Stendhal - Rome, Naples et Florence, III, 1927, éd. Martineau

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STENDHAL

ROME
NAPLESETFLORENCE
EN 1817
The smile which sank into his heart the first time he ever beheld her, played round her lips ever after : the look with which her eyes first met his, never passed away. The image of his mistress still haunted his mind, and was recalled by every object in nature. Even death could not dissoive the fine illusion : for that which exists in the imagination is alone imperissable. As our feelings become more ideal, the impression of the moment indeed become less violent. The blow is felt only by reflection ; it is the rebound that is fatal.
(Mémoires d’Holcroft.)




PARIS
LE DIVAN
37, Rue Bonaparte, 37

MCMXXVII

PRÉFACE

Il ne faut pas chercher d’art dans cet ouvrage ; c’est une esquisse que la nature seule a dictée. Chaque soir j’écrivais ce qui m’avait le plus frappé. J’étais souvent si fatigué, que j’avais à peine le courage de prendre mon papier. Je n’ai presque rien changé à ces phrases incorrectes, mais inspirées par Îles objets qu’elles décrivent : sans doute beaucoup d’expressions manquent de mesure.

La musique est le seul art qui vive encore en Italie. Excepté un homme unique, il y a là des peintres et des sculpteurs, comme il y en a à Paris et à Londres. La musique au contraire a encore un peu de ce feu créateur qui anima successivement, en ce pays, la poésie, la peinture et enfin les Pergolèse et les Cimarosa. Le feu divin fut allumé jadis par la liberté et les mœurs grandioses des républiques du moyen âge.

On verra la progression naturelle des sentiments de l’auteur. D’abord il veut s’occuper de musique : la musique est la peinture des passions. Il voit les mœurs des Italiens ; de là il passe aux gouvernements qui font naître les mœurs ; de là à l’influence d’un homme sur l’Italie. Telle est la malheureuse étoile de notre siècle, l’auteur ne voulait que s’amuser, et son tableau finit par se noircir des tristes teintes de la politique.

ROME

NAPLES ET FLORENCE

EN 1817[1]


Parme, 1er décembre 1816. — Je m’arrache à Milan. Je ne m’arrête qu’une heure à Parme, pour les fresques sublimes du Corrège. La Madone, bénie par Jésus, à la bibliothèque, me touche jusqu’aux larmes.


Bologne, 2 décembre. — J’ai passé trente-six heures ici, vu dix galeries superbes, et entendu deux concerts. Peu de science et beaucoup de sentiment. Une jeune fille de dix-huit ans chante mieux ici que les plus grands professeurs en France ; le moindre pianiste français en sait plus que les Italiens les plus renommés. Il n’y a pas de spectacle. Je suis présenté aux savants ; quels sots ! En Italie, ou des génies bruts qui étonnent par leur profondeur et leur inculture, ou des pédants sans la plus petite idée.



Florence, 7 décembre. — La comtesse P… me dit, en me montrant le jeune due Mel… : « Il ne vit que pour aimer le beau idéal dans tous les genres ; mais, séduit par les formes, il suppose la perfection morale inséparable de la beauté. » J’ai soutenu la conversation, pendant trois heures, avec ce jeune duc qui a deux cent mille livres de rente et vingt-deux ans, et il ne m’a pas fait comprendre qu’il était duc. On dira en France que j’exagère.


Viterbe, 9 décembre. — S’il est une route abominable au monde, c’est celle de Florence à Rome, par Sienne. Les voyageurs se moquent bien de nous, lorsqu’ils nous parlent de la belle Italie. La route de Florence à Rome m’a fortement rappelé la Champagne. Seulement, la plaine aride se change en collines désolées.


Rome, 10 décembre. — J’entre à Rome par cette fameuse Porte du Peuple ; j’ai mon logement sur le Cours, dans le Palais Ruspoli. Ah ! que nous sommes dupes ! Cela est inférieur à l’entrée de presque toutes les grandes villes de ma connaissance ; à mille lieues au-dessous de Berlin. Que dirai-je de l’entrée à Paris par l’arc-de-triomphe de l’Étoile ? Les pédants qui trouvaient dans la Rome moderne l’occasion d’étaler leur latin, nous ont persuadé qu’elle est belle.

Pour ménager les mœurs si pures des Italiens de Rome, le Pape ne leur permet le spectacle que pendant le carnaval ; tout le reste de l’année ils ont des comédiens de bois.

12 décembre. — J’ai intrigué toute la journée pour avoir une loge au théâtre d’Argentina : pas moyen ; les Anglais qui sont en force ici, les ont toutes accaparées.

13 décembre. — J’obtiens, par grâce, un quart de loge. Comment vous donner une idée juste de mon bonheur ? Il y a longtemps que Paris n’a plus de taudis comparables à ces fameux théâtres d’Argentina et de Valle, consacrés par les Pergolèse et les Cimarosa. Qu’on se figure de misérables théâtres de sapin. À Valle, le bois n’est pas même recouvert par un papier peint. Nos sous-préfectures de province ont mieux que cela. La toile, e plafond, tout ce qui est peinture est d’un degré de mauvais et de mal dessiné dont je n’ai pas vu d’exemple, même en Allemagne.

