Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 32

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 160-168).

CHAPITRE XXXII

De l’intimité.


Le plus grand bonheur que puisse donner l’amour, c’est le premier serrement de main d’une femme qu’on aime.

Le bonheur de la galanterie, au contraire, est beaucoup plus réel, et beaucoup plus sujet à la plaisanterie.

Dans l’amour-passion, l’intimité n’est pas tant le bonheur parfait que le dernier pas pour y arriver.

Mais comment peindre le bonheur, s’il ne laisse pas de souvenirs ?

Mortimer revenait tremblant d’un long voyage ; il adorait Jenny ; elle n’avait pas répondu à ses lettres. En arrivant à Londres, il monte à cheval et va la chercher à sa maison de campagne. Il arrive, elle se promenait dans le parc ; il y court, le cœur palpitant ; il la rencontre, elle lui tend la main, le reçoit avec trouble : il voit qu’il est aimé. En parcourant avec elle les allées du parc, la robe de Jenny s’embarrassa dans un buisson d’acacia épineux. Dans la suite, Mortimer fut heureux, mais Jenny fut infidèle. Je lui soutiens que Jenny ne l’a jamais aimé ; il me cite comme preuve de son amour la manière dont elle le reçut à son retour du continent, mais jamais il n’a pu me donner le moindre détail. Seulement il tressaille visiblement dès qu’il voit un buisson d’acacia ; c’est réellement le seul souvenir distinct qu’il avait conservé du moment le plus heureux de sa vie[1].

Un homme sensible et franc, un ancien chevalier me faisait confidence ce soir (au fond de notre barque battue par un gros temps sur le lac de Garde[2]), de l’histoire de ses amours, dont à mon tour je ne ferai pas confidence au public, mais de laquelle je me crois en droit de conclure que le moment de l’intimité est comme ces belles journées du mois de mai, une époque délicate pour les plus belles fleurs, un moment qui peut être fatal et flétrir en un instant les plus belles espérances.

On ne saurait trop louer le naturel. C’est la seule coquetterie permise dans une chose aussi sérieuse que l’amour à la Werther, où l’on ne sait pas où l’on va ; et en même temps, par un hasard heureux pour la vertu, c’est le meilleure tactique. Sans s’en douter, un homme vraiment touché dit des choses charmantes, il parle une langue qu’il ne sait pas.

Malheur à l’homme le moins du monde affecté ! Même quand il aimerait, même avec tout l’esprit possible, il perd les trois quarts de ses avantages. Se laisse-t-on aller un instant à l’affectation, une minute après, l’on a un moment de sécheresse.

Tout l’art d’aimer se réduit, ce me semble, à dire exactement ce que le degré d’ivresse du moment comporte, c’est-à-dire, en d’autres termes, à écouter son âme. Il ne faut pas croire que cela soit si facile ; un homme qui aime vraiment, quand son amie lui dit des choses qui le rendent heureux, n’a plus la force de parler.

Il perd ainsi les actions qu’auraient fait naître ses paroles[4], et il vaut mieux se taire que de dire hors de temps des choses trop tendres ; ce qui était placé, il y a dix secondes, ne l’est plus du tout, et fait tache en ce moment. Toutes les fois que je manquais à cette règle[5], et que je disais une chose qui m’était venue trois minutes auparavant, et que je trouvais jolie, Léonore ne manquait pas de me battre. Je me disais ensuite, en sortant : Elle a raison ; voilà de ces choses qui doivent choquer extrêmement une femme délicate ; c’est une indécence de sentiment. Elles admettraient plutôt, comme les rhéteurs de mauvais goût, un degré de faiblesse et de froideur. N’ayant à redouter au monde que la fausseté de leur amant, la moindre petite insincérité de détail, fût-elle la plus innocente du monde, les prive à l’instant de tout bonheur et les jette dans la méfiance.

Les femmes honnêtes ont de l’éloignement pour la véhémence et l’imprévu, qui sont cependant les caractères de la passion ; outre que la véhémence alarme la pudeur, elles se défendent.

Quand quelque mouvement de jalousie ou de déplaisir a mis de sang-froid, on peut en général entreprendre des discours propres à faire naître cette ivresse favorable à l’amour ; et si, après les deux ou trois premières phases d’exposition, l’on ne manque pas l’occasion de dire exactement ce que l’âme suggère, on donnera des plaisirs vifs à ce qu’on aime. L’erreur de la plupart des hommes, c’est qu’ils veulent arriver à dire telle chose qu’ils trouvent jolie, spirituelle, touchante ; au lieu de détendre leur âme de l’empesé du monde, jusqu’à ce degré d’intimité et de naturel d’exprimer naïvement ce qu’elle sent dans le moment. Si l’on a ce courage, l’on recevra à l’instant sa récompense par une espèce de raccommodement.

C’est cette récompense aussi rapide qu’involontaire des plaisirs que l’on donne à ce qu’on aime, qui met cette passion si fort au-dessus des autres.

S’il y a le naturel parfait, le bonheur de deux individus arrive à être confondu[6]. À cause de la sympathie et de plusieurs autres lois de notre nature, c’est tout simplement le plus grand bonheur qui puisse exister.

Il n’est rien moins que facile de déterminer le sens de cette parole naturel, condition nécessaire du bonheur par l’amour.

