Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 36

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 185-189).

CHAPITRE XXXVI

Suite de la jalousie.


Quant à la femme soupçonnée d’inconstance,

Elle vous quitte parce que vous avez découragé la cristallisation, et vous avez peut-être dans son cœur l’appui de l’habitude.

Elle vous quitte parce qu’elle est trop sûre de vous. Vous avez tué la crainte, et les petits doutes de l’amour heureux ne peuvent plus naître ; inquiétez-la, et surtout gardez-vous de l’absurdité des protestations.

Dans le long temps que vous avez vécu auprès d’elle, vous aurez sans doute découvert quelle est la femme de la ville ou de la société, qu’elle jalouse et qu’elle craint le plus. Faites la cour à cette femme, mais, bien loin d’afficher votre cour, cherchez à la cacher, et cherchez-le de bonne foi ; fiez-vous-en aux yeux de la haine pour tout voir et tout sentir. Le profond éloignement que vous éprouverez pendant plusieurs mois pour toutes les femmes[1] doit vous rendre ceci facile. Rappelez-vous que dans la position où vous êtes, on gâte tout par l’apparence de la passion : voyez peu la femme aimée, et buvez du champagne en bonne compagnie.

Pour juger de l’amour de votre maîtresse, rappelez-vous :

1o Que plus il entre de plaisir physique dans la base d’un amour, dans ce qui autrefois détermina l’intimité, plus il est sujet à l’inconstance et surtout à l’infidélité. Ceci s’applique surtout aux amours dont la cristallisation a été favorisée par le feu de la jeunesse, à seize ans.

2o L’amour de deux personnes qui s’aiment n’est presque jamais le même[2]. L’amour-passion a ses phases durant lesquelles, et tour à tour, l’un des deux aime davantage. Souvent la simple galanterie ou l’amour de vanité répond à l’amour-passion, et c’est plutôt la femme qui aime avec transport. Quel que soit l’amour senti par l’un des deux amants, dès qu’il est jaloux, il exige que l’autre remplisse les conditions de l’amour-passion ; la vanité simule en lui tous les besoins d’un cœur tendre.

Enfin, rien n’ennuie l’amour-goût comme l’amour-passion dans son partner.

Souvent un homme d’esprit en faisant la cour à une femme n’a fait que la faire penser à l’amour, et attendrir son âme. Elle reçoit bien cet homme d’esprit qui lui donne ce plaisir. Il prend des espérances.

Un beau jour cette femme rencontre l’homme qui lui fait sentir ce que l’autre a décrit.

Je ne sais quels sont les effets de la jalousie d’un homme sur le cœur de la femme qu’il aime. De la part d’un amoureux qui ennuie, la jalousie doit inspirer un souverain dégoût qui va même jusqu’à la haine, si le jalousé est plus aimable que le jaloux, car l’on ne veut de la jalousie que de ceux dont on pourrait être jalouse, disait madame de Coulanges.

Si l’on aime le jaloux et qu’il n’ait pas de droits, la jalousie peut choquer cet orgueil féminin si difficile à ménager et à reconnaître. La jalousie peut plaire aux femmes qui ont de la fierté, comme une manière nouvelle de leur montrer leur pouvoir.

La jalousie peut plaire comme une manière nouvelle de prouver l’amour. La jalousie peut choquer la pudeur d’une femme ultra-délicate.

La jalousie peut-plaire comme montrant la bravoure de l’amant, ferrum amant. Notez bien que c’est la bravoure qu’on aime, et non pas le courage à la Turenne, qui peut fort bien s’allier avec un cœur froid.

Une des conséquences du principe de la cristallisation, c’est qu’une femme ne doit jamais dire oui à l’amant qu’elle a trompé si elle veut jamais faire quelque chose de cet homme.

Tel est le plaisir de continuer à jouir de cette image parfaite que nous nous sommes formée de l’objet qui nous engage, que jusqu’à ce oui fatal,

L’on va chercher bien loin, plutôt que de mourir,
Quelque prétexte ami pour vivre et pour souffrir.

André Chénier

On connaît en France l’anecdote de mademoiselle de Sommery, qui, surprise en flagrant délit par son amant, lui nie le fait hardiment, et comme l’autre se récrie : « Ah ! je vois bien, lui dit-elle, que vous ne m’aimez plus ; vous croyez plus ce que vous voyez que ce que je vous dis. »

Se réconcilier avec une maîtresse adorée qui vous a fait une infidélité, c’est se donner à défaire à coups de poignard une cristallisation sans cesse renaissante. Il faut que l’amour meure, et votre cœur sentira avec d’affreux déchirements tous les pas de son agonie. C’est une des combinaisons les plus malheureuses de cette passion et de la vie ; il faudrait avoir la force de ne se réconcilier que comme ami.

  1. On compare la branche d’arbre garnie de diamants à la branche d’arbre effeuillée, et les contrastes rendent les souvenirs plus vifs.
  2. Exemple, l’amour d’Alfieri pour cette grande dame anglaise (milady Ligonier), qui faisait aussi l’amour avec-son laquais, et qui signait si plaisamment Pénélope. Vita, 2.