15 décembre. — Grâces au Ciel, je ne me suis jamais mieux porté, je n’ai Jamais eu moins de sujets de chagrin. Il faut que je vous jure tout cela : autrement, à voir mes jugements noirs sur Rome, vous me croiriez malade comme Sharp et Smolett.

5 janvier 1817. — Je cours les petits théâtres de Rome : c’est là souvent où se réfugie la bonne musique. Les amateurs d’Italie sont engagés dans un fâcheux détroit ; ils ne peuvent souffrir toute musique qui a plus de deux ans de date : tous les auteurs morts sont pour eux comme s’ils n’existaient pas ; d’un autre côté, ils sifflent la musique insignifiante et faible, et les théâtres d’Italie comptent autant de chutes que de nouveautés. Les entrepreneurs sont punis de la disette des génies ; le marquis C… me montre des lettres où je vois qu’excepté à Venise, l’opéra du Carnaval a fait fiasco partout. À Turin, l’on a sifflé ; à Milan, l’on bâille encore de l’Achille de Paër ; en général, Paër et Mayer commencent à ennuyer ; Rossini et Mozart sont les gens à la mode.

Je trouve à Capranica madame la Marquise B… Je passe une heure dans sa loge, sans le moindre instant de langueur. Dans la haute société, les femmes sont charmantes et bien supérieures aux hommes. Je n’ai rien trouvé dans aucun pays de plus poli et de plus aimable que ma dame de ce soir ; elle m’invite à un concert (academia) pour demain. Quels yeux j’ai vus à ce concert ! Dans ce genre, le reste de l’Europe est un tableau effacé. Je veux pouvoir oublier en regardant de beaux yeux, et leur forme et leur couleur, pour ne sentir que l’âme dont ils sont les interprètes. Les gens timides qui ont connu l’amour savent que l’on peut suivre une conversation tout entière, sans d’autre secours que celui des yeux. Il y a même des nuances de sentiment et non de pensée, qu’eux seuls peuvent rendre : peut-être cela n’est-il vrai qu’en Italie.

On chante ce soir des morceaux qu’on applaudit à outrance ; je demande le nom du compositeur ; personne ne le sait. La vanité française attacherait plus d’importance au nom de l’auteur : j’aurais eu vingt jugements sur son compte. Le bel air de Crescentini ombra adorata, aspettami, remplit de larmes tous ces beaux yeux. Aussi est-il chanté d’une manière un peu différente de celle de madame Catalani. On me parle beaucoup de ce miracle de la nature et de M. Sgricci, autre miracle qui improvise des tragédies : c’est un centon des auteurs grecs qui ravit les pédants et m’a scié à fond. M. Sgricci évite adroitement les sujets modernes où l’on ne peut pas mettre des chœurs grecs ; très inférieur à Gianini.

J’apprends les grands succès de madame Eiser, cette excellente chanteuse, au congrès de Vienne. Je trouve au concert trois ou quatre dames pour lesquelles j’avais des lettres de recommandation ; encouragé par l’amabilité de la maîtresse du logis, je me présente. Là, comme ailleurs : 1o la politique envahit toute la conversation ; 2o rien de plus opposé que la conversation et les journaux. — Gherardo de Rossi a bien peint les mœurs de Rome, mais il avait peur. Les comiques italiens ne devraient publier qu’après leur mort[5].

Il y a quatre petits théâtres à Rome, outre les deux principaux, Valle et Argentina. Les jeux de paume les plus enfumés, qui, dans quelques petites villes de France, gardent encore le nom de salles de spectacle, n’ont rien à envier à Rome. Sous les Français, les Romains ont entrevu la civilisation : ces barbares leur ont donné une promenade publique et une salle assez jolie (Teatro d’Apollo).

J’ai trouvé dans un de ces taudis {Teatro del Mondo) une chose bien étrange, une comédie qui peint juste l’état actuel des mœurs de l’Italie. Le souverain des Marais d’Orbitello, en Toscane, visite, déguisé, la seconde ville de ses États, qui a trois mille habitants. Le peuple est occupé à célébrer les vertus de son premier magistrat. Ce sous-préfet, d’accord avec l’homme le plus riche de l’endroit, condamne et envoie aux galères tout ce qui ne l’aide pas dans ses friponneries. Le rôle d’un cabaretier, bonhomme, qui, quand il a bu, ose dire la vérité au prince déguisé, et qui, au retour de son bon sens, meurt de peur de son imprudence, est excellent, parfaitement dans la nature : c’est une idée profonde, digne de Molière. Au moment où l’on arriverait à l’odieux, un dialogue plaisant distrait. Le prince, qui est un très-jeune homme, s’amuse du cabaretier et ne s’indigne point trop. Trait frappant en Italie ! Le prince est un bonhomme, sous le règne duquel on commet, sans qu’il s’en doute, les horreurs les plus infâmes ; telle est la comédie intitulée : Un Giorno del Principe nelle Maremme di Siena.

Le prix d’entrée, à ce théâtre, était de huit bajoques {neuf sous) ; il fallait voir l’attention étonnée du peuple. C’est en vain que j’y suis retourné ; je me suis toujours trouvé dans les plus sentimentales traductions du français et de l’allemand.

