Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 8

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 51-56).

CHAPITRE VIII

This was her favoured fairy realm, and here she erected her aërial palaces
Lammermoor, I, 70.


Une jeune fille de dix-huit ans, n’a pas assez de cristallisation en son pouvoir, forme des désirs trop bornés par le peu d’expérience qu’elle a des choses de la vie, pour être en état d’aimer avec autant de passion qu’une femme de vingt-huit.

Ce soir j’exposais cette doctrine à une femme d’esprit qui prétend le contraire. « L’imagination d’une jeune fille n’étant glacée par aucune expérience désagréable, et le feu de la première jeunesse se trouvant dans toute sa force, il est possible qu’à propos d’un homme quelconque, elle se crée une image ravissante. Toutes les fois qu’elle rencontrera son amant, elle jouira, non de ce qu’il est en effet, mais de cette image délicieuse qu’elle se sera créée.

« Plus tard, détrompée de cet amant et de tous les hommes, l’expérience de la triste réalité a diminué chez elle le pouvoir de la cristallisation, la méfiance a coupé les ailes à l’imagination. À propos de quelque homme que ce soit, fût-il un prodige, elle ne pourra plus se former une image aussi entraînante ; elle ne pourra donc plus aimer avec le même feu que dans la première jeunesse. Et comme en amour on ne jouit que de l’illusion qu’on se fait, jamais l’image qu’elle pourra se créer à vingt-huit ans n’aura le brillant et le sublime de celle sur laquelle était fondé le premier amour à seize, et le second amour semblera toujours d’une espèce dégénérée. » — « Non madame, la présence de la méfiance qui n’existait pas à seize ans, est évidemment ce qui doit donner une couleur différente à ce second amour. Dans la première jeunesse, l’amour est comme un fleuve immense qui entraîne tout dans son cours, et auquel on sent qu’on ne saurait résister. Or une âme tendre se connaît à vingt-huit ans ; elle sait que si pour elle il est encore du bonheur dans la vie, c’est à l’amour qu’il faut le demander ; il s’établit, dans ce pauvre cœur agité, une lutte terrible entre l’amour et la méfiance. La cristallisation avance lentement ; mais celle qui sort victorieuse de cette épreuve terrible, où l’âme exécute tous ses mouvements à la vue continue du plus affreux danger, est mille fois plus brillante et plus solide que la cristallisation de seize ans, où par le privilège de l’âge, tout était gaieté et bonheur.

« Donc l’amour doit être moins gai et plus passionné[1] ».

Cette conversation (Bologne, 9 mars 1820) qui contredit un point qui me semblait si clair, me fait penser de plus en plus qu’un homme ne peut presque rien dire de sensé sur ce qui se passe au fond du cœur d’une femme tendre ; quant à une coquette c’est différent : nous avons aussi des sens et de la vanité.

La dissemblance entre la naissance de l’amour chez les deux sexes doit provenir de la nature de l’espérance qui n’est pas la même. L’un attaque et l’autre défend ; l’un demande et l’autre refuse ; l’un est hardi, l’autre très timide.

L’homme se dit : Pourrai-je lui plaire ? voudra-t-elle m’aimer ?

La femme : N’est-ce point par jeu qu’il me dit qu’il m’aime ? est-ce un caractère solide ? peut-il se répondre à soi-même de la durée de ses sentiments ? C’est ainsi que beaucoup de femmes regardent et traitent comme un enfant un jeune homme de vingt-trois ans ; s’il a fait six campagnes, tout change pour lui, c’est un jeune héros.

Chez l’homme l’espoir dépend simplement des actions de ce qu’il aime ; rien de plus aisé à interpréter. Chez les femmes l’espérance doit être fondée sur des considérations morales très difficiles à bien apprécier. La plupart des hommes sollicitent une preuve d’amour qu’ils regardent comme dissipant tous les doutes ; les femmes ne sont pas assez heureuses pour pouvoir trouver une telle preuve ; et il y a ce malheur dans la vie, que ce qui fait la sécurité et le bonheur de l’un des amants, fait le danger et presque l’humiliation de l’autre.

En amour, les hommes courent le hasard du tourment secret de l’âme, les femmes s’exposent aux plaisanteries du public ; elles sont plus timides, et d’ailleurs l’opinion est beaucoup plus pour elle, car sois considérée, il le faut[2].

Elles n’ont pas un moyen sûr de subjuguer l’opinion en exposant un instant leur vie.

Les femmes doivent donc être beaucoup plus méfiantes. En vertu de leurs habitudes, tous les mouvements intellectuels qui forment les époques de la naissance de l’amour, sont chez elles plus doux, plus timides, plus lents, moins décidés ; il y a donc plus de dispositions à la constance, elles doivent se désister moins facilement d’une cristallisation commencée.

Une femme, en voyant son amant, réfléchit avec rapidité ou se livre au bonheur d’aimer, bonheur dont elle est tirée désagréablement s’il fait la moindre attaque, car il faut quitter tous les plaisirs pour courir aux armes.

Le rôle de l’amant est plus simple ; il regarde les yeux de ce qu’il aime, un seul sourire peut le mettre au comble du bonheur, et il cherche sans cesse à l’obtenir[3]. Un homme est humilié de la longueur du siège ; elle fait au contraire la gloire d’une femme.

Une femme est capable d’aimer et, dans un an entier, de ne dire que dix ou douze mots à l’homme qu’elle préfère. Elle tient note au fond de son cœur du nombre de fois qu’elle l’a vu ; elle est allée deux fois avec lui au spectacle, deux autres fois s’est trouvée à dîner avec lui, il l’a saluée trois fois à la promenade.

Un soir, à un petit jeu, il lui a baisé la main ; on remarque que depuis elle ne permet plus, sous aucun prétexte et même au risque de paraître singulière, qu’on lui baise la main.

Dans un homme, on appellerait cette conduite de l’amour féminin, nous disait Léonore.

  1. Épicure disait que le discernement est nécessaire à la possession du plaisir.
  2. On se rappelle la maxime de Beaumarchais : « La nature dit à la femme, sois belle si tu peux, sage si tu veux, mais sois considérée, il le faut. » Sans considération, en France point d’admiration, partant point d’amour.
  3. Quando legemmo il disiato riso
    Esser baciato da cotanto amante,
    Questi che mai da me non fia diviso,
    La bocca mi bació tutto tremante.
    Francesca da Rimini. Dante.