Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 31

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 148-159).

CHAPITRE XXXI

Extrait du journal de Salviati.
Ingenium nobis ipsa puella facit
Propert, 2, 1.
Bologne, 29 avril 1818.


Désespéré du malheur où l’amour me réduit, je maudis mon existence. Je n’ai le cœur à rien. Le temps est sombre, il pleut, un froid tardif est venu rattrister la nature qui, après un long hiver, s’élançait au printemps.

Schiassetti, un colonel en demi-solde, un ami raisonnable et froid, est venu passer deux heures avec moi. « Vous devriez renoncer à l’aimer. — Comment faire ? Rendez-moi ma passion pour la guerre. — C’est un grand malheur pour vous de l’avoir connue. » J’en conviens presque, tant je me sens abattu et sans courage, tant la mélancolie a aujourd’hui d’empire sur moi. Nous cherchons ensemble quel intérêt a pu porter son amie à me calomnier auprès d’elle ; nous ne trouvons rien que ce vieux proverbe napolitain : « Femme qu’amour et jeunesse quittent se pique d’un rien. » Ce qu’il y a de sûr, c’est que cette femme cruelle est enragée contre moi ; c’est le mot d’un de ses amis. Je puis me venger d’une manière atroce ; mais contre sa haine je n’ai pas le plus petit moyen de défense. Schiassetti me quitte. Je sors par la pluie ne sachant que devenir. Mon appartement, ce salon que j’ai habité dans les premiers temps de notre connaissance et quand je la voyais tous les soirs, m’est devenu insupportable. Chaque gravure, chaque meuble, me reprochent le bonheur que j’avais rêvé en leur présence, et que j’ai perdu pour toujours.

Je cours les rues par une pluie froide ; le hasard, si je puis l’appeler hasard, me fait passer sous ses fenêtres. Il était nuit tombante, et je marchais les yeux pleins de larmes fixés sur la fenêtre de sa chambre. Tout à coup le rideau a été un peu entr’ouvert comme pour voir sur la place et s’est refermé à l’instant. Je me suis senti un mouvement physique près du cœur. Je ne pouvais me soutenir : je me réfugie sous le portique de la maison voisine. Mille sentiments inondent mon âme, le hasard a pu produire ce mouvement du rideau ; mais si c’était sa main qui l’eût entr’ouvert !

Il y a deux malheurs au monde : celui de la passion contrariée, et celui du dead blank.

Avec l’amour, je sens qu’il existe à deux pas de moi un bonheur immense et au delà de tous mes vœux, qui ne dépend que d’un mot, que d’un sourire.

Sans passion comme Schiassetti, les jours tristes, je ne vois nulle part le bonheur, j’arrive à douter qu’il existe pour moi, je tombe dans le spleen. Il faudrait-être sans passions fortes et avoir seulement un peu de curiosité ou de vanité.

Il est deux heures du matin, j’ai vu le petit mouvement du rideau à six heures ; j’ai fait dix visites, je suis allé au spectacle ; mais partout silencieux et rêveur, j’ai passé la soirée à examiner cette question : « Après tant de colère et si peu fondée, car enfin, voulais-je l’offenser, et quelle est la chose au monde que l’intention n’excuse pas, a-t-elle senti un moment d’amour ? »

Le pauvre Salviati, qui a écrit ce qui précède sur son Pétrarque, mourut quelque temps après ; il était notre ami intime à Schiassetti et à moi ; nous connaissions toutes ses pensées, et c’est de lui que je tiens toute la partie lugubre de cet essai. C’était l’imprudence incarnée ; du reste, la femme pour laquelle il a fait tant de folies est l’être le plus intéressant que j’aie rencontré. Schiassetti me disait : Mais croyez-vous que cette passion malheureuse ait été sans avantages pour Salviati ? D’abord, il éprouva le malheur d’argent le plus piquant qui se puisse imaginer. Ce malheur, qui le réduisait à une fortune très médiocre, après une jeunesse brillante, et qui l’eût outré de colère dans toute autre circonstance, il ne s’en souvenait pas une fois tous les quinze jours.