6 janvier. — J’ai rencontré un vrai talent à Rome, c’est le directeur des marionnettes de bois, les seuls acteurs que, pour l’intérêt des mœurs, le parti ultra laisse paraître ici pendant dix mois de l’année. C’est en vain que le premier ministre et le gouverneur demandent au souverain le changement de cette résolution toute chrétienne[6].

7 janvier. — Nouvelle pièce à l’Argentina : Quinto Fabio. C’est ici que la vanité romaine a éclaté dans tout son ridicule. Ces sauvages avilis s’appliquent sans façon tout ce qu’on dit des anciens Romains, comme nous pourrions applaudir à ce qu’on dit des armées de Turenne ou du maréchal de Saxe.

Naturellement, je ne suis pas haineux ; depuis mon premier brevet d’officier, à dix-sept ans, je me suis fait à la vue des despotes imbéciles et des peuples rendus scélérats par la bêtise de leurs chefs ; malgré tout cela et toutes mes résolutions, je pars de Rome en colère : je mérite moins de confiance.

Le poème et la musique de Quinto Fabio, et une Allemande qui chante habillée en homme, ont un succès d’enthousiasme : cela serait sifflé à Como ou à Crema[7].

L’ambassadeur de *** me faisait remarquer hier avec quelle fureur ce peuple applaudit au mot de patrie. Ce sentiment jacobin vient sans doute d’Alfieri et des Français. Nous sommes adorés d’un bout de l’Italie à l’autre : les peuples n’aiment un peuple que par suite de la haine qu’ils ont conçue contre un autre.

Que dirai-je de deux matinées passées tout entières dans l’atelier du marquis Canova, jusqu’à avoir un mal à la tête fou ? Pour le sentiment du beau, dans les arts et dans la nature, en France, l’on tire le meilleur parti possible d’un petit filet d’eau : ici, c’est un fleuve immense ; il est vrai que les arbres plantés sur ses bords ne sont pas alignés. Les Adieux d’Adonis et de Vénus : voilà enfin de la sculpture expressive sans cesser d’être sublime de beauté.

Le soir, l’on me mène à une académie de beaux-arts : l’ennui m’assomme ; quand ces nigauds verront-ils que les beaux-arts sont le produit charmant d’une fermentation générale et profonde dans un peuple ! Imiter, par des moyens artificiels, les signes extérieurs qui couvrent cette fermentation et en attendre Îles mêmes effets, c’est faire des académies.


Naples, 13 janvier. — Je vois dans les loges des dames auxquelles je puis être présenté ; j’aime mieux ma sensation, et je reste au parterre. Cette salle, reconstruite en trois cents jours, est un coup d’état. Elle attache le peuple au roi plus que la meilleure loi ; tout Naples est ivre de patriotisme. Le vrai moyen de se faire lapider serait de trouver quelque défaut. Dès qu’on parle de Ferdinand : Il a rebâti Saint-Charles, vous dit-on : tant il est aisé de se faire aimer du peuple ! Il y a une fibre adorative dans le cœur humain. Moi-même, quand je songe à la mesquinerie et à la pauvreté prude des républiques que j’ai vues, je me trouve tout royaliste.

20 janvier. — Le plafond, peint sur toile, absolument dans le goût de l’école française, est un des plus grands tableaux qui existent. Il en est de même de la toile. Rien de plus froid que ces peintures. C’est notre coloris plâtreux, notre sécheresse de contours, nos figures dures, copiées de l’antique, notre disposition en bas-relief, l’absence de tout clair-obscur, nos couleurs crues ; en un mot, un art charmant privé de tous ses charmes.

En revanche, la sécheresse fait que l’œil comprend facilement ces grandes machines. Je songe, malgré moi, au plafond du Palais Barberini, à Rome : quel parti n’eût pas su tirer un Pierre de Cortone de tableaux si grands, si bien éclairés, et si souvent regardés ! Ah ! il n’y a plus de peinture ! Peut-être M. Gros, de Paris, eût-il su profiter d’une si belle occasion ! Immense avantage pour les arts d’illusion, de ne pas avoir la lumière naturelle du soleil !

Au cintre, entre les colonnes de l’avant-scène, bas-relief d’argent de grandeur colossale. Au centre, le temps montre du doigt l’heure sur un cadran mobile. Chose singulière avec l’acharnement du gouvernement pour tout ce qui est Français ! cette horloge est la seule de la ville qui donne les heures à la française. Que dira le patriotisme italien ?

23 janvier. — Au lieu de jouir, mes Anglais disaient : Qu’est-ce que ce grand monument ? du malheur fixé ? — Non, c’est du travail fixé ; et de plus le peuple n’est guère malheureux que parce qu’il ne trouve pas de travail.

