Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 34

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 170-175).

CHAPITRE XXXIV

Des confidences.


Il n’y a pas au monde d’insolence plus vite punie que celle qui vous fait confier à un ami intime un amour-passion. Il sait, si ce que vous dites est vrai, que vous avez des plaisirs mille fois au-dessus des siens, et qui vous font mépriser les siens.

C’est bien pis encore entre femmes, la fortune de leur vie étant d’inspirer une passion, et d’ordinaire, la confidente aussi ayant exposé son amabilité aux regards de l’amant.

D’un autre côté, pour l’être dévoré de cette fièvre, il n’est pas au monde de besoin moral plus impérieux que celui d’un ami devant qui l’on puisse raisonner sur les doutes affreux qui s’emparent de l’âme à chaque instant, car dans cette passion terrible, toujours une chose imaginée est une chose existante.

« Un grand défaut du caractère de Salviati, écrivait-il en 1817, en cela bien opposé à celui de Napoléon, c’est que, lorsque dans la discussion des intérêts d’une passion, quelque chose vient à être moralement démontré, il ne peut prendre sur lui de partir de cette base comme d’un fait à jamais établi et malgré lui, et à son grand malheur, le remet sans cesse en discussion. » C’est qu’il est aisé d’avoir du courage dans l’ambition. La cristallisation qui n’est pas subjuguée par le désir de la chose à obtenir s’emploie à fortifier le courage ; en amour, elle est toute au service de l’objet contre lequel on doit avoir du courage.

Une femme peut trouver une amie perfide, elle peut trouver aussi une amie ennuyée.

Une princesse de trente-cinq ans[1], ennuyée et poursuivie par le besoin d’agir, d’intriguer, etc., etc., mécontente de la tiédeur de son amant, et cependant ne pouvant espérer de faire naître un autre amour, ne sachant que faire de l’activité qui la dévore, et n’ayant d’autre distraction que des accès d’humeur noire, peut fort bien trouver une occupation, c’est-à dire un plaisir, et un but dans la vie, à rendre malheureuse une vraie passion, passion qu’on a l’insolence de sentir pour une autre qu’elle, tandis que son amant s’endort à ses côtés.

C’est le seul cas où la haine produise bonheur ; c’est qu’elle procure occupation et travail.

Dans les premiers instants, le plaisir de faire quelque chose, dès que l’entreprise est soupçonnée de la société, la pique de réussir donne du charme à cette occupation. La jalousie pour l’amie prend le masque de la haine pour l’amant ; autrement comment pourrait-on haïr à la fureur un homme qu’on n’a jamais vu ? On n’a garde de s’avouer l’envie, car il faudrait d’abord s’avouer le mérite, et l’on a des flatteurs qui ne se soutiennent à la cour qu’en donnant des ridicules à la bonne amie.

La confidente perfide, tout en se permettant des actions de la dernière noirceur, peut fort bien se croire uniquement animée par le désir de ne pas perdre une amitié précieuse. La femme ennuyée se dit que l’amitié même languit dans un cœur dévoré par l’amour et ses anxiétés mortelles ; à côté de l’amour l’amitié ne peut se soutenir que par les confidences ; or, quoi de plus odieux pour l’envie que de telles confidences ?

Les seules qui soient bien reçues entre femmes sont celles qu’accompagne la franchise de ce raisonnement : Ma chère amie, dans la guerre aussi absurde qu’implacable que nous font les préjugés mis en vogue par nos tyrans, servez-moi aujourd’hui, demain ce sera mon tour[2].

Avant cette exception il y a celle de la véritable amitié née dans l’enfance et non gâtée depuis par aucune jalousie
 
Les confidences d’amour-passion ne sont bien reçues qu’entre écoliers amoureux de l’amour, et entre jeunes filles dévorées par la curiosité, par la tendresse à employer, et peut-être entraînées déjà par l’instinct[3] qui leur dit que c’est là la grande affaire de leur vie, et qu’elles ne sauraient trop tôt s’en occuper.

Tout le monde a vu des petites filles de trois ans s’acquitter fort bien des devoirs de la galanterie.

L’amour-goût s’enflamme et l’amour-passion se refroidit par les confidences.

Outre les dangers, il y a la difficulté des confidences. En amour-passion, ce qu’on ne peut pas exprimer (parce que la langue est trop grossière pour atteindre à ces nuances), n’en existe pas moins pour cela, seulement comme ce sont des choses très fines on est plus sujet à se tromper en les observant.

Et un observateur très ému observe mal ; il est injuste envers le hasard.

Ce qu’il y a peut-être de plus sage, c’est de se faire soi-même son propre confident. Écrivez ce soir sous des noms empruntés, mais avec tous les détails caractéristiques, le dialogue que vous venez d’avoir avec votre amie, et la difficulté qui vous trouble. Dans huit jours si vous avez l’amour-passion, vous serez un autre homme, et alors, lisant votre consultation, vous pourrez vous donner un bon avis.

Entre hommes, dès qu’on est plus de deux et que l’envie peut paraître, la politesse oblige à ne parler que d’amour physique ; voyez la fin des dîners d’hommes. Ce sont les sonnets de Baffo[4] que l’on récite et qui font un plaisir infini, parce que chacun prend au pied de la lettre les louanges et les transports de son voisin qui, bien souvent, ne veut que paraître gai ou poli. Les charmantes tendresses de Pétrarque ou les madrigaux français seraient déplacés.

  1. Venise, 1819.
  2. Mémoires de madame d’Épinay, Geliotte.
    Prague, Klagenfurth, toute la Moravie, etc., etc. Les femmes y sont fort spirituelles et les hommes de grands chasseurs. L’amitié y est fort commune entre femmes. Le beau temps du pays est l’hiver : on fait successivement des parties de chasse de quinze à vingt jours chez les grands seigneurs de la province. Un des plus spirituels me disait un jour que Charles-Quint avait régné légitimement sur toute l’Italie, et que par conséquent, c’était bien en vain que les Italiens voudraient se révolter. La femme de ce brave homme lisait les lettres de mademoiselle de Lespinasse.
    Znaym, 1816.
  3. Grande question. Il me semble qu’outre l’éducation qui commence à huit ou dix mois, il y a un peu d’instinct.
  4. Le dialecte vénitien a des descriptions de l’amour physique d’une vivacité qui laisse à mille lieues Horace, Properce, la Fontaine et tous les poètes. M. Buiati, de Venise, est en ce moment le premier poète satirique de notre triste Europe. Il excelle surtout dans la description du physique grotesque de ses héros, aussi le met-on souvent en prison. Voir l’Élefantéide, l’Uomo, la Strefeide.