Ensuite, ce qui est bien autrement important pour une tête de cette portée, cette passion est le premier véritable cours de logique qu’il ait jamais fait. Cela paraîtra singulier chez un homme qui a été à la cour ; mais cela s’explique par son extrême courage. Par exemple, il passa sans sourciller la journée du * * *, qui le jetait dans le néant ; il s’étonnait là, comme en Russie, de ne rien sentir d’extraordinaire ; il est de fait qu’il n’a jamais rien craint au point d’y penser deux jours. Au lieu de cette insouciance, depuis deux ans, il cherchait à chaque minute à avoir du courage ; jusque-là il n’avait pas vu de danger.

Quand, par suite de ses imprudences et de sa confiance dans les bonnes interprétations[1], il se fut fait condamner à ne voir la femme qu’il aimait que deux fois par mois, nous l’avons vu ivre de joie passer les nuits à lui parler, parce qu’il en avait été reçu avec cette candeur noble qu’il adorait en elle. Il tenait que madame * * * et lui avaient deux âmes hors de pair, et qui devaient s’entendre d’un regard. Il ne pouvait comprendre qu’elle accordât la moindre attention aux petites interprétations bourgeoises qui pouvaient le faire criminel. Le résultat de cette belle confiance dans une femme entourée de ses ennemis fut de se faire fermer sa porte.

« Avec madame * * *, lui disais-je, vous oubliez vos maximes, et qu’il ne faut croire à la grandeur d’âme qu’à la dernière extrémité. — Croyez-vous, répondait-il, qu’il y ait au monde un autre cœur qui convienne mieux au sien ? — Il est vrai, je paye cette manière d’être passionnée qui me faisait voir Léonore en colère dans la ligne d’horizons des rochers de Poligny, par le malheur de toutes mes entreprises dans la vie réelle ; malheur qui provient du manque de patiente industrie et d’imprudences produites par la force de l’impression du moment. » On voit la nuance de folie.

Pour Salviati, la vie était divisée en périodes de quinze jours, qui prenaient la couleur de la dernière entrevue qu’on lui avait accordée. Mais je remarquai plusieurs fois que le bonheur qu’il devait à un accueil qui lui semblait moins froid était bien inférieur en intensité au malheur que lui donnait une réception sévère[2]. Madame * * * manquait quelquefois de franchise avec lui : voilà les deux seules objections que je n’aie jamais osé lui faire. Outre ce que sa douleur avait de plus intime et dont il eut la délicatesse de ne jamais parler même à ses amis les plus chers et les plus exempts d’envie, il voyait dans une réception sévère de Léonore le triomphe des âmes prosaïques et intrigantes sur les âmes franches et généreuses. Alors il désespérait de la vertu et surtout de la gloire. Il ne se permettait de parler à ses amis que des idées tristes à la vérité auxquelles le conduisait sa passion, mais qui d’ailleurs pouvaient avoir quelque intérêt aux yeux de la philosophie. J’étais curieux d’observer cette âme bizarre ; ordinairement l’amour-passion se rencontre chez des gens un peu niais à l’allemande[3]. Salviati, au contraire, était au nombre des hommes les plus fermes et les plus spirituels que j’aie connus.

J’ai cru voir qu’après ces visites sévères, il n’était tranquille que quand il s’était justifié les rigueurs de Léonore. Tant qu’il trouvait qu’elle pouvait avoir eu tort de le maltraiter, il était malheureux. Je n’aurais jamais cru l’amour si exempt de vanité.

Il nous faisait sans cesse l’éloge de l’amour. « Si un pouvoir surnaturel me disait : Brisez le verre de cette montre, et Léonore sera pour vous ce qu’elle était il y a trois ans, une amie indifférente ; en vérité, je crois que dans aucun moment de ma vie je n’aurais le courage de le briser. » Je le voyais si fou en faisant ce raisonnement, que je n’eus jamais le courage de lui présenter les objections précédentes.