8 mars. — Je pars. Je n’oublierai pas plus la rue de Tolède que la vue que l’on a de tous les quartiers de Naples : c’est, sans comparaison, à mes yeux, la plus belle ville de l’univers. Il faut ne pas avoir le moindre sentiment des beautés de la nature pour oser lui comparer Gênes. Naples, malgré ses trois cent quarante mille âmes, est comme une maison de campagne placée au milieu d’un beau paysage. À Paris l’on ne se doute pas qu’il y ait au monde des bois ou des montagnes ; à Naples, à chaque détour de rue, vous êtes surpris par un aspect singulier du mont Saint-Elme, de Pausilippe ou du Vésuve. Aux extrémités de toutes les rues de l’ancienne ville, on aperçoit, au midi, le mont Vésuve, et, au nord, le mont Saint-Elme.

Cette baie si belle, qui semble faite exprès pour le plaisir des yeux, les collines derrière Naples, toutes garnies d’arbres, cette promenade au village de Pausilippe par le chemin en corniche de Joachim, tout cela ne peut pas plus s’exprimer que s’oublier. Joachim, malgré sa bêtise, est très regretté (conversation avec mon cocher) ; mais on rend justice à l’esprit du ministre qui a fait le dénouement de cette comédie.

À Naples, la grossièreté de ce peuple demi-nu, qui vous poursuit jusque dans les cafés, me choquait un peu ; on sent, à mille détails, qu’on vit au milieu de barbares. Ces barbares sont friponneaux, parce qu’ils sont pauvres, mais ne sont pas méchants ; les vrais méchants-bilieux de l’Italie sont les Piémontais ; c’est une des empreintes les plus profondes que j’aie jamais rencontrées. Le Piémontais n’est pas plus Italien que Français : c’est un peuple à part. J’ai reconnu un trait observé sous la tente noire de l’Arabe bédouin. Une fois que le Piémontais vous a dit : Sem amiz, vous pouvez tout attendre de lui. Le Piémont et la Corse peuvent encore donner des grands hommes ; Alfieri est le type. Son valet de chambre lui tire un cheveu en le frisant ; il lui donne un coup de couteau ; le soir même il s’endort à côté de ce valet de chambre.


Capoue, 9 mars. — J’ai vendu ma voiture pour être sûr de ne plus succomber à la tentation de voyager tête à tête avec mon valet de chambre. Je suis en voiturin, soumis, avec trois Anglais, mes compagnons, à toutes les friponneries du génie napolitain.


Velletri, 12 mars. — Conversation avec un prétendu homme d’esprit. C’est ce ridicule de la noblesse que nous rencontrons quelquefois en France ; on demande aux gens ce qu’ils sont, ils répondent par ce qu’ils furent : ils m’assomment de ce que Velletri fut sous les Romains.


Rome, 13 mars au soir. — En arrivant, j’ai eu la certitude qu’un homme tout-puissant dans un des principaux États de l’Europe s’est abstenu d’un crime qui l’aurait comblé d’aise, par cette considération : Tout est plein de sots qui écrivent leurs mémoires.

J’ai eu l’idée d’imprimer ce journal. J’ai vu les petits ministres despotiques de Modène chercher à se justifier aux yeux des Anglais qui passent. Qui eût dit à Napoléon et à ses courtisans qu’ils se verraient imprimés tout vifs dans l’excellent recueil Buonaparte, sa Cour et sa Famille ? Il est plus que probable que tous les ministres de 1817 seront imprimés en 1827.

14 mars. — Un littérateur des plus savants de Rome ignorait, qu’Alfieri eût écrit sa vie. C’est précisément le seul livre moderne italien que j’aie jamais vu traduit chez les libraires de Londres ou de Paris. Un homme considérable engageait Camuccini, le peintre, à faire un tableau. « On m’accorde à Paris, sur mon budget, deux cent mille francs pour les artistes romains. Le tableau que je vous demande sera payé trente mille francs. — Et que dira l’Europe lorsqu’elle saura que Camuccini fait un tableau pour trente mille francs ? »

15 mars. — Madame C*** me fait appeler en toute hâte à une heure après minuit. Je pense que la police m’honore d’un moment d’attention. Rome étant au milieu d’une couronne de quatre lieues de désert dans tous les sens, échapper ne me paraît pas difficile. Je suis agréablement surpris lorsque madame C*** me dit qu’elle va me faire lire Macirone. C’est un roman qui se vend deux cents francs, ou plutôt qu’on ne peut avoir, quelque argent qu’on en offre. Ce sont de mauvaises copies manuscrites pleines de non-sense qui se vendent deux cents francs. Nous avons passé la nuit à lire l’original ; c’est un volume français de cent trente-six pages, imprimé à Londres. M. Macirone, né en Angleterre, et aide de camp de Murat, raconte les six derniers mois de la vie de son maître[12]. Je ne sais si cela est vrai : mais ce récit est plus intéressant qu’aucun roman. La reconnaissance dans une bastide près Marseille servira de thème aux Shakspeares futurs, et nous la verrons sur la scène quand nous aurons des cheveux blancs.

Comment veut-on que nous ressemblions à nos pères ? Il y a trente ans qu’un homme appelé par une jolie femme au milieu de la nuit aurait eu assurément toute autre idée que de prendre un passeport faux, de l’or, des pistolets et un poignard ; et il y a trente ans qu’une belle Romaine n’aurait pas réuni trois jeunes gens, à l’insu de toute sa maison, pour lire un pamphlet politique. Entre nous quatre nous n’avions pas cent ans.

