Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Préface 4

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 17-26).

DERNIÈRE PRÉFACE[1]

Je viens solliciter l’indulgence du lecteur pour la forme singulière de cette Physiologie de l’Amour.

Il y a vingt-huit ans (en 1842) que les bouleversements qui suivirent la chute de Napoléon me privèrent de mon état. Deux ans auparavant, le hasard me jeta, immédiatement après les horreurs de la retraite de Russie, au milieu d’une ville aimable où je comptais bien passer le reste de mes jours, ce qui m’enchantait. Dans l’heureuse Lombardie, à Milan, à Venise, la grande, ou, pour mieux dire, l’unique affaire de la vie, c’est le plaisir. Là, aucune attention pour les faits et gestes du voisin ; on ne s’y préoccupe de ce qui nous arrive qu’à peine. Si l’on aperçoit l’existence du voisin, on ne songe pas à le haïr. Ôtez l’envie des occupations d’une ville de Province, en France, que reste-t-il ? L’absence, l’impossibilité de la cruelle envie, forme la partie la plus certaine de ce bonheur, qui attire tous les provinciaux à Paris.

À la suite des bals masqués du carnaval de 1820, qui furent plus brillants que de coutume, la société de Milan vit éclater cinq ou six démarches complètement folles ; bien que l’on soit accoutumé dans ce pays-là à des choses qui passeraient pour incroyables en France, l’on s’en occupa un mois entier. Le ridicule ferait peur dans ce pays-ci à des actions tellement baroques ; j’ai besoin de beaucoup d’audace seulement pour oser en parler. Un soir, qu’on raisonnait profondément sur les effets et les causes de ces extravagances, chez l’aimable madame Pietra Grua, qui, par extraordinaire, ne se trouvait mêlée à aucune de ces folies, je vins à penser qu’avant un an, peut-être, il ne me resterait qu’un souvenir bien incertain de ces faits étranges et des causes qu’on leur attribuait. Je me saisis d’un programme de concert, sur lequel j’écrivis quelques mots au crayon. On voulut faire un pharaon ; nous étions trente assis autour d’une table verte ; mais la conversation était tellement animée, qu’on oubliait de jouer. Vers la fin de la soirée survint le colonel Scotti, un des hommes les plus aimables de l’armée italienne ; on lui demanda son contingent de circonstances relatives aux faits bizarres qui nous occupaient ; il nous raconta, en effet, des choses dont le hasard l’avait rendu le confident, et qui leur donnaient un aspect tout nouveau. Je repris mon programme de concert, et j’ajoutai ces nouvelles circonstances.

Ce recueil de particularités sur l’amour a été continué de la même manière, au crayon et sur des chiffons de papier, pris dans les salons où j’entendais raconter les anecdotes. Bientôt je cherchai une loi commune pour reconnaître les divers degrés. Deux mois après, la peur d’être pris pour un carbonaro me fit revenir à Paris, seulement pour quelques mois, à ce que je croyais ; mais jamais je n’ai revu Milan, où j’avais passé sept années.

À Paris je mourais d’ennui ; j’eus l’idée de m’occuper encore de l’aimable pays d’où la peur m’avait chassé ; je réunis en liasse mes morceaux de papier, et je fis cadeau du cahier à un libraire ; mais bientôt une difficulté survint ; l’imprimeur déclara qu’il lui était impossible de travailler sur des notes écrites au crayon. Je vis bien qu’il trouvait cette sorte de copie au-dessous de sa dignité. Le jeune apprenti d’imprimerie qui me rapportait mes notes paraissait tout honteux du mauvais compliment dont on l’avait chargé ; il savait écrire : je lui dictai les notes au crayon.

Je compris aussi que la discrétion me faisait un devoir de changer les noms propres et surtout d’écourter les anecdotes. Quoiqu’on ne lise guère à Milan, ce livre, si on l’y portait, eût pu sembler une atroce méchanceté.

Je publiai donc un livre malheureux. J’aurai la hardiesse d’avouer qu’à cette époque j’avais l’audace de mépriser le style élégant. Je voyais le jeune apprenti tout occupé d’éviter les terminaisons de phrases peu sonores et les suites de mots formant des sons baroques. En revanche, il ne se faisait faute de changer à tout bout de champ les circonstances des faits difficiles à exprimer : Voltaire, lui-même, a peur des choses difficiles à dire.

L’Essai sur l’Amour ne pouvait valoir que par le nombre de petites nuances de sentiment que je priais le lecteur de vérifier dans ses souvenirs, s’il était assez heureux pour en avoir. Mais il y avait bien pis ; j’étais alors, comme toujours, fort peu expérimenté en choses littéraires ; le libraire auquel j’avais fait cadeau du manuscrit l’imprima sur mauvais papier et dans un format ridicule. Aussi, me dit-il au bout d’un mois, comme je lui demandais des nouvelles du livre : « On peut dire qu’il est sacré, car personne n’y touche. »

Je n’avais pas même eu l’idée de solliciter des articles dans les journaux ; une telle chose m’eût semblé une ignominie. Aucun ouvrage, cependant, n’avait un plus pressant besoin d’être recommandé à la patience du lecteur. Sous peine de paraître inintelligible dès les premières pages, il fallait porter le public à accepter le mot nouveau de cristallisation, proposé pour exprimer vivement cet ensemble de folies étranges que l’on se figure comme vraies et même comme indubitables à propos de la personne aimée.

