Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 29

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 140-145).

CHAPITRE XXIX

Du courage des femmes.
I tell thee proud templar, that not in thy fiercest battles hadst thou displayed more of thy vaunted courage, than has been shewn by woman when called upon to suffer by affection or duty.
Ivanhoe, tome 3, page 220.


Je me souviens d’avoir rencontré la phrase suivante dans un livre d’histoire : « Tous les hommes perdaient la tête ; c’est le moment où les femmes prennent sur eux une incontestable supériorité. »

Leur courage a une réserve qui manque à celui de leur amant ; elles se piquent d’amour-propre à son égard, et trouvent tant de plaisir à pouvoir dans le feu du danger le disputer de fermeté à l’homme qui les blesse souvent par la fierté de sa protection et de sa force, que l’énergie de cette jouissance les élève au-dessus de la crainte quelconque qui, dans ce moment, fait la faiblesse des hommes. Un homme aussi, s’il recevait un tel secours dans un tel moment, se montrerait supérieur à tout ; car la peur n’est jamais dans le danger, elle est dans nous.

Ce n’est pas que je prétende déprécier le courage des femmes, j’en ai vu, dans l’occasion, de supérieures aux hommes les plus braves. Il faut seulement qu’elles aient un homme à aimer ; comme elles ne sentent plus que par lui, le danger direct et personnel le plus atroce devient pour elles comme une rose à cueillir en sa présence[1].

J’ai trouvé aussi chez des femmes qui n’aimaient pas, l’intrépidité la plus froide, la plus étonnante, la plus exempte de nerfs.

Il est vrai que je pensais qu’elles ne sont si braves que parce qu’elles ignorent l’ennui des blessures.

Quant au courage moral, si supérieur à l’autre, la fermeté d’une femme qui résiste à son amour est seulement la chose la plus admirable qui puisse exister sur la terre. Toutes les autres marques possibles de courage sont des bagatelles auprès d’une chose si fort contre nature et si pénible. Peut-être trouvent-elles des forces dans cette habitude des sacrifices que la pudeur fait contracter.

Un malheur des femmes, c’est que les preuves de ce courage restent toujours secrètes, et soient presque indivulgables.

Un malheur plus grand, c’est qu’il soit toujours employé contre leur bonheur : la princesse de Clèves devait ne rien dire à son mari, et se donner à M. de Nemours.

Peut-être que les femmes sont principalement soutenues par l’orgueil de faire une belle défense, et qu’elles s’imaginent que leur amant met de la vanité à les avoir ; idée petite et misérable : un homme passionné qui se jette de gaieté de cœur dans tant de situations ridicules a bien le temps de songer à la vanité ! C’est comme les moines qui croient attraper le diable, et qui se payent par l’orgueil de leurs cilices et de leurs macérations.

Je crois que si madame de Clèves fût arrivée à la vieillesse, à cette époque où l’on juge la vie, et où les jouissances d’orgueil paraissent dans toute leur misère, elle se fût repentie. Elle aurait voulu avoir vécu comme madame de la Fayette[2].

Je viens de relire cent pages de cet essai ; j’ai donné une idée bien pauvre du véritable amour, de l’amour qui occupe toute l’âme, la remplit d’images tantôt les plus heureuses, tantôt désespérantes, mais toujours sublimes, et la rend complètement insensible à tout le reste de ce qui existe. Je ne sais comment exprimer ce que je vois si bien ; je n’ai jamais senti plus péniblement le manque de talent. Comment rendre sensible la simplicité de gestes et de caractères, le profond sérieux, le regard peignant si juste, et avec tant de candeur, la nuance du sentiment, et surtout, j’y reviens, cette inexprimable noncurance pour tout ce qui n’est pas la femme qu’on aime ? Un non ou un oui dit par un homme qui aime a une onction que l’on ne trouve point ailleurs, que l’on ne trouvait point chez cet homme en d’autres temps. Ce matin (3 août), j’ai passé à cheval, sur les neuf heures, devant le joli jardin anglais du marquis Zampieri, placé sur les dernières ondulations de ces collines couronnées de grands arbres contre lesquelles Bologne est adossée, et desquelles on jouit d’une si belle vue de cette riche et verdoyante Lombardie, le plus beau pays du monde. Dans un bosquet de lauriers du jardin Zampieri qui domine le chemin que je suivais et qui conduit à la cascade du Reno à Casa-Lecchio, j’ai vu le comte Delfante ; il rêvait profondément, et quoique nous ayons passé la soirée ensemble jusqu’à deux heures après minuit, à peine m’a-t-il rendu mon salut. Je suis allé à la cascade, j’ai traversé le Reno ; enfin, trois heures après au moins, en repassant sous le bosquet du jardin Zampieri, je l’ai vu encore ; il était précisément dans la même position, appuyé contre un grand pin qui s’élève au-dessus du bosquet de lauriers ; je crains qu’on ne trouvé ce détail trop simple et ne prouvant rien : il est venu à moi la larme à l’œil, me priant de ne pas faire un conte de son immobilité. J’ai été touché ; je lui ai proposé de rebrousser chemin, et d’aller avec lui passer le reste de la journée à la campagne. Au bout de deux heures, il m’a tout dit : c’est une belle âme ; mais que les pages que l’on vient de lire sont froides auprès de ce qu’il me disait !

En second lieu, il se croit non aimé ; ce n’est pas mon avis. On ne peut rien lire sur la belle figure de marbre de la comtesse Ghigi, chez laquelle nous avons passé la soirée. Seulement quelquefois une rougeur subite et légère, qu’elle ne peut réprimer, vient trahir les émotions de cette âme que l’orgueil féminin le plus exalté dispute aux émotions fortes. On voit son cou d’albâtre et ce qu’on aperçoit de ces belles épaules dignes de Canova rougir aussi. Elle trouve bien l’art de soustraire ses yeux noirs et sombres à l’observation des gens dont sa délicatesse de femme redoute la pénétration ; mais j’ai vu cette nuit, à certaine chose que disait Delfante et qu’elle désapprouvait, une subite rougeur la couvrir tout entière. Cette âme hautaine le trouvait moins digne d’elle.

Mais enfin, quand je me tromperais dans mes conjectures sur le bonheur de Delfante, à la vanité près, je le crois plus heureux que moi indifférent, qui cependant suis dans une position de bonheur fort bien, en apparence et en réalité.

Bologne, 3 août 1818.
  1. Marie Stuart parlant de Leicester, après l’entrevue avec Élisabeth où elle vient de se perdre.
    Schiller
  2. On sait assez que cette femme célèbre fit probablement en société avec M. de la Rochefoucauld le roman de la Princesse de Clèves, et que les deux auteurs passèrent ensemble dans une amitié parfaite les vingt dernières années de leur vie. C’est exactement l’amour à l’italienne.