Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 30

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 146-147).

CHAPITRE XXX

Spectacle singulier et triste.


Les femmes, avec leur orgueil féminin, se vengent des sots sur les gens d’esprit, et des âmes prosaïques, à argent et à coups de bâton, sur les cœurs généreux. Il faut convenir que voilà un beau résultat.

Les petites considérations de l’orgueil et des convenances du monde ont fait le malheur de quelques femmes, et par orgueil leurs parents les ont placées dans une position abominable. Le destin leur avait réservé pour consolation bien supérieure à tous leurs malheurs le bonheur d’aimer et d’être aimée avec passion ; mais voilà qu’un beau jour elles empruntent à leurs ennemis ce même orgueil insensé dont elles furent les premières victimes, et c’est pour tuer le seul bonheur qui leur reste, c’est pour faire leur propre malheur et le malheur de qui les aime. Une amie qui a eu dix intrigues connues, et non pas toujours les unes après les autres, leur persuade gravement que si elles aiment, elles seront déshonorées aux yeux du public ; et cependant ce bon public, qui ne s’élève jamais qu’à des idées basses, leur donne généreusement un amant tous les ans, parce que, dit-il, c’est la règle. Ainsi l’âme est attristée par ce spectacle bizarre, une femme tendre et souverainement délicate, un ange de pureté, sur l’avis d’une catin sans délicatesse, fuit le seul et immense bonheur qui lui reste, pour paraître avec une robe d’une éclatante blancheur, devant un gros butor de juge qu’on sait aveugle depuis cent ans, et qui crie à tue-tête : Elle est vêtue de noir.