En ce temps-là, tout pénétré, tout amoureux des moindres circonstances que je venais d’observer dans cette Italie que j’adorais, j’évitais soigneusement toutes les concessions, toutes les aménités de style qui eussent pu rendre l’Essai sur l’Amour moins singulièrement baroque aux yeux des gens de lettres.

D’ailleurs, je ne flattais point le public ; c’était l’époque où, toute froissée de nos malheurs, si grands et si récents, la littérature semblait n’avoir d’autre occupation que de consoler notre vanité malheureuse ; elle faisait rimer gloire avec victoire, guerriers avec lauriers, etc. L’ennuyeuse littérature de cette époque semble ne chercher jamais les circonstances vraies des sujets qu’elle a l’air de traiter ; elle ne veut qu’une occasion de compliments pour ce peuple esclave de la mode, qu’un grand homme avait appelé la grande nation, oubliant qu’elle n’était grande qu’avec la condition de l’avoir pour chef.

Le résultat de mon ignorance des conditions du plus humble succès fut de ne trouver que dix-sept lecteurs de 1822 à 1833 ; c’est à peine si, après vingt ans d’existence, l’Essai sur l’Amour a été compris d’une centaine de curieux. Quelques-uns ont eu la patience d’observer les diverses phases de cette maladie chez les personnes atteintes autour d’eux ; car, pour comprendre cette passion, que depuis trente ans, la peur du ridicule cache avec tant de soin parmi nous, il faut en parler comme d’une maladie ; c’est par ce chemin-là que l’on peut arriver quelquefois à la guérir.

Ce n’est, en effet, qu’après un demi-siècle de révolutions qui tour à tour se sont emparées de toute notre attention ; ce n’est, en effet, qu’après cinq changements complets dans la forme et dans les tendances de nos gouvernements, que la révolution commence seulement à entrer dans nos mœurs. L’amour, ou ce qui le remplace le plus communément en lui volant son nom, l’amour pouvait tout en France sous Louis XV : les femmes de la cour faisaient des colonels ; cette place n’était rien moins que la plus belle du pays. Après cinquante ans, il n’y a plus de cour, et les femmes les plus accréditées dans la bourgeoisie régnante, ou dans l’aristocratie boudante, ne parviendraient pas à faire donner un débit de tabac dans le moindre bourg.

Il faut bien l’avouer, les femmes ne sont plus à la mode dans nos salons si brillants, les jeunes gens de vingt ans affectent de ne point leur adresser la parole ; ils aiment bien mieux entourer le parleur grossier qui, avec son accent de province, traite de la question des capacités, et tâcher d’y glisser leur mot. Les jeunes gens riches qui se piquent de paraître frivoles, afin d’avoir l’air de continuer la bonne compagnie d’autrefois, aiment bien mieux parler chevaux et jouer gros jeu dans des cercles où des femmes ne sont point admises. Le sang-froid mortel qui semble présider aux relations des jeunes gens avec les femmes de vingt-cinq ans, que l’ennui du mariage rend à la société, fera peut-être accueillir, par quelques esprits sages, cette description scrupuleusement exacte des phases successives de la maladie que l’on appelle amour.

L’effroyable changement qui nous a précipités dans l’ennui actuel et qui rend inintelligible la société de 1778, telle que nous la trouvons dans les lettres de Diderot à mademoiselle Voland, sa maîtresse, ou dans les mémoires de madame d’Épinay, peut faire rechercher lequel de nos gouvernements successifs a tué parmi nous la faculté de s’amuser, et nous a rapprochés du peuple le plus triste de la terre. Nous ne savons pas même copier leur parlement et l’honnêteté de leurs partis, la seule chose passable qu’ils aient inventée. En revanche, la plus stupide de leurs tristes conceptions, l’esprit de dignité, est venu remplacer parmi nous la gaieté française, qui ne se rencontre plus guère que dans les cinq cents bals de la banlieue de Paris, ou dans le midi de la France, passé Bordeaux.

Mais lequel de nos gouvernements successifs nous a valu l’affreux malheur de nous angliser ? Faut-il accuser ce gouvernement énergique de 1793, qui empêcha les étrangers de venir camper sur Montmartre ? ce gouvernement qui, dans peu d’années, nous semblera héroïque, et forme le digne prélude de celui qui, sous Napoléon, alla porter notre nom dans toutes les capitales de l’Europe.

Nous oublierons la bêtise bien intentionnée du Directoire, illustré par les talents de Carnot et par l’immortelle campagne de 1796-1797, en Italie.

La corruption de la cour de Barras rappelait encore la gaieté de l’ancien régime ; les grâces de madame Bonaparte montraient que nous n’avions dès lors aucune prédilection pour la maussaderie et la morgue des Anglais.

La profonde estime dont, malgré l’esprit d’envie du faubourg Saint-Germain, nous ne pûmes nous défendre pour la façon de gouverner du premier consul, et les hommes du premier mérite qui illustrèrent la société de Paris, tels que les Cretet, les Daru, etc., ne permettent pas de faire peser sur l’Empire la responsabilité du changement notable qui s’est opéré dans le caractère français pendant cette première moitié du xixe siècle.

Inutile de pousser plus loin mon examen : le lecteur réfléchira et saura bien conclure…

  1. Terminée le 15 mars 1842 ; Beyle est mort le 23 du même mois, c’est donc très probablement son dernier écrit.
    Note de Colomb.