On appelle naturel ce qui ne s’écarte pas de la manière habituelle d’agir. Il va sans dire qu’il ne faut jamais non seulement mentir à ce qu’on aime, mais même embellir le moins du monde et altérer la pureté de trait de la vérité. Car si l’on embellit, l’attention est occupée à embellir, et ne répond plus naïvement, comme la touche d’un piano, au sentiment qui se montre dans ses yeux. Elle s’en aperçoit bientôt à je ne sais quel froid qu’elle éprouve, et à son tour a recours à la coquetterie. Ne serait-ce point ici la raison cachée qui fait qu’on ne saurait aimer une femme d’un esprit trop inférieur ? C’est qu’auprès d’elle on peut feindre impunément, et comme feindre est plus commode, à cause de l’habitude, on se livre au manque de naturel. Dès lors l’amour n’est plus amour, il tombe à n’être qu’une affaire ordinaire ; la seule différence, c’est qu’au lieu d’argent on gagne du plaisir ou de la vanité, ou un mélange des deux. Mais il est difficile de ne pas éprouver une nuance de mépris pour une femme avec qui l’on peut impunément jouer la comédie, et par conséquent il ne manque pour la planter là que de rencontrer mieux à cet égard. L’habitude ou les serments peuvent retenir ; mais je parle du penchant du cœur, dont le naturel est de voler au plus grand plaisir.

Revenant à ce mot naturel, naturel et habituel sont deux choses. Si l’on prend ces mots dans le même sens, il est évident que plus on a de sensibilité, plus il est difficile d’être naturel, car l’habitude a un empire moins puissant sur la manière d’être et d’agir, et l’homme est davantage à chaque circonstance. Toutes les pages de la vie d’un être froid sont les mêmes ; prenez-le aujourd’hui, prenez-le hier, c’est toujours la même main de bois.

Un homme sensible, dès que son cœur est ému, ne trouve plus en soi de traces d’habitude pour guider ses actions ; et comment pourrait-il suivre un chemin dont il n’a plus le sentiment ?

Il sent le poids immense qui s’attache à chaque parole qu’il dit à ce qu’il aime, il lui semble qu’un mot va décider de son sort. Comment pourra-t-il ne pas chercher à bien dire ? ou du moins comment n’aura-t-il pas le sentiment qu’il dit bien ? Dès lors il n’y a plus de candeur. Donc il ne faut pas prétendre à la candeur, cette qualité d’une âme qui ne fait aucun retour sur elle-même. On est ce qu’on peut ; mais on sent ce qu’on est.

Je crois que nous voilà arrivés au dernier degré de naturel que le cœur le plus délicat puisse prétendre en amour.

Un homme passionné ne peut qu’embrasser fortement, comme sa seule ressource dans la tempête, le serment de ne jamais changer en rien la vérité et de lire correctement dans son cœur ; si la conversation est vive et entrecoupée, il peut espérer de beaux moments de naturel, autrement il ne sera parfaitement naturel que dans les heures où il aimera un peu moins à la folie.

Auprès de ce qu’on aime, à peine le naturel reste-t-il dans les mouvements, dont cependant les habitudes sont si profondément enracinées dans les muscles. Quand je donnais le bras à Léonore, il me semblait toujours être sur le point de tomber, et je pensais à bien marcher. Tout ce qu’on peut, c’est de n’être jamais affecté volontairement ; il suffit d’être persuadé que le manque de naturel est le plus grand désavantage possible, et peut aisément être la source des plus grands malheurs. Le cœur de la femme que vous aimez n’entend plus le vôtre, vous perdez ce mouvement nerveux et involontaire de la franchise qui répond à la franchise. C’est perdre tous les moyens de la toucher, j’ai presque dit de la séduire ; ce n’est pas que je prétende nier qu’une femme digne d’amour peut voir son destin dans cette jolie devise du lierre, qui meurt s’il ne s’attache ; c’est une loi de la nature, mais c’est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de faire celui de l’homme qu’on aime. Il me semble qu’une femme raisonnable ne doit tout accorder à son amant que quand elle ne peut plus se défendre, et le plus léger soupçon sur la sincérité de votre cœur lui rend sur-le-champ un peu de force, et assez du moins pour retarder encore d’un jour sa défaite[7].

Est-il besoin d’ajouter que, pour rendre tout ceci le comble du ridicule, il suffit de l’appliquer à l’amour-goût ?

  1. Vie de Haydn, page 228.
  2. 20 septembre 1811.
  3. « À la première querelle, madame Ivernetta donna son congé au pauvre Bariac. Bariac était véritablement amoureux, ce congé le désespéra ; mais son ami Guillaume Balaon, dont nous écrivons la vie, lui fut d’un grand secours, et fit si bien qu’il apaisa la sévère Ivernetta. La paix se fit, et la réconciliation fut accompagnée de circonstances si délicieuses que Bariac jura à Balaon que le moment des premières faveurs qu’il avait obtenu de sa maîtresse n’avait pas été si doux que celui de ce voluptueux raccommodement. Ce discours tourna la tête à Balaon, il voulut éprouver ce plaisir que son ami venait de lui décrire, etc., etc. » Vie de quelques troubadours, par Nivernois, tome 1, page 32.
  4. C’est ce genre de timidité qui est décisif, et qui prouve un amour-passion dans un homme d’esprit.
  5. On rappelle que si l’auteur emploie quelquefois la tournure du je, c’est pour essayer de jeter quelque variété dans la forme de cet essai. il n’a nullement la prétention d’entretenir ses lecteurs de ses propres sentiments. Il cherche à faire part avec le moins de monotonie qu’il lui soit possible de ce qu’il a observé chez autrui.
  6. À se placer exactement dans les mêmes actions.
  7. Hœc autem ac acerbam rei memoriam, amarâ quâdam dulcedine scribere visum est… ut cogitem nihil esse debere quod amplius mihi placeat in hâc vita.
    Petrarca, Ed. Marsand.

    15 janvier 1819.