Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 35

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 176-184).

CHAPITRE XXXV

De la jalousie.


Quand on aime, à chaque nouvel objet qui frappe les yeux ou la mémoire, serré dans une tribune et attentif à écouter une discussion des chambres ou allant au galop relever une grand’garde, sous le feu de l’ennemi, toujours l’on ajoute une nouvelle perfection à l’idée qu’on a de sa maîtresse, ou l’on découvre un nouveau moyen, qui d’abord semble excellent, de s’en faire aimer davantage.

Chaque pas de l’imagination est payé par un moment de délices. Il n’est pas étonnant qu’une telle manière d’être soit attachante.

À l’instant où naît la jalousie, la même habitude de l’âme reste, mais pour produire un effet contraire. Chaque perfection que vous ajoutez à la couronne de l’objet que vous aimez, et qui peut-être en aime un autre, loin de vous procurer une jouissance céleste, vous retourne un poignard dans le cœur. Une voix vous crie : Ce plaisir si charmant, c’est ton rival qui en jouira[1].

Et les objets qui vous frappent, sans produire ce premier effet, au lieu de vous montrer comme autrefois un nouveau moyen de vous faire aimer, vous font voir un nouvel avantage du rival.

Vous rencontrez une jolie femme galopant dans le parc[2], et le rival est fameux par ses beaux chevaux qui lui font faire dix mille en cinquante minutes.

Dans cet état la fureur naît facilement ; l’on ne se rappelle plus qu’en amour, posséder n’est rien, c’est jouir qui fait tout ; l’on s’exagère le bonheur du rival, l’on s’exagère l’insolence que lui donne ce bonheur, et l’on arrive au comble des tourments, c’est-à-dire à l’extrême malheur empoisonné encore d’un reste d’espérance.

Le seul remède est peut-être d’observer de très près le bonheur du rival. Souvent vous le verrez s’endormir paisiblement dans le salon où se trouve cette femme qui, à chaque chapeau qui ressemble au sien et que vous voyez de loin dans la rue, arrête le battement de votre cœur.

Voulez-vous le réveiller, il suffit de montrer votre jalousie. Vous aurez peut-être l’avantage de lui apprendre le prix de la femme qui le préfère à vous, et il vous devra l’amour qu’il prendra pour elle.

À l’égard du rival, il n’y a pas de milieu ; il faut ou plaisanter avec lui de l’air le plus dégagé qu’il se pourra, ou lui faire peur.

La jalousie étant le plus grand de tous les maux, on trouvera qu’exposer sa vie est une diversion agréable. Car alors nos rêveries ne sont pas toutes empoisonnées, et tournant au noir (par le mécanisme exposé ci-dessus) ; l’on peut se figurer quelquefois qu’on tue ce rival.

D’après le principe qu’on ne doit jamais envoyer des forces à l’ennemi, il faut cacher votre amour au rival, et, sous un prétexte de vanité et le plus éloigné possible de l’amour, lui dire en grand secret, avec toute la politesse possible, et de l’air le plus calme et le plus simple : « Monsieur, je ne sais pourquoi le public s’avise de me donner la petite une telle ; on a même la bonté de croire que j’en suis amoureux ; si vous la voulez, vous, je vous la céderais de grand cœur, si malheureusement je ne m’exposais à jouer un rôle ridicule. Dans six mois, prenez-la tant qu’il vous plaira, mais aujourd’hui l’honneur qu’on attache je ne sais pourquoi à ces choses-là m’oblige de vous dire, à mon grand regret, que si par hasard vous n’avez pas la justice d’attendre que votre tour soit venu, il faut que l’un de nous meure. »

Votre rival est très probablement un homme non passionné, et peut-être un homme très prudent, qui, une fois qu’il sera convaincu de votre résolution, s’empressera de vous céder la femme en question, pour peu qu’il puisse trouver quelque prétexte honnête. C’est pour cela qu’il faut mettre de la gaieté dans votre déclaration, et couvrir toute la démarche du plus profond secret.

Ce qui rend la douleur de la jalousie si aiguë, c’est que la vanité ne peut aider à la supporter, et par la méthode dont je parle votre vanité a une pâture. Vous pouvez vous estimer comme brave, si vous êtes réduit à vous mépriser comme aimable.

Si l’on aime mieux ne pas prendre les choses en tragique, il faut partir, et aller à quarante lieues de là, entretenir une danseuse, dont les charmes auront l’air de vous arrêter comme vous passiez.

Pour peu que le rival ait l’âme commune, il vous croira consolé.

Très souvent le meilleur parti est d’attendre sans sourciller que le rival s’use auprès de l’objet aimé, par ses propres sottises. Car, à moins d’une grande passion, prise peu à peu et dans la première jeunesse, une femme d’esprit n’aime pas longtemps un homme commun[3]. Dans le cas de la jalousie après l’intimité, il faut encore de l’indifférence apparente et de l’inconstance réelle, car beaucoup de femmes offensées par un amant qu’elles aiment encore s’attachent à l’homme pour lequel il montre de la jalousie, et le jeu devient une réalité[4].

Je suis entré dans quelques détails, parce que dans ces moments de jalousie on perd la tête le plus souvent ; des conseils écrits depuis longtemps font bien, et, l’essentiel étant de feindre du calme, il est à propos de prendre le ton dans un écrit philosophique.