16 mars. — Rien pour la musique à Rome pendant le carême. Je ne trouve dans mon journal que des observations sur la comédie et sur les mœurs qui tiennent de trop près à la politique. Mon respect et mon admiration pour le cardinal Consalvi redoublent à mesure que je vois mieux par quelle abjecte canaille il est entouré. Dieu ! pourquoi l’Angleterre n’a-t-elle pas un tel ministre ?

Le pape veut faire son salut ; et, croyant en conscience que le cardinal Consalvi a plus de talent que lui pour gouverner, il lui a remis le despotisme civil. Le despotisme religieux est entre les mains du parti ultra, qui a pour chef le vertueux cardinal Pacca. Deux ou trois fois par mois, ce parti, en travaillant avec le pape pour les affaires de la religion, lui expose que les mesures du cardinal Consalvi tendent à augmenter le nombre des damnés parmi les sujets de l’Église. Alors le pape, les larmes aux yeux, a une explication avec son ministre.

Celui-ci répond par cette maxime : « Je juge des crimes secrets par les crimes qui arrivent à la connaissance des tribunaux, et non par les rapports des confesseurs. Un souverain est responsable, aux yeux de Dieu, de tous les crimes que ses lois laissent commettre. Les crimes et l’esprit général de friponnerie étaient diminués des deux tiers sous le gouvernement français. La perversité a reparu sous le gouvernement ultra qui m’a précédé. Je reviens aux mesures françaises. J’ai déjà trois cents assassinats de moins par an ; ce qui fait probablement six cents damnés de moins. »

Comme rien n’est au-dessus de la modestie et du désintéressement de ce grand ministre, le vénérable pontife finit ordinairement par l’embrasser en pleurant et en lui recommandant les âmes de ses sujets. Les trois quarts des cardinaux sont très-pieux ; mais, comme nos grands hommes d’État, ils n’ont que l’expérience de la solitude. Ce qu’ils savent des hommes, ils l’ont appris dans l’histoire du seizième siècle. Ils ne se doutent pas du leur ; tout ce qui est jeune à Rome sent fort bien qu’il faut donner une autre forme au principe religieux. Si la forme continue à choquer le fond, la source tarira, et, se faisant jour par des conduits secrets, ira former les superstitions les plus extravagantes. Les jeunes prélats qui ont voyagé sont convenus avec moi que le seul pays du monde où il y ait encore de la religion, c’est l’Angleterre.

Je ne sais si le cardinal Consalvi voit ce sujet d’aussi haut. Ce qui est certain, c’est que, s’il est pape, nous verrons la religion reprendre une nouvelle vigueur : si c’est le père Fontana ou le cardinal Pacca, les âmes pieuses auront à gémir des plus fausses mesures. Le cardinal Consalvi est abhorré de tous ses collègues pour avoir introduit les laïques dans l’administration, et, encore plus, pour le fameux préambule de son ordonnance. Au reste, c’est un portique magnifique qui conduit à une chaumière.

Un prélat, que je prenais d’abord pour un vil ambitieux, me persuade à la fin qu’une constitution libérale serait ici le signal de la plus sanguinaire anarchie. Il convient avec moi que si cet homme vertueux est blâmable, c’est de ne pas essayer d’une constitution en trois articles.

« Les dix-sept provinces nomment chacune dix députés, parmi lesquels le gouvernement en choisit cinq pour former la chambre des communes.

« La chambre des pairs est nommée, chaque année, par le gouvernement, et composée des deux tiers des cardinaux et de dix riches propriétaires.

« Ces deux chambres votent l’impôt. »

Mais l’ignorance est si crasse dans la classe éclairée, et la scélératesse si profondément enracinée chez le peuple, que même cette constitution est peut-être une imprudence. Il leur faudrait un Titus qui eût lu Delolme.

Les sots qui ne savent que ce qui est imprimé dans les livres vulgaires, croient que c’est le même christianisme qui règne en France et en Italie.

En Europe, autant de religions que d’États. À Rome et à Naples, la seule loi en vigueur, c’est la religion. Gens impartiaux ! jugez du génie du christianisme par Rome et Naples.

Les dix-neuf vingtièmes de la civilisation de la France, de l’Angleterre et de la Prusse sont dus à la liberté de la presse, et ici elle ne dit que des mensonges. J’ai trouvé toute la société de Rome occupée d’un nouveau miracle. Un serviteur de Dieu se présente un vendredi dans une auberge. On lui sert un chapon rôti : il se met en oraison, fait un signe de croix, et le chapon se change en carpe. (Voyez le Diario di Roma, n° …) Sa Sainteté, touchée de cette marque de l’attention de la Divinité, a élevé à la béatitude le saint personnage qui avait mangé la carpe et qui depuis est mort. Landi, peintre célèbre, a été chargé de peindre le miracle pour le pape, et j’ai vu le tableau au Vatican.

Je m’attends que dans la société on va me nier le fait du chapon, et je compte gagner de gros paris.

