Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Préface 3

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 15-16).

DEUXIÈME ESSAI DE PRÉFACE[1]

Je n’écris que pour cent lecteurs, et de ces êtres malheureux, aimables, charmants, point hypocrites, point moraux, auxquels je voudrais plaire ; j’en connais à peine un ou deux. De tout ce qui ment pour avoir de la considération comme écrivain, je n’en fais aucun cas. Ces belles dames-là doivent lire le compte de leur cuisinière et le sermonnaire à la mode, qu’il s’appelle Massillon ou madame Necker, pour pouvoir en parler avec les femmes graves qui dispensent la considération. Et qu’on le remarque bien, ce beau grade s’obtient toujours, en France, en se faisant le grand prêtre de quelque sottise. Avez-vous été dans votre vie six mois malheureux par amour ? dirais-je à quelqu’un qui voudrait lire ce livre.

Ou, si votre âme n’a senti dans la vie d’autre malheur que celui de penser à un procès, ou de n’être pas nommé député à la dernière élection, ou de passer pour avoir moins d’esprit qu’à l’ordinaire à la dernière saison des eaux d’Aix, — je continuerai mes questions indiscrètes, et vous demanderai si vous avez lu dans l’année quelqu’un de ces ouvrages insolents qui forcent le lecteur à penser ? Par exemple, l’Émile de J.-J. Rousseau, ou les six volumes de Montaigne ? Que si vous n’avez jamais été malheureux par cette faiblesse des âmes fortes, que si vous n’avez pas l’habitude, contre nature, de penser en lisant, ce livre-ci vous donnera de l’humeur contre l’auteur ; car il vous fera soupçonner qu’il existe un certain bonheur que vous ne connaissez pas, et que connaissait mademoiselle de Lespinasse.


  1. Mai 1834.