Il ajoutait : « Comme la réformation de Luther, à la fin du moyen âge, ébranlant la société jusque dans ses fondements, renouvela et reconstitua le monde sur des bases raisonnables, ainsi un caractère généreux est renouvelé et retrempé par l’amour.

« Ce n’est qu’alors qu’il dépouille tous les enfantillages de la vie ; sans cette révolution, il eût toujours eu je ne sais quoi d’empesé et de théâtral. Ce n’est que depuis que j’aime que j’ai appris à avoir de la grandeur dans le caractère, tant notre éducation d’école militaire est ridicule.

« Quoique me conduisant bien, j’étais un enfant à la cour de Napoléon et à Moscou. Je faisais mon devoir mais j’ignorais cette simplicité héroïque, fruit d’un sacrifice entier et de bonne foi. Il n’y a qu’un an, par exemple, que mon cœur comprend la simplicité des Romains de Tive-Live. Autrefois je les trouvais froids, comparés à nos brillants colonels. Ce qu’ils faisaient pour leur Rome, je le trouve dans mon cœur pour Léonore. Si j’avais le bonheur de pouvoir faire quelque chose pour elle, mon premier désir serait de le cacher. La conduite des Régulus, des Décius était une chose convenue d’avance, et qui n’avait pas le droit de les surprendre. J’étais petit avant d’aimer, précisément parce que j’étais tenté quelque fois de me trouver grand ; il y avait un certain effort que je sentais, et dont je m’applaudissais.

« Et du côté des affections, que ne doit-on pas à l’amour ? Après les hasards de la première jeunesse, le cœur se ferme à la sympathie. La mort ou l’absence éloigne-t-elle des compagnons de l’enfance, l’on est réduit à passer la vie avec de froids associés, la demi-aune à la main, toujours calculant des idées d’intérêt ou de vanité. Peu à peu, toute la partie tendre et généreuse de l’âme devient stérile, faute de culture, et à moins de trente ans l’homme se trouve pétrifié à toutes les sensations douces et tendres. Au milieu de ce désert aride, l’amour fait jaillir une source de sentiments plus abondante et plus fraîche même que celle de la première jeunesse. Il y avait alors une espérance vague, folle et sans cesse distraite[4] ; jamais de dévouement pour rien, jamais de désirs constants et profonds ; l’âme, toujours légère, avait soif de nouveauté, et négligeait aujourd’hui ce qu’elle adorait hier. Et rien n’est plus recueilli, plus mystérieux, plus éternellement un dans son objet, que la cristallisation de l’amour. Alors les seules choses agréables avaient droit de plaire, et de plaire un instant ; maintenant tout ce qui a rapport à ce qu’on aime, et même les objets les plus indifférents touchent profondément. Arrivant dans une grande ville, à cent milles de celle qu’habite Léonore, je me suis trouvé tout timide et tremblant : à chaque détour de rue, je frémissais de rencontrer Alviza, l’amie intime de madame * * *, et amie que je ne connais pas. Tout a pris pour moi une teinte mystérieuse et sacrée, mon cœur palpitait en parlant à un vieux savant. Je ne pouvais sans rougir entendre nommer la porte près de laquelle habite l’amie de Léonore.

« Même les rigueurs de la femme qu’on aime ont des grâces infinies, et que l’on ne trouve pas dans les moments les plus flatteurs auprès des autres femmes. C’est ainsi que les grandes ombres des tableaux du Corrège, loin d’être comme chez les autres peintres, des passages peu agréables, mais nécessaires à faire valoir les clairs, et à donner du relief aux figures, ont par elles-mêmes des grâces charmantes et qui jettent dans une douce rêverie[5].