Penser est une peine ; il faut que la société récompense par des louanges. Ici, penser est un danger ; et comme dans nos villes de province, une fois qu’on passe pour homme d’esprit, à quoi bon de nouveaux efforts ? On peut faire l’amour comme on veut ; mais il ne faut pas qu’on puisse citer une plaisanterie incrédule. Sans la religion, que serait Rome ?

Par la même raison on obtiendra tout d’un ouvrier romain, excepté le travail. Il est accoutumé à vivre d’aumônes, et il voit l’intrigue faire les grandes fortunes. L’essentiel pour lui n’est pas d’établir une fabrique utile et de la faire prospérer, mais d’être le cousin d’un des laquais du pape ou du cardinal-ministre. Ces espérances seraient peu fondées en 1817, je le sais ; mais c’est le gouvernement des deux derniers siècles qui a donné à un peuple très-fin ces funestes maximes de conduite. Tous les artisans qui font fortune à Rome sont étrangers.

Je ne puis obtenir au café du palais Ruspoli, en payant bien à chaque fois, de faire essuyer la table sur laquelle on me sert : les garçons servent comme par grâce ; ils se regardent comme les plus malheureux des hommes d’être obligés de remuer. Tout cela n’empêche pas les Romains de citer cet antre comme le premier café de l’Europe, parce qu’il y a dix-sept salles enfumées qui occupent tout le rez-de-chaussée d’un grand palais. Jamais un Parisien ne pourra se faire d’idée de la saleté romaine. Il y a là des bustes, des marbres, des fenêtres grillées sur un jardin rempli d’orangers chargés d’oranges (février 1817). Tout ce grandiose, couvert de toiles d’araignée et de poussière, jette l’âme dans le tragique.

Tous les palais de Rome ont la même physionomie, et font par conséquent le plus parfait contraste avec Monte-Cavallo, meublé et restauré par les Français.

« Voilà, disais-je aux Romains, à quoi nous ont servi vos tableaux. Voyez nos monnaies, voyez notre papier marqué ; jamais vos âmes ne tireront rien de nouveau de ces chefs-d’œuvre. La bonté de l’archet n’y fait rien, c’est le corps de l’instrument qu’il faut renouveler. » Tous les tableaux pris à Paris sont réunis au palais du Vatican dans la salle Borgia.

17 mars. — Je suis tout étonné de n’être pas réveillé tous les matins, à trois heures, par un détestable concert, composé d’une cornemuse et d’une petite flûte droite ; on m’apprend que ce sont des paysans qui viennent des Abruzzes, quinze Jours avant Noël. Comme de pareils musiciens se trouvaient dans l’étable où naquit Jésus-Christ, les dévots les payent pour réveiller tout le quartier. Au fond, leur musique peu variée est très-originale et très-juste ; mais il est ennuyeux d’être réveillé. À peine on se rendort que les vendeurs d’eau-de-vie, avec leur petit cri singulier et bref, vous réveillent de plus belle. Un cardinal me disait qu’il était très-probable que ce sont identiquement les mêmes airs et les mêmes instruments qui charmaient les Romains dans les fables attellanes : il en est de même des caractères d’Arlequin et de Pantalon. Il n’y a pas jusqu’à nos cuissards et nos brassards du moyen âge qui ne se retrouvent dans les tombeaux grecs des Calabres à côté des vases étrusques.

Ici, à Rome, j’ai vu le Sénèque du prince de la Paix, à la villa Mattei. Voilà ce philosophe célèbre, que je méprise assez, débarrassé de l’horrible figure que nous lui connaissons ; il a la face d’un très-galant homme, et même belle. C’est l’air grand seigneur de nos vieux courtisans.

J’ai vu Torwaldsen ; c’est un Danois qu’on a voulu ériger en rival à Canova ; c’est un homme de la force de feu Chaudet : il a une frise qui n’est pas mal au palais Quirinal, et chez lui quelques bas-reliefs, entre autres le Sommeil. Le marquis Canova a cent trente statues et l’invention d’un nouveau genre de beauté. Il sacrifie la lèvre supérieure, qu’il fait très-courte, à la beauté du nez ; ce qu’il perd de physionomie par là, il cherche à le regagner par la beauté des fronts et la grosseur des têtes d’enfant.

Mais Canova est trop grand pour qu’il n’y ait pas un parti contraire. Il a, par exemple, le malheur de déplaire fort à tous les jeunes artistes français. Il a eu la bonté de me montrer la gravure d’un tableau qu’il a peint pour l’église du village où il est né (Possagno, 1757). Non-seulement il a inventé un nouveau beau idéal pour la figure de l’Être suprême qui n’est plus un vieillard, mais il a trouvé un moyen singulier et juste d’exprimer son immensité. Ce moyen est trop long à décrire ; je vais me coucher : achetez l’estampe.

