Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 39

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 205-212).

CHAPITRE XXXIX

De l’amour à querelles.


Il y en a deux espèces :

1o Celui où le querellant aime ;

2o Celui où il n’aime pas.

Si l’un des deux amants est trop supérieur dans les avantages qu’ils estiment tous les deux, il faut que l’amour de l’autre meure, car la crainte du mépris viendra tôt ou tard arrêter tout court la cristallisation.

Rien n’est odieux aux gens médiocres comme la supériorité de l’esprit : c’est là, dans le monde de nos jours, la source de la haine et si nous ne devons pas à ce principe, des haines atroces, c’est uniquement que les gens qu’il sépare ne sont pas obligés de vivre ensemble. Que sera-ce dans l’amour où tout étant naturel, surtout de la part de l’être. supérieur, la supériorité n’est masquée par aucune précaution sociale ? Pour que la passion puisse vivre, il faut que l’inférieur maltraite son partner, autrement celui-ci ne pourra pas fermer une fenêtre sans que l’autre ne se croie offensé.

Quant à l’être supérieur il se fait illusion, et l’amour qu’il sent, non seulement ne court aucun risque, mais presque toutes les faiblesses, dans ce que nous aimons, nous le rendent plus cher.

Immédiatement après l’amour-passion et payé de retour, entre gens de la même portée, il faut placer, pour la durée, l’amour à querelles, où le querellant n’aime pas. On en trouvera des exemples dans les anecdotes relatives à la duchesse de Berry (Mémoires de Duclos).

Participant à la nature des habitudes froides fondées sur le côté prosaïque et égoïste de la vie et compagnes inséparables de l’homme jusqu’au tombeau, cet amour peut durer plus longtemps que l’amour-passion lui-même. Mais ce n’est plus l’amour, c’est une habitude occasionnée par l’amour, et qui n’a de cette passion que les souvenirs et le plaisir physique. Cette habitude suppose nécessairement des âmes moins nobles. Chaque jour il se forme un petit drame. « Me grondera-t-il ? » qui occuper l’imagination comme dans l’amour-passion ; chaque jour on avait besoin de quelque nouvelle preuve de tendresse. Voir les anecdotes sur madame d’Houdetot et Saint-Lambert[1].

Il est possible que l’orgueil refuse de s’habituer à ce genre d’intérêt ; alors, après quelques mois de tempêtes, l’orgueil tue 1amour. Mais on voit cette noble passion résister longtemps avant d’expirer. Les petites querelles de l’amour heureux, font longtemps illusion à un cœur qui aime encore, et qui se voit maltraité. Quelques raccommodements tendres peuvent rendre la transition plus supportable. Sous le prétexte de quelque chagrin secret, de quelque malheur de fortune l’on excuse l’homme qu’on a beaucoup aimé ; on s’habitue enfin à être querellée. Où trouver, en effet, hors de l’amour-passion, hors du jeu, hors de la possession du pouvoir[2] quelque autre source d’intérêt de tous les jours, comparable à celle-là, pour la vivacité ? Si le querellant vient à mourir, on voit la victime qui survit ne se consoler jamais. Ce principe fait le lien de beaucoup de mariages bourgeois ; le grondé s’entend parler toute la journée de ce qu’il aime le mieux.

Il y a une fausse espèce d’amour à querelles. J’ai pris dans une lettre d’une femme d’infiniment d’esprit le chapitre 33 :

« Toujours un petit doute à calmer voilà ce qui fait la soif de tous les instants de l’amour-passion… Comme la crainte la plus vive ne l’abandonne jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer. »

Chez les gens bourrus ou mal élevés, ou d’un naturel extrêmement violent ce petit doute à calmer, cette crainte légère se manifestent par une querelle.

Si la personne aimée n’a pas l’extrême susceptibilité, fruit d’une éducation soignée, elle peut trouver plus de vivacité, et par conséquent plus d’agrément, dans un amour de cette espèce ; et même, avec toute la délicatesse possible, si l’on voit le furieux, première victime de ses transports, il est bien difficile de ne pas l’en aimer davantage. Ce que lord Mortimer regrette peut-être le plus dans sa maîtresse, ce sont les chandeliers qu’elle lui jetait à la tête. En effet, si l’orgueil pardonne, et admet de telles sensations, il faut convenir qu’elles font une cruelle guerre à l’ennui, ce grand ennemi des gens heureux.