Comme l’on n’a de pouvoir sur vous qu’en vous ôtant ou vous faisant espérer des choses dont la seule passion fait tout le prix, si vous parvenez à vous faire croire indifférent, tout à coup vos adversaires n’ont plus d’armes.

Si l’on n’a aucune action à faire, et que l’on puisse s’amuser à chercher du soulagement, on trouvera quelque plaisir à lire Othello ; il fera douter des apparences les plus concluantes. On arrêtera les yeux avec délices sur ces paroles :

Trifles light as air
Seem to the jealous, confirmations strong
As proofs from holy writ.

Othello, acte iii[5].

J’ai éprouvé que la vue d’une belle mer est consolante.

The morning which had arisen calm and bright, gave a pleasant effect to the vaste mountain view which was seen from the castle on looking to the landward and the glorious Ocean crisped with a thousand rippling waves of silver, extended on the other side in awful yet complacent majesty to the verge of the horizon. With such scenes of calm sublimity, the human heart sympathizes even in his most disturbed moods, and deeds of honour and virtue are inspired by their majestic influence.

(The Bride of Lammermoor, 1, 193.)

Je trouve écrit par Salviati : « 20 juillet 1818. — J’applique souvent et déraisonnablement, je crois, à la vie tout entière le sentiment qu’un ambitieux ou un bon citoyen éprouve durant une bataille, s’il se trouve employé à garder le parc de réserve, ou dans tout autre poste sans péril et sans action. J’aurais eu du regret à quarante ans d’avoir passé l’âge d’aimer sans passion profonde. J’aurais eu ce déplaisir amer et qui rabaisse de m’apercevoir trop tard que j’avais eu la duperie de laisser passer la vie sans vivre.

« J’ai passé hier trois heures avec la femme que j’aime, et avec un rival qu’elle veut me faire croire bien traité. Sans doute il y a eu des moments d’amertume en observant ses beaux yeux fixés sur lui, et, en sortant de chez elle, des transports vifs de l’extrême malheur à l’espérance. Mais que de choses neuves ! que de pensées vives ! que de raisonnements rapides ! et malgré le bonheur apparent du rival, avec quel orgueil et quelles délices mon amour se sentait au-dessus du sien ! Je me disais : Ces joues-là pâliraient de la plus vile peur au moindre des sacrifices que mon amour ferait en se jouant ; que dis-je, avec bonheur, par exemple, mettre la main au chapeau pour tirer l’un de ces deux billets : être aimé d’elle, l’autre mourir à l’instant ; et ce sentiment est si de plain-pied chez moi, qu’il ne m’empêchait point d’être aimable et à la conversation.

« Si l’on m’eût conté cela il y a deux ans, je me serais moqué. »

Je lis dans le voyage des capitaines Lewis et Clarke, fait aux sources du Missouri en 1806, page 215 :

« Les Ricaras sont pauvres, mais bons et généreux ; nous vécûmes assez longtemps dans trois de leurs villages. Leurs femmes sont plus belles que celles de toutes les autres peuplades que nous avons rencontrées ; elles sont aussi très disposées à ne pas faire languir leurs amants. Nous trouvâmes un nouvel exemple de cette vérité, qu’il suffit de courir le monde pour voir que tout est variable. Parmi les Ricaras, c’est un grand sujet d’offense si, sans le consentement de son mari ou de son frère, une femme accorde ses faveurs. Mais du reste, les frères et les maris sont très contents d’avoir l’occasion de faire cette petite politesse à leurs amis.

« Nous avions un nègre parmi nos gens ; il fit beaucoup de sensation chez un peuple qui pour la première fois voyait un homme de cette couleur. Il fut bientôt le favori du beau sexe, et, au lieu d’en être jaloux, nous voyions les maris enchantés de le voir arriver chez eux. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que dans l’intérieur de huttes aussi exiguës, tout se voit[6]. »

  1. Voilà une folie de l’amour ; cette perfection que vous voyez n’en est pas une pour lui.
  2. Montagnola, 13 avril 1819.
  3. La princesse de Tarente, nouvelle de Scarron.
  4. Comme dans le Curieux impertinent, nouvelle de Cervantès.
  5. Des bagatelles légères comme l’air semblent à un jaloux des preuves aussi fortes que celles que l’on puise dans les promesses du saint Évangile.
  6. On devrait établir à Philadelphie une académie qui s’occuperait uniquement de recueillir des matériaux pour l’étude de l’homme dans l’état sauvage, et ne pas attendre que ces peuplades curieuses soient anéanties.

    Je sais bien que de telles académies existent ; mais apparemment avec des règlements dignes de nos académies d’Europe. (Mémoire et discussion sur le Zodiaque de Dendérah à l’Académie des sciences de Paris, en 1821). Je vois que l’académie de Massachusetts, je crois, charge prudemment un membre du clergé (M. Jarvis) de faire un rapport sur la religion des sauvages. Le prêtre ne manque pas de réfuter de toutes ses forces un Français impie nommé Volney. Suivant le prêtre, les sauvages ont les idées les plus exactes et les plus nobles de la Divinité, etc. S’il habitait l’Angleterre, un tel rapport vaudrait au digne académicien un preferment de trois ou quatre cents louis, et la protection de tous les nobles lords du canton. Mais en Amérique ! Au reste le ridicule de cette académie me rappelle que les libres Américains attachent le plus grand prix à voir de belles armoiries peintes aux panneaux de leurs voitures ; ce qui les afflige, c’est que par le peu d’instruction de leurs peintres de carrosse il y a souvent des fautes de blason.