pas eu plusieurs amants, la pudeur est un obstacle à l’aisance des manières, c’est ce qui les expose à se laisser un peu mener par leurs amies qui n’ont pas le même manque[12] à se reprocher. Elles donnent de l’attention à chaque cas particulier, au lieu de s’en remettre aveuglément à l’habitude. Leur pudeur délicate communique à leurs actions quelque chose de contraint ; à force de naturel, elles se donnent l’apparence de manquer de naturel ; mais cette gaucherie tient à la grâce céleste.

Si quelquefois leur familiarité ressemble à de la tendresse, c’est que ces âmes angéliques sont coquettes sans le savoir. Par paresse d’interrompre leur rêverie, pour s’éviter la peine de parler, et de trouver quelque chose d’agréable et de poli, et qui ne soit que poli, à dire à un ami, elles se mettent à s’appuyer tendrement sur son bras[13].

9o Ce qui fait que les femmes, quand elles se font auteurs, atteignent bien rarement au sublime, ce qui donne de la grâce à leurs moindres billets, c’est que jamais elles n’osent être franches qu’à demi : être franches serait pour elles comme sortir sans fichu. Rien de plus fréquent pour un homme que d’écrire absolument sous la dictée de son imagination, et sans savoir où il va.

résumé

L’erreur commune est d’en agir avec lesfemmes comme avec des espèces d’hommes plus généreux, plus mobiles, et surtout avec lesquels il n’y a pas de rivalité possible. L’on oublie trop facilement qu’il y a deux lois nouvelles et singulières qui tyrannisent ces êtres si mobiles, en concurrence avec tous les penchants ordinaires de la nature humaine, je veux dire :

L’orgueil féminin, et la pudeur, et les habitudes souvent indéchiffrables filles de la pudeur.

  1. Voir les voyages de Bougainville, de Cook, etc. Chez quelques animaux la femelle semble se refuser au moment où elle se donne. C’est à l’anatomie comparée que nous devons demander les plus importantes révélations sur nous-mêmes.
  2. Fait voir son amour d’une façon nouvelle.
  3. Voir l’admirable peinture de ces mœurs ennuyeuses, à la fin de Corinne ; et Mme de Staël a flatté le portrait.
  4. La Bible et l’aristocratie se vengent cruellement sur les gens qui croient leur devoir tout.
  5. On me conseille de supprimer ce détail : « Vous me prenez pour une femme bien leste, d’oser conter de telles choses devant moi. »
  6. La pudeur est une des sources du goût pour la parure ; par tel ajustement une femme se promet plus ou moins. C’est ce qui fait que la parure est déplacée dans la vieillesse.
    Une femme de province, si elle prétend à Paris suivre la mode, se promet d’une manière gauche et qui fait rire. Une provinciale arrivant à Paris doit commencer par se mettre comme si elle avait trente ans.
  7. Note de la page 119.
  8. Voir le ton de la société à Genève, surtout dans les familles du haut ; utilité d’une cour pour corriger par le ridicule la tendance à la pruderie ; Duclos faisant des contes à Mme de Rochefort : « En vérité, vous nous croyez trop honnêtes femmes. » Rien n’est ennuyeux au monde comme la pudeur non sincère.
  9. Eh ! mon cher Fronsac, il y a vingt bouteilles de champagne entre le conte que tu nous commences et ce que nous disons à cette heure.
  10. C’est l’histoire du tempérament mélancolique comparé au tempérament sanguin. Voyez une femme vertueuse, même de la vertu mercantile des religions (vertueuse moyennant récompense centuple dans un paradis) et un roué de quarante ans blasé. Quoique le Valmont des Liaisons dangereuses n’en soit pas encore là, la présidente de Tourvel est plus heureuse que lui tout le long du roman ; et, si l’auteur, qui avait tant d’esprit, en eût eu davantage, telle eut été la moralité de son ingénieux ouvrage.
  11. Le tempérament mélancolique, que l’on peut appeler le tempérament de l’amour. J’ai vu les femmes les plus distinguées et les plus faites pour aimer donner la préférence, faute d’esprit, au prosaïque tempérament sanguin. Histoire d’Alfred, grande Chartreuse, 1810.
    Je ne connais pas d’idée qui m’engage plus à voir ce qu’on appelle mauvaise compagnie.
    (Ici le pauvre Visconti se perd dans les nues.
    Toutes les femmes sont les mêmes pour le fond des mouvements du cœur et des passions ; les formes des passions sont différentes. Il y a la différence que donne une plus grande fortune, une plus grande culture de l’esprit, l’habitude de plus hautes pensées, et par-dessus tout, et malheureusement, un orgueil plus irritable.
    Telle parole qui irrite une princesse ne choque pas le moins du monde une bergère des Alpes. Mais une fois en colère, la princesse et la bergère ont les mêmes mouvements de passion.)
    (Note unique de l’Éditeur.)
  12. Mot de M…
  13. Vol. Guarna.