Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 38

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 194-204).

CHAPITRE XXXVIII

De la pique[1] d’amour-propre.


La pique est un mouvement de la vanité ; je ne veux pas que mon antagoniste l’emporte sur moi, et je prends cet antagoniste lui-même pour juge de mon mérite. Je veux faire effet sur son cœur. C’est pour cela qu’on va beaucoup au delà de ce qui est raisonnable.

Quelquefois pour justifier sa propre extravagance, l’on en vient au point de se dire que ce compétiteur a la prétention de nous faire sa dupe.

La pique étant une maladie de l’honneur, est beaucoup plus fréquente dans les monarchies, et ne doit se montrer que bien plus rarement dans les pays où règne l’habitude d’apprécier les actions par leur degré d’utilité, aux États-Unis d’Amérique, par exemple.

Tout homme, et un Français plus qu’un autre, abhorre d’être pris pour dupe ; cependant la légèreté de l’ancien caractère monarchique français[2] empêchait la pique de faire de grands ravages autre part que dans la galanterie ou l’amour-goût. La pique ne produisait des noirceurs remarquables que dans les monarchies où, par le climat, le caractère est plus sombre, (le Portugal, le Piémont).

Les provinciaux, en France, se font un modèle ridicule de ce que doit être dans le monde la considération d’un galant homme, et puis ils se mettent à l’affût, et sont là toute leur vie à observer si personne ne saute le fossé. Ainsi plus de naturel, ils sont toujours piqués et cette manie donne du ridicule même à leur amour. C’est après l’envie ce qui rend le plus insoutenable le séjour des petites villes, et c’est ce qu’il faut se dire lorsqu’on admire la situation pittoresque de quelqu’une d’elles. Les émotions les plus généreuses et les plus nobles sont paralysées par le contact de ce qu’il y a de plus bas dans les produits de la civilisation. Pour achever de se rendre affreux, ces bourgeois ne parlent que de la corruption des grandes villes[3].

La pique ne peut pas exister dans l’amour-passion, elle est de l’orgueil féminin : « Si je me laisse malmener par mon amant, il me méprisera et ne pourra plus m’aimer » ; ou elle est la jalousie avec toutes ses fureurs.

La jalousie veut la mort de l’objet qu’elle craint. L’homme piqué est bien loin de là, il veut que son ennemi vive et surtout soit témoin de son triomphe.

L’homme piqué verrait avec peine son rival renoncer à la concurrence, car cet homme peut avoir l’insolence de se dire au fond du cœur : si j’eusse continué à m’occuper de cet objet, je l’eusse emporté sur lui.

Dans la pique, on n’est nullement occupé du but apparent, il ne s’agit que de là victoire. C’est ce que l’on voit bien dans les amours des filles de l’Opéra ; si vous éloignez la rivale, la prétendue passion, qui allait jusqu’à se jeter par la fenêtre, tombe à l’instant.

L’amour par pique passe en un moment, au contraire de l’amour-passion. Il suffit que, par une démarche irréfragable, l’antagoniste avoue renoncer à la lutte. J’hésite cependant à avancer cette maxime, je n’en ai qu’un exemple, et qui me laisse des doutes. Voici le fait, le lecteur jugera. Dona Diana est une jeune personne de vingt-trois ans, fille d’un des plus riches et des plus fiers bourgeois de Séville. Elle est belle sans doute, mais d’une beauté marquée, et on lui accorde infiniment d’esprit et encore plus d’orgueil. Elle aimait passionnément, du moins en apparence, un jeune officier dont sa famille ne voulait pas. L’officier part pour l’Amérique avec Morillo ; ils s’écrivaient sans cesse. Un jour, chez la mère de Dona Diana, au milieu de beaucoup de monde, un sot annonce la mort de cet aimable jeune homme. Tous les yeux se tournent sur elle, elle ne dit que ces mots : C’est dommage, si jeune ! Nous avions justement lu, ce jour-là, une pièce du vieux Massinger, qui se termine d’une manière tragique, mais dans laquelle l’héroïne prend avec cette tranquillité apparente la mort de son amant. Je voyais la mère frémir malgré son orgueil et sa haine ; le père sortit pour cacher sa joie. Au milieu de tout cela et des spectateurs interdits, et faisant des yeux au sot narrateur, Dona Diana, la seule tranquille, continua la conversation comme si de rien n’était. Sa mère effrayée la fit observer par sa femme de chambre, il ne parut rien de changé dans sa manière d’être.

