Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 25

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 111-114).

CHAPITRE XXV

La présentation


A la finesse, à la sûreté de jugement avec lesquelles je vois les femmes saisir certains détails, je suis plein d’admiration ; un instant après, je les vois porter au ciel un nigaud, se laisser émouvoir jusqu’aux larmes par une fadeur, peser gravement comme trait de caractère une plate affectation. Je ne puis concevoir tant de niaiserie. Il faut qu’il y ait là quelque loi générale que j’ignore.

Attentives à un mérite d’un homme, et entraînées par un détail, elles le sentent vivement et n’ont plus d’yeux pour le reste. Tout le fluide nerveux est employé à jouir de cette qualité, il n’en reste plus pour voir les autres.

J’ai vu les hommes les plus remarquables être présentés à des femmes de beaucoup d’esprit ; c’était toujours un grain de prévention qui décidait de l’effet de la première vue.

Si l’on veut me permettre un détail familier, je conterai que l’aimable colonel L. B. allait être présenté à madame Struve de Kœnigsberg ; c’est une femme du premier ordre. Nous nous disions Farâ colpo ? (fera-t-il effet ?) Il s’engage un pari. Je m’approche de madame de Struve, et lui conte que le colonel porte deux jours de suite ses cravates ; le second jour, il fait la lessive du Gascon ; elle pourra remarquer sur sa cravate des plis verticaux. Rien de plus évidemment faux.

Comme j’achevais, on annonce cet homme charmant. Le plus petit fat de Paris eût produit plus d’effet. Remarquez que madame de Struve aimait ; c’est une femme honnête, et il ne pouvait être question de galanterie entre eux.

Jamais deux caractères n’ont été plus faits l’un pour l’autre. On blâmait madame de Struve d’être romanesque, et il n’y avait que la vertu, poussée jusqu’au romanesque, qui pût toucher L. B. Elle l’a fait fusiller très jeune.

Il a été donné aux femmes de sentir, d’une manière admirable, les nuances d’affection, les variations les plus insensibles du cœur humain, les mouvements les plus légers des amours-propres.

Elles ont à cet égard un organe qui nous manque ; voyez-les soigner un blessé.

Mais peut-être aussi ne voient-elles pas ce qui est esprit, combinaison morale. J’ai vu les femmes les plus distinguées se charmer d’un homme d’esprit qui n’était pas moi, et tout d’un temps, et presque du même mot, admirer les plus grands sots. Je me trouvais attrapé comme un connaisseur qui voit prendre les plus beaux diamants pour des strass, et préférer les strass s’ils sont plus gros.

J’en concluais qu’il faut tout oser auprès des femmes. Là où le général Lassale a échoué, un capitaine à moustaches et à jurements réussit[1]. Il y a sûrement dans le mérite des hommes tout un côté qui leur échappe.

Pour moi, j’en reviens toujours aux lois physiques. Le fluide nerveux, chez les hommes, s’use par la cervelle, et chez les femmes par le cœur ; c’est pour cela qu’elles sont plus sensibles. Un grand travail obligé, et dans le métier que nous avons fait toute la vie, console, et pour elles rien ne peut les consoler que la distraction.

Appiani, qui ne croit à la vertu qu’à la dernière extrémité, et avec lequel j’allais ce soir à la chasse des idées, en lui exposant celles de ce chapitre, me répond :

« La force d’âme qu’Éponine employait avec un dévouement héroïque à faire vivre son mari dans la caverne sous terre, et à l’empêcher de tomber dans le désespoir, s’ils eussent vécu tranquillement à Rome, elle l’eût employée à lui cacher un amant ; il faut un aliment aux âmes fortes. »

  1. Posen, 1807.