Encore une idée que je me reproche depuis longtemps de ne pas écrire. Notre fatuité ne connaît nullement les anciens. Indécence unique d’un tombeau dans la cour des Studj : un sacrifice à Priape sur un tombeau ! Autres exemples : le Faune et le jeune Joueur de flûte, le Faune et la Chèvre qui revient de Palerme, où il gît emballé avec les tableaux du Corrège depuis seize ans. Il n’y a rien de plaisant comme tous nos raisonnements sur les anciens et leurs arts. Comme nous ne lisons que de plates traductions, rognées par la censure, nous ne voyons pas que chez eux le nu obtenait un culte : parmi nous il repousse. Le vulgaire, en France, ne donne le titre de beau qu’à ce qui est féminin. Chez les Grecs, jamais de galanterie ; à chaque instant un amour odieux aux modernes. Quelle idée se formerait de nos arts un habitant d’Otaïti, pour qui tout ce qui tient chez nous à la galanterie serait invisible ?

Pour connaître l’antique, il faut voir et étudier des foules de statues médiocres. Partout ailleurs qu’à Rome et à Naples, cette étude est absolument illusoire. Il faut lire en même temps Platon et Plutarque en entier.

Le plaisant, c’est que nous prétendons avoir le goût grec dans les arts, manquant de la passion principale qui rendait les Grecs sensibles aux arts.

18 mars. — Je ne comprends rien à tout ce que je lis des agréments de la société de Rome dans de Brosses[14] et dans Duclos. Il n’y a pas trace de société. Ce soir, j’ai été réduit à faire un whist avec des Anglais.

Il faut que les droits que chacun porte dans le monde soient tellement assurés par le laps de temps, qu’il y ait de la grâce à jouer avec eux ; l’ennui y force. Aujourd’hui, à la suite du boulevari général, il est occupant de soigner le maintien de ses droits.

Le cardinal, avec ses deux haridelles et son vieux carrosse à train rouge, veut trouver dans la société les respects qu’on accordait aux Bernis et aux Acquaviva. Le prince, qui a six cent mille livres de rente, se moque de lui. Mais il trouve le colonel d’un des régiments du pape ; autrefois c’était une espèce de laquais, aujourd’hui c’est le colonel de la Mojaïsk et de Montmirail. On se regarde ; personne n’est sûr de garder le rang qu’il occupe. D’un bout de l’Europe à l’autre, le mécontentement est général[15]. J’ai trouvé les mêmes propos dans la bouche du Batave et du Romain ; partout les discussions finissent par ces mots : Qui peut prévoir ce qui se passera d’ici à vingt ans ? La société, telle qu’elle était à Rome sous Benoît XIV, est un amusement de gens oisifs ; or les peuples ne seront oisifs que vingt ans après avoir obtenu les libertés qu’ils demandent.

La France perd beaucoup, et l’Italie presque rien. On y fait toujours l’amour, et avec plus de passion qu’il y a trente ans.

Dimanche 20 mars. — Les femmes ne peuvent pas être présentées au pape ; mais, tous les dimanches, à une heure, Sa Sainteté se promène dans le jardin du Vatican, et trouve sur son passage les dames étrangères. Aujourd’hui il y avait soixante Anglaises, dont trois ou quatre de la première beauté ; elles avaient l’air emprunté ! Tout s’est fort bien passé. Pour moi, je suis amoureux du pape, et indépendamment de mon respect pour le gouvernement du cardinal Consalvi, je voudrais qu’il vécût un siècle.

Hier, je me promenais dans ce même jardin du Vatican avec un prélat de mes amis. Nous avons rencontré Sa Sainteté : j’ai mis le genou en terre sans aucune répugnance. À vingt pas de nous, nous avons vu une figure d’hypocrite se précipiter aux genoux du pape ; j’ai cru qu’on demandait la grâce de quelque condamné. Pas du tout : la figure noire demandait une bénédiction ; ces choses-là ne font plus d’effet. Mon prélat m’a dit aussitôt : « C’est un usage ancien, et que Sa Sainteté voit avec beaucoup de peine, que, lorsque quelqu’un lui a été présenté, sa livrée va le lendemain se réjouir avec la personne qui a eu cet honneur. Cette cérémonie déplaisait beaucoup à une certaine nation ; il y a eu abonnement. Chaque personne présentée donne une somme fixe pour la livrée ; mais cette rétribution est remise dans les mains de la personne qui présente..... » J’ai vu que rien ne peut être secret à Rome.

Je connais à Paris un homme très-fin, qui, lorsqu’on lui demande quelque renseignement, fait une lieue pour venir le donner de vive voix. Lorsqu’on s’en étonne, il répond froidement : Il ne faut, jamais écrire. Cela est volé aux Romains. Mon prélat me disait que, lorsqu’une affaire se présente, la première question, et c’est la plus longue à décider, est : É un affar da scrivere si o no ?

Je me console de ne pouvoir imprimer ce qu’il y a de politique dans mon journal. J’ai rencontré aujourd’hui un membre du parlement d’Angleterre, M. H., bien autrement en état que moi de traiter cette partie. Ce n’est qu’en Angleterre qu’on peut trouver un jeune homme aimable, avec soixante mille livres de rente, sacrifiant son temps et sa fortune à la passion de connaître la vérité, quelle qu’elle soit. La reconnaissance s’est faite chez un bouquiniste : nous recherchions tous deux les actes imprimés du gouvernement du général Miollis. Il paraît que la même idée est venue à beaucoup de personnes : on nous a vendu cela fort cher. La question est celle-ci : Quelle a été l’influence de Buonaparte en Italie ? Nous sommes d’accord, M. H. et moi, sur les sommes qu’il a consacrées aux embellissements de Rome : douze millions. En même temps, les agents subalternes de ses finances volaient trois ou quatre millions aux particuliers, que cela mettait au désespoir. Buonaparte, ne faisant la conversation avec personne, ne pouvait connaître les gens qu’il employait : Florence avait eu par hasard des magistrats aimables ; ceux de Hambourg et de Rome auraient fait abhorrer Titus.