Deux ans après, un jeune homme très beau lui fait la cour. Encore cette fois, et toujours par la même raison, parce que le prétendant n’était pas noble, les parents de Dona Diana s’opposent violemment à ce mariage ; elle déclare qu’il se fera. Il s’établit une pique d’amour-propre entre la jeune fille et son père. On interdit au jeune homme l’entrée de la maison. On ne conduit plus Dona Diana à la campagne et presque plus à l’église ; on lui ôte avec un soin recherché tous les moyens possibles de rencontrer son amant. Lui se déguise et la voit en secret à de longs intervalles. Elle s’obstine de plus en plus et refuse les partis les plus brillants, même un titre et un grand établissement à la cour de Ferdinand VII. Toute la ville parle des malheurs de ces deux amants et de leur constance héroïque. Enfin, la majorité de Dona Diana approche ; elle fait entendre à son père qu’elle va jouir du droit de disposer d’elle-même. La famille forcée dans ses derniers retranchements, commence les négociations du mariage ; quand il est à moitié conclu, dans une réunion officielle des deux familles, après six années de constance, le jeune homme refuse Dona Diana[4].

Un quart d’heure après il n’y paraissait plus. Elle était consolée ; aimait-elle par pique ? ou est-ce une grande âme qui dédaigne de se donner, avec sa douleur, en spectacle au monde ?

Souvent l’amour-passion ne peut arriver, dirai-je au bonheur, qu’en faisant naître une pique d’amour-propre ; alors il obtient en apparence tout ce qu’il saurait désirer, ses plaintes seraient ridicules et paraîtraient insensées ; il ne peut pas faire confidence de son malheur, et cependant ce malheur il le touche et le vérifie sans cesse ; ses preuves sont entrelacées, si je puis ainsi dire, avec les circonstances les plus flatteuses et les plus faites pour donner des illusions ravissantes. Ce malheur vient présenter sa tête hideuse dans les moments les plus tendres, comme pour braver l’amant et lui faire sentir à la fois, et tout le bonheur d’être aimé de l’être charmant et insensible qu’il serre dans ses bras, et que ce bonheur ne sera jamais sien. C’est peut-être après la jalousie le malheur le plus cruel.

On se souvient encore, dans une grande ville[5], d’un homme doux et tendre, entraîné, par une rage de cette espèce, à donner la mort à sa maîtresse qui ne l’aimait que par pique contre sa sœur. Il l’engagea un soir à aller se promener sur mer en tête-à-tête, dans un joli canot qu’il avait préparé lui-même ; arrivé en haute mer, il touche un ressort, le canot s’ouvre et disparaît pour toujours.

J’ai vu un homme de soixante ans se mettre à entretenir l’actrice la plus capricieuse, la plus folle, la plus aimable, la plus étonnante du théâtre de Londres, miss Cornel. « Et vous prétendez qu’elle vous soit fidèle ? » lui disait-on. — Pas le moins du monde ; seulement elle m’aimera, et peut-être à la folie. »

Et elle l’a aimé un an entier, et souvent à en perdre la raison ; et elle a été jusqu’à trois mois de suite sans lui donner de sujets de plainte. Il avait établi une pique d’amour-propre choquante, sous beaucoup de rapports, entre sa maîtresse et sa fille.

La pique triomphe dans l’amour-goût, dont elle fait le destin. C’est l’expérience par laquelle on différencie le mieux l’amour-goût de l’amour-passion. C’est une vieille maxime de guerre que l’on dit aux jeunes gens, lorsqu’ils arrivent au régiment, que si l’on a un billet de logement pour une maison où il y a deux sœurs, et que l’on veuille être aimé de l’une d’elles, il faut faire la cour à l’autre. Auprès de la plupart. des femmes espagnoles jeunes, et qui font l’amour, si vous voulez être aimé, il suffit d’afficher de bonne foi et avec modestie, que vous n’avez rien dans le cœur pour la maîtresse de la maison. C’est de l’aimable général Lassale que je tiens cette maxime utile. C’est la manière la plus dangereuse d’attaquer l’amour-passion.

La pique d’amour-propre fait le lien des mariages les plus heureux, après ceux que l’amour a formés. Beaucoup de maris s’assurent pour de longues années l’amour de leur femme, en prenant une petite maîtresse deux mois après le mariage[6]. On fait naître l’habitude de ne penser qu’à un seul homme, et les liens de famille viennent la rendre invincible.

