Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 39 bis

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 213-216).

CHAPITRE XXXIX bis

Remèdes à l’amour.


Le saut de Leucade était une belle image dans l’antiquité. En effet, le remède à l’amour est presque impossible. Il faut non seulement le danger qui rappelle fortement l’attention de l’homme au soin de sa propre conservation[1], mais il faut, ce qui est bien plus difficile, la continuité d’un danger piquant, et que l’on puisse éviter par adresse, afin que l’habitude de penser à sa propre conservation ait le temps de naître. Je ne vois guère qu’une tempête de seize jours, comme celle de don Juan[2], ou le naufrage de M. Cochelet parmi les Maures, autrement l’on prend bien vite l’habitude du péril, et même l’on se remet à songer à ce qu’on aime, avec plus de charme encore, quand on est en vedette, à vingt pas de l’ennemi.

Nous l’avons répété sans cesse, l’amour d’un homme qui aime bien jouit ou frémit de tout ce qu’il s’imagine, et il n’y a rien dans la nature qui ne lui parle de ce qu’il aime. Or jouir et frémir fait une occupation fort intéressante, et auprès de laquelle toutes les autres pâlissent.

Un ami qui veut procurer la guérison du malade, doit d’abord être toujours du parti de la femme aimée, et tous les amis qui ont plus de zèle que d’esprit, ne manquent pas de faire le contraire.

C’est attaquer, avec des forces trop ridiculeusement inégales, cet ensemble d’illusions charmantes que nous avons appelé autrefois cristallisations[3].

L’ami guérisseur doit avoir devant les yeux que s’il se présente une absurdité à croire, comme il faut pour l’amant ou la dévorer ou renoncer à tout ce qui l’attache à la vie, il la dévorera, et, avec tout l’esprit possible, niera dans sa maîtresse les vices les plus évidents et les infidélités les plus atroces. C’est ainsi que dans l’amour-passion, avec un peu de temps, tout se pardonne.

Dans les caractères raisonnables et froids, il faudra, pour que l’amant dévore les vices, qu’il ne les aperçoive qu’après plusieurs mois de passion[4].

Bien loin de chercher grossièrement et ouvertement à distraire l’amant, l’ami guérisseur doit lui parler à satiété, et de son amour et de sa maîtresse, et en même temps, faire naître sous ses pas une foule de petits événements. Quand le voyage isole il n’est pas remède[5], et même rien ne rappelle plus tendrement ce qu’on aime, que les contrastes. C’est au milieu des brillants salons de Paris, et auprès des femmes vantées comme les plus aimables, que j’ai le plus aimé ma pauvre maîtresse, solitaire et triste, dans son petit appartement, au fond de la Romagne[6].

J’épiais sur la pendule superbe du brillant salon où j’étais exilé, l’heure où elle sort à pied, et par la pluie, pour aller voir son amie. C’est en cherchant à l’oublier que j’ai vu que les contrastes sont la source de souvenirs moins vifs, mais bien plus célestes que ceux que l’on va chercher aux lieux où jadis on l’a rencontrée.

Pour que l’absence soit utile, il faut que l’ami guérisseur soit toujours là, pour faire faire à l’amant toutes les réflexions possibles sur les événements de son amour, et qu’il tâche de rendre ses réflexions ennuyeuses, par leur longueur ou leur peu d’à-propos ; ce qui leur donne l’effet de lieux communs : par exemple être tendre et sentimental après un dîner égayé de bons vins.

S’il est si difficile d’oublier une femme auprès de laquelle on a trouvé le bonheur, c’est qu’il est certains moments que l’imagination ne peut se lasser de représenter et d’embellir.

Je ne dis rien de l’orgueil, remède cruel et souverain, mais qui n’est pas à l’usage des âmes tendres.

Les première scènes du Romeo de Shakespeare, forment un tableau admirable : il y a loin de l’homme qui se dit tristement « She hath forsworn to love », à celui qui s’écrie au comble du bonheur : « Come what sorrow can ! »

  1. Le danger de Henri Morton, dans la Clyde.
    Old Mortality, tome IV, page 224.
  2. Du trop vanté lord Byron.
  3. Uniquement pour abréger, et en demandant pardon du mot nouveau.
  4. Madame Dornal et Serigny, Confessions du comte * * * Duclos. Voir la note 4 de la page 68 ; mort du général Abdhallah, à Bologne.
  5. J’ai pleuré presque tous les jours (Précieuses paroles du 10 juin).
  6. Saiviati