Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 39 ter

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 217-220).

CHAPITRE XXXIX ter

Her passion will die like a lamp for want of what the flame should feed upon.
Lammermoor, II, 116.


L’ami guérisseur doit bien se garder des mauvaises raisons, par exemple de parler d’ingratitude. C’est ressusciter la cristallisation que de lui ménager une victoire et un nouveau plaisir.

Il ne peut pas y avoir d’ingratitude en amour ; le plaisir actuel paye toujours, et au delà, les sacrifices les plus grands, en apparences. Je ne vois pas d’autres torts possibles que le manque de franchise ; il faut accuser juste l’état de son cœur.

Pour peu que l’ami guérisseur attaque l’amour de front, l’amant répond : « Être amoureux, même avec la colère de ce qu’on aime, ce n’en est pas moins, pour m’abaisser à votre style de marchand, avoir un billet à une loterie, dont le bonheur est à mille lieues au-dessus de tout ce que vous pouvez m’offrir, dans votre monde, d’indifférence et d’intérêt personnel. Il faut avoir beaucoup de vanité et de la bien petite pour être heureux parce qu’on vous reçoit bien. Je ne blâme point les hommes d’en agir ainsi dans leur monde. Mais, auprès de Léonore, je trouvais un monde où tout était céleste, tendre, généreux. La plus sublime et presque incroyable vertu de votre monde, dans nos entretiens, ne comptait que pour une vertu ordinaire et de tous les jours. Laissez-moi au moins rêver au bonheur de passer ma vie auprès d’un tel être. Quoique je voie bien que la calomnie m’a perdu et que je n’ai plus d’espoir, du moins je lui ferai le sacrifice de ma vengeance ».

On ne peut guère arrêter l’amour que dans les commencements. Outre le prompt départ, et les distractions obligées du grand monde, comme dans le cas de la comtesse Kalemberg, il y a plusieurs petites ruses, que l’ami guérisseur peut mettre en usage. Par exemple il fera tomber sous vos yeux, comme par hasard, que la femme que vous aimez, n’a pas pour vous, hors de ce qui fait l’objet de la guerre, les égards de politesse et d’estime qu’elle accordait à un rival. Les plus petites choses suffisent, car tout est signe en amour ; par exemple elle ne vous donne pas le bras pour monter à sa loge ; cette niaiserie prise au tragique par un cœur passionné, liant une humiliation à chaque jugement qui forme la cristallisation, empoisonne la source de l’amour, et peut le détruire.

On peut faire accuser la femme qui se conduit mal avec notre ami d’un défaut physique et ridicule, impossible à vérifier ; si l’amant pouvait vérifier la calomnie, même quand il la trouverait fondée, elle serait rendue dévorable par l’imagination, et bientôt il n’y paraîtrait pas. Il n’y a que l’imagination qui puisse se résister à elle-même ; Henri III le savait bien quand il médisait de la célèbre duchesse de Montpensier.

C’est donc l’imagination qu’il faut surtout garder chez une jeune fille que l’on veut préserver de l’amour. Et moins elle aura de vulgarité dans l’esprit, plus son âme sera noble et généreuse, plus en un mot elle sera digne de nos respects, plus grand sera le danger qu’elle court.

Il est toujours périlleux, pour une jeune personne, de souffrir que ses souvenirs s’attachent d’une manière répétée, et avec trop de complaisance, au même individu. Si la reconnaissance, l’admiration, ou la curiosité viennent redoubler les liens du souvenir, elle est presque sûrement sur le bord du précipice. Plus grand est l’ennui de la vie habituelle, plus sont actifs les poisons nommés gratitude, admiration, curiosité. Il faut alors une rapide, prompte et énergique distraction.

C’est ainsi qu’un peu de rudesse et de non-curance dans le premier abord, si la drogue est administrée avec naturel, est presque un sûr moyen de se faire respecter d’une femme d’esprit.

fin du premier volume