Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 3

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 38-41).

CHAPITRE III

De l’Espérance.


Il suffit d’un très petit degré d’espérance pour causer la naissance de l’amour.

L’espérance peut ensuite manquer au bout de deux ou trois jours, l’amour n’en est pas moins né.

Avec un caractère décidé, téméraire, impétueux et une imagination développée par les malheurs de la vie,

Le degré d’espérance peut être plus petit ;

Elle peut cesser plus tôt, sans tuer l’amour.

Si l’amant a eu des malheurs, s’il a le caractère tendre et pensif, s’il désespère des autres femmes, s’il a une admiration vive pour celle dont il s’agit, aucun plaisir ordinaire ne pourra le distraire de la seconde cristallisation. Il aimera mieux rêver à la chance la plus incertaine de lui plaire un jour que recevoir d’une femme vulgaire tout ce qu’elle peut accorder.

Il aurait besoin qu’à cette époque, et non plus tard, notez bien, la femme qu’il aime tuât l’espérance d’une manière atroce et le comblât de ces mépris publics qui ne permettent plus de revoir les gens.

La naissance de l’amour admet de beaucoup plus longs délais entre toutes ces époques.

Elle exige beaucoup plus d’espérance, et une espérance beaucoup plus soutenue, chez les gens froids, flegmatiques, prudents. Il en est de même des gens âgés.

Ce qui assure la durée de l’amour, c’est la seconde cristallisation pendant laquelle on voit à chaque instant qu’il s’agit d’être aimé ou de mourir. Comment, après cette conviction de toutes les minutes, tournée en habitude par plusieurs mois d’amour, pouvoir seulement soutenir la pensée de cesser d’aimer ? Plus un caractère est fort, moins il est sujet à l’inconstance.

Cette seconde cristallisation manque presque tout à fait dans les amours inspirés par les femmes qui se rendent trop vite.

Dès que les cristallisations ont opéré, surtout la seconde, qui de beaucoup est la plus forte, les yeux indifférents ne reconnaissent plus la branche d’arbre ;

Car, 1o elle est ornée de perfections ou de diamants qu’ils ne voient pas ;

2o Elle est ornée des perfections qui n’en sont pas pour eux.

La perfection de certains charmes dont lui parle un ancien ami de sa belle, et une certaine nuance de vivacité aperçue dans ses yeux, sont un diamant de la cristallisation[1] de del Rosso. Ces idées aperçues dans une soirée le font rêver toute une nuit.

Une répartie imprévue qui me fait voir plus clairement une âme tendre, généreuse, ardente, ou, comme dit le vulgaire, romanesque[2], et mettant au-dessus du bonheur des rois le simple plaisir de se promener seule avec son amant à minuit, dans un bois écarté, me donne aussi à rêver toute une nuit[3].

Il dira que ma maîtresse est une prude ; je dirai que la sienne est une fille.

  1. J’ai appelé cet essai un livre d’idéologie. Mon but a été d’indiquer que, quoiqu’il s’appelât l’Amour, ce n’était pas un roman, et que surtout il n’était pas amusant comme un roman. Je demande pardon aux philosophes d’avoir pris le mot idéologie : mon intention n’est certainement pas d’usurper un titre qui serait le droit d’un autre. Si l’idéologie est une description détaillée des idées et de toutes les parties qui peuvent les composer, le présent livre est une description détaillée et minutieuse de tous les sentiments qui composent la passion nommée l’amour. Ensuite je tire quelques conséquences de cette description, par exemple, la manière de guérir 1 amour. Je ne connais pas de mot pour dire, en grec, discours sur les sentiments, comme idéologie indique discours sur les idées. J’aurais pu me faire inventer un mot par quelqu’un de mes amis savants, mais je suis déjà assez contrarié d’avoir dû adopter le mot nouveau de cristallisation, et il est fort possible que si cet essai trouve des lecteurs, ils ne me passent pas ce mot nouveau. J’avoue qu’il y aurait eu du talent littéraire à l’éviter ; je m’y suis essayé, mais sans succès. Sans ce mot qui, suivant moi, exprime le principal phénomène de cette folie nommée amour, folie cependant qui procure à l’homme les plus grands plaisirs qu’il soit donné aux êtres de son espèce de goûter sur la terre, sans l’emploi de ce mot qu’il fallait sans cesse remplacer par une périphrase fort longue, la description que je donne de ce qui se passe dans la tête et dans le cœur de l’homme amoureux devenait obscure, lourde, ennuyeuse, même pour moi qui suis l’auteur : qu’aurait-ce été pour le lecteur ? J’engage donc le lecteur qui se sentira trop choqué par ce mot de cristallisation, à fermer le livre. Il n’entre pas dans mes vœux, et sans doute fort heureusement pour moi, d’avoir beaucoup de lecteurs. Il me serait doux de plaire beaucoup à trente ou quarante personnes de Paris que je ne verrai jamais, mais que j’aime à la folie, sans les connaître. Par exemple, quelque jeune madame Roland, lisant en cachette quelque volume qu’elle cache bien vite au moindre bruit, dans les tiroirs de l’établi de son père, lequel est graveur de boîtes de montre. Une âme comme celle de Mme Roland me pardonnera, je l’espère, non seulement le mot de cristallisation employé pour exprimer cet acte de folie qui nous fait apercevoir toutes les beautés, tous les genres de perfection dans la femme que nous commençons à aimer, mais encore plusieurs ellipses trop hardies. Il n’y a qu’à prendre un crayon et écrire entre les lignes les cinq ou six mots qui manquent.
  2. Toutes ces actions eurent d’abord à mes yeux cet air céleste qui sur le champ fait d’un homme un être à part, le différencie de tous les autres. Je croyais lire dans ses yeux cette soif d’un bonheur plus sublime, cette mélancolie non avouée qui aspire à quelque chose de mieux que ce que nous trouvons ici-bas, et qui, dans toutes les situations où la fortune et les révolutions peuvent placer une âme romanesque,

    . . . Still prompts the celestial sight,
    For which we wish to live, or dare to die.
    (Ultima lettera di Bianca a sua madre. Forli, 1817.)

  3. C’est pour abréger et pouvoir peindre l’intérieur des âmes, que l’auteur rapporte, en employant la formule du je, plusieurs sensations qui lui sont étrangères, il n’avait rien de personnel qui méritât d’être cité.