« Oui, la moitié et la plus belle moitié de la vie est cachée à l’homme qui n’a pas aimé avec passion. »

Salviati avait besoin de toute la force de sa dialectique pour tenir tête au sage Schiassetti, qui lui disait toujours : Voulez-vous être heureux, contentez-vous d’une vie exempte de peines, et chaque jour d’une petite quantité de bonheur. Défendez-vous de la loterie des grandes passions. — Donnez-moi donc votre curiosité, répondait Salviati.

Je crois qu’il y avait bien des jours où il aurait voulu pouvoir suivre les avis de notre sage colonel ; il luttait un peu, il croyait réussir ; mais ce parti était absolument au-dessus de ses forces ; et cependant quelle force n’avait pas cette âme !

Un chapeau de satin blanc, ressemblant un peu à celui de madame * * *, qu’il voyait de loin dans la rue, arrêtait le battement de son cœur, et le forçait à s’appuyer contre le mur. Même dans ses plus tristes moments, le bonheur de la rencontrer lui donnait toujours quelques heures d’ivresse au-dessus de l’influence de tous les malheurs et de tous les raisonnements[6]. Du reste, il est de fait qu’à sa mort[7], après deux ans de cette passion généreuse et sans bornes, son caractère avait contracté plusieurs nobles habitudes, et qu’à cet égard du moins il se jugeait correctement : s’il eût vécu, et que les circonstances l’eussent un peu servi, il eût fait parler de lui. Peut-être aussi qu’à force de simplicité, son mérite eût passé invisible sur cette terre.

O lasso !
Quanti dolci pensier, quanto disio,
Meno costui al doloroso passo !


Biondo era e bello, e di gentile aspetto ;
Ma l’un de’ cigli un colpo avea diviso[8].

Dante.
  1. Sotto l’usbergo del sentirsi pura.
    Dante.
  2. C’est une chose que j’ai souvent cru voir dans l’amour, que cette disposition à tirer plus de malheur des choses malheureuses que le bonheur des choses heureuses.
  3. Dom Carlos, Saint-Preux, l’Hippolyte et le Bajazet de Racine.
  4. Mordaunt Merton, 1er vol. du Pirate.
  5. Puisque j’ai nommé le Corrège, je dirai qu’on trouve dans une tête d’ange ébauchée, à la tribune de la galerie de Florence, le regard de l’amour heureux ; et à Parme, dans la Madone couronnée par Jésus, les yeux baissés de l’amour.
  6. Come what sorrow can,
    It cannot countervail the exchange of joy
    That one short moment gives me in her sight.

    Romeo and Juliet.
  7. Peu de jours avant le dernier, il fit une petite ode qui a le mérite d’exprimer juste les sentiments dont il nous entretenait.
    L’ULTIMO DI
    anacreontica
    a elvira

    Vedi tu dove il rio
    Lambendo un mirto va,
    Là del riposo mio
    La pietra surgera.
    Il passero amoroso,
    E il nobile usignuol,
    Entro quel mirto ombroso
    Raccoglieranno il vol.
    Vieni, diletta Elvira,
    A quella tomba vien,
    E sulla muta lira,
    Appoggia il bianco sen.
    Su quella bruna pietra,
    Le tortore verran,
    E intorno alla mia cetra,
    Il nido intrecieran.
    E ogni anno, il di che offendere
    M’osasti tu infedel,
    Faro la su discendere
    La folgore del ciel.
    Odi d’un uom che muore
    Odi l’estremo suon
    Questo appassito fiore
    Ti lascio, Elvira. in don.
    Quanto prezioso ei sia
    Saper tu il devi appien ;
    Il di che fosti mia,
    Te l’involai dal sen
    Simbolo allor d’affetto,
    Or pegno di dolor,
    Torno a posarti in petto,
    Quest’ appassito fior.
    E avrai nel cuor scolpito,
    Se crudo il cor non è,
    Come ti fu rapito,
    Come fu reso a te.

    S. Radael.
  8. Pauvre malheureux ! combien de doux pensers et quel désir constant le conduisirent à sa dernière heure. Sa figure était belle et douce, sa chevelure blonde, seulement une noble cicatrice venait couper un de ces sourcils.