Saint-Simon, l’unique historien qu’ait eu la France, dit (tome 5, page 43) : « Après maintes passades, la duchesse de Berri s’était éprise, tout de bon, de Riom, cadet de la maison d’Aydie, fils d’une sœur de madame de Biron. Il n’avait ni figure, ni esprit ; c’était un gros garçon, court, joufflu et pâle, qui, avec beaucoup de bourgeons, ne ressemblait pas mal à un abcès ; il avait de belles dents et n’avait pas imaginé causer une passion qui, en moins de rien, devint effrénée ; et qui dura toujours, sans néanmoins empêcher les passades et les goûts de traverse ; il n’avait rien vaillant, mais force frères et sœurs qui n’en avaient pas davantage. M. et madame de Pons, dame d’atour de madame la duchesse de Berri, étaient de leurs parents et de la même province ; ils firent venir le jeune homme, qui était lieutenant de dragons, pour tâcher d’en faire quelque chose. À peine fut-il arrivé, que le goût se déclara, et il fut le maître au Luxembourg.

« M. de Lauzun, dont il était petit neveu, en riait sous cape ; il était ravi, et se voyait renaître en lui, au Luxembourg, du temps de Mademoiselle ; il lui donnait des instructions, et Riom, qui était doux et naturellement poli et respectueux, bon et honnête garçon, les écoutait : mais bientôt il sentit le pouvoir de ses charmes, qui ne pouvaient captiver que l’incompréhensible fantaisie de cette princesse. Sans en abuser avec autre personne, il se fit aimer de tout le monde ; mais il traita sa duchesse comme M. de Lauzun avait traité Mademoiselle. Il fut bientôt paré des plus riches dentelles, des plus riches habits, muni d’argent, de boucles, de joyaux ; il se faisait désirer, se plaisait à donner de la jalousie à la princesse, et à paraître jaloux lui-même ; souvent il la faisait pleurer : peu à peu il la mit sur le pied de ne rien faire sans sa permission, pas même les choses indifférentes : tantôt prête à sortir pour aller à l’Opéra, il la faisait demeurer ; d’autres fois il l’y faisait aller malgré elle ; il l’obligeait à faire du bien à des dames qu’elle n’aimait point, ou dont elle était jalouse ; et du mal à des gens qui lui plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu’à sa parure, elle n’avait pas la moindre liberté ; il se divertissait à la faire décoiffer, ou à lui faire changer d’habits, quand elle était toute prête ; et cela si souvent, et quelquefois si publiquement, qu’il l’avait accoutumée, le soir, à prendre ses ordres pour la parure et l’occupation du lendemain, et le lendemain il changeait tout, et la princesse pleurait tant et plus ; enfin elle en était venue à lui envoyer des messages par des valets affidés, car il logea presque en arrivant au Luxembourg ; et les messages se réitéraient plusieurs fois pendant sa toilette pour savoir quels rubans elle mettrait, et ainsi de l’habit et des autres parures, et presque toujours il lui faisait porter ce qu’elle ne voulait point. Si quelquefois elle osait se licencier à la moindre chose sans son congé, il la traitait comme une servante, et les pleurs duraient souvent plusieurs jours.

« Cette princesse si superbe, et qui se plaisait tant à montrer et à exercer le plus démesuré orgueil, s’avilit à faire des repas obscurs avec lui et avec des gens sans aveu ; elle avec qui nul ne pouvait manger s’il n’était prince du sang. Le jésuite Riglet, qu’elle avait connu enfant, et qui l’avait cultivée, était admis dans ces repas particuliers, sans qu’il en eût honte, ni que la duchesse en fût embarrassée : madame de Mouchy était la confidente de toutes ces étranges particularités ; elle et Riom mandaient les convives et choisissaient les jours. Cette dame raccommodait les amants, et cette vie était toute publique au Luxembourg, où tout s’adressait à Riom, qui de son côté avait soin de bien vivre avec tous, et avec un air de respect qu’il refusait, en public, à sa seule princesse. Devant tous, il lui faisait des réponses brusques qui faisaient baisser les yeux aux présents, et rougir la duchesse, qui ne contraignait point ses manières passionnées pour lui. »

Riom était pour la duchesse un remède souverain à l’ennui.

Une femme célèbre dit tout à coup au général Bonaparte, alors jeune héros couvert de gloire et sans crimes envers la liberté : « Général, une femme ne peut être que votre épouse ou votre sœur. » Le héros ne comprit pas le compliment ; l’on s’en est vengé par de belles injures. Ces femmes-là aiment à être méprisées par leur amant, elles ne l’aiment que cruel.

  1. Mémoires de madame d’Épinay, je crois, ou de Marmontel.
  2. Quoi qu’en disent certains ministres hypocrites, le pouvoir est le premier des plaisirs. Il me semble que l’amour seul peut l’emporter, et l’amour est une maladie heureuse qu’on ne peut se procurer comme un ministère.