Si dans le siècle et à la cour de Louis XV, l’on a vu une grande dame (madame de Choiseul) adorer son mari[7], c’est qu’il paraissait avoir un intérêt vif pour sa sœur la duchesse de Grammont.

La maîtresse la plus négligée, dès qu’elle nous fait voir qu’elle préfère un autre homme, nous ôte le repos, et jette dans notre cœur toutes les apparences de la passion.

Le courage de l’Italien est un accès de colère, le courage de l’Allemand un moment d’ivresse, le courage de l’Espagnol un trait d’orgueil. S’il y avait une nation où le courage fût souvent une pique d’amour-propre entre les soldats de chaque compagnie, entre les régiments de chaque division, dans les déroutes comme il n’y aurait plus de point d’appui l’on ne saurait comment arrêter les armées de cette nation. Prévoir le danger et chercher à y porter remède serait le premier des ridicules parmi ces fuyards vaniteux.

« Il ne faut qu’avoir ouvert une relation quelconque d’un voyage chez les sauvages de l’Amérique-Nord, dit un des plus aimables philosophes français[8], pour savoir que le sort ordinaire des prisonniers de guerre est, non pas seulement d’être brûlés vifs et mangés, mais d’être auparavant liés à un poteau près d’un bûcher enflammé, pour y être pendant plusieurs heures tourmentés par tout ce que la rage peut imaginer de plus féroce et de plus raffiné. Il faut lire ce que racontent de ces affreuses scènes les voyageurs témoins de la joie cannibale des assistants, et surtout de la fureur des femmes et des enfants, et de leur plaisir atroce à rivaliser de cruauté. Il faut voir ce qu’ils ajoutent de la fermeté héroïque, du sang-froid inaltérable du prisonnier qui non seulement ne donne aucun signe de douleur, mais qui brave et défie ses bourreaux par tout ce que l’orgueil a de plus hautain, l’ironie de plus amer, le sarcasme de plus insultant ; chantant ses propres exploits, énumérant les parents, les amis des spectateurs qu’il a tués, détaillant les supplices qu’il leur a fait souffrir, et accusant tous ceux qui l’entourent de lâcheté, de pusillanimité, d’ignorance à savoir tourmenter ; jusqu’à ce que, tombant en lambeaux et dévoré vivant sous ses propres yeux, par ses ennemis enivrés de fureur, le dernier souffle de sa voix et sa dernière injure s’exhalent avec sa vie[9]. Tout cela serait incroyable chez les nations civilisées, paraîtra une fable à nos capitaines de grenadiers les plus intrépides, et sera un jour révoqué en doute par la postérité. »

Ce phénomène physiologique tient à un état particulier de l’âme du prisonnier qui établit entre lui, d’un côté, et tous ses bourreaux, de l’autre, une lutte d’amour-propre, une gageure de vanité à qui ne cédera pas.

Nos braves chirurgiens militaires ont souvent observé que des blessés qui, dans un état calme d’esprit et de sens, auraient poussé les hauts cris durant certaines opérations ne montrent, au contraire, que calme et grandeur d’âme, s’ils sont préparés d’une certaine manière. Il s’agit de les piquer d’honneur ; il faut prétendre, d’abord avec ménagement, puis avec contradiction irritante, qu’ils ne sont pas en état de supporter l’opération sans jeter des cris.

  1. Je sais que ce mot n’est pas trop français en ce sens, mais je ne trouve pas à le remplacer.
    En italien puntiglio, en anglais pique.
  2. Les trois quarts des grands seigneurs français, vers 1778, auraient été dans le cas d’être r de j, dans un pays où les lois auraient été exécutées sans acception de personnes.
  3. Comme ils se font la police les uns sur les autres, par envie, pour ce qui regarde l’amour, il y a moins d’amour en province et plus de libertinage. L’Italie est plus heureuse.
  4. Il y a chaque année plusieurs exemples de femmes abandonnées aussi vilainement, et je pardonne la défiance aux femmes honnêtes. — Mirabeau, Lettres à Sophie. L’opinion est sans force dans les pays despotiques : il n’y a de réel que l’amitié du pacha.
  5. Livourne, 1819.
  6. Voir les confessions d’un homme singulier (conte de mistress Opie).
  7. Lettres de madame du Deffant, Mémoires de Lauzun
  8. Volney, Tableau des États-Unis d’Amérique, p. 491-496.
  9. Un être accoutumé à un tel spectacle, et qui se sent exposé à en être le héros, peut n’être attentif qu’à la grandeur d’âme, et alors ce spectacle est le plus intime et le premier des plaisirs non actifs.