Je viens de rencontrer une longue file de soixante-deux petits prémontrés en robe blanche et chapeau à trois cornes ; le plus âgé n’avait pas quinze ans ; la plupart à peine dix, plusieurs sept ou huit. Sans cette manière de prendre la jeunesse, les ordres monastiques s’éteindraient.

Aujourd’hui dimanche, j’ai été sur le point de mourir de faim. Je m’étais laissé emporter, dans les environs du Colisée, à observer la chapelle de Saint-Grégoire et les charmantes fresques du Guide, notamment le Concert des anges. Je rentre mourant de faim dans la Rome habitée ; j’arrive au grand café Ruspoli, fermé, parce que c’est l’heure des vêpres. — À quelle heure ouvre-t-il ? — À cinq heures. Le danger était pressant, je tombais de faim ; tous les boulangers, tous Îles traiteurs étaient fermés. Heureusement mon cocher m’offre de me mener chez lui ; j’y ai trouvé des caroubes (c’est un fruit qu’on donne aux chevaux) et du pain mouillé qui m’a semblé excellent. J’ai remarqué chez ce cocher que la Befana remplace à Rome le loup-garou. Les enfants frémissent à ce seul nom. C’est la Befana qui est supposée leur faire des cadeaux le jour de l’an.

22 mars. — Après Smolensk, la plus jolie position que j’aie vue pour une ville non maritime, est celle de Rome. C’est en même temps le peuple le moins civilisé. Je crois fermement, d’après deux cents anecdotes que je ne transcris pas et pour cause, qu’il y a moins à travailler pour faire un peuple civilisé des sauvages du lac Érié, que des habitants du patrimoine de saint Pierre.

L’ambassadeur de ***, que j’ai trouvé ce soir chez le duc Torlonia, banquier, et auquel je faisais part de ces idées charitables, m’a dit que je serais bien plus scandalisé de l’Espagne, et cependant l’Espagne a produit un Auguste Arguelles. Quant à la bravoure, l’armée française a vu une centaine d’officiers romains dignes des Fabius et des Scevola, le colonel Ner***, le général Pal***.

26 mars. — Je ferais cinquante lieues avec plaisir, pour voir un homme aussi fort pour la féodalité que M. Brougham pour les idées libérales. La conversation de ce grand homme d’État fait mon bonheur, mais il ne parle pas souvent ; la sagacité romaine a su l’apprécier. Les hommes supérieurs de l’Angleterre ont une simplicité dans les manières et un naturel bien admirables. Chez nous, dès qu’un homme a gagné une bataille, il se croit obligé de jouer un rôle. Je suis présenté au maréchal *** ; j’avais la tête pleine de ses victoires. Il m’assomme d’idées de politique et d’administration. Je sors avec l’idée d’un petit homme qui se dresse sur la pointe des pieds pour tâcher de paraître de la taille des gens dont on fait des ministres.


Civita-Castellana, 27 mars. — Sans la liberté, Rome va mourir. L’aria cattiva avance tous les ans. Les lieux qui étaient réputés les plus sains il y a trente ans, commencent à être attaqués : la villa Borghèse, le sommet du Monte-Mario, la villa Panfili. Rome, qui avait 166,000 âmes en 1791, n’en comptait plus que 100,000 en 1815. On veut faire honneur de cette différence à l’administration de Pie VI. Je n’en crois rien : ce pape était un souverain comme Louis XIV : tout ce qui était d’apparat marchait bien ; mais la justice, ce premier besoin des peuples, n’allait pas : donnez-vous la peine d’étudier l’affaire Macirone. Quant à l’aria cattiva, il faut ou la liberté, ou un despote homme supérieur. En 1813, M. Prony allait réduire les marais Pontins à ce qu’ils étaient sous les Romains ; la campagne de Rome allait être plantée. Ce sont de pareils traits qui font illusion aux Italiens sur l’homme atroce.


Pérouse, 29 mars. — À notre sortie de Pérouse, un ministre du saint Évangile, anglais, élève pieusement les yeux au ciel, et fait le vœu que la terre s’entr’ouvre pour engloutir les habitants de Naples et de Rome, cela très-sérieusement. Pourquoi ne pas voir que la civilisation s’arrête à Florence ? Rome et Naples sont des pays barbares habillés à l’européenne. Il faut voyager là comme en Grèce ou dans l’Asie Mineure, seulement avec plus de précautions, les Turcs étant beaucoup plus honnêtes que les Européens de Naples[16].


Florence, 30 mars. — Je sors d’Evelina, chanté par les Monbelli. Cette musique divine a chassé tout le noir que m’avaient donné mes compagnons de voyage anglais et la politique. Soirée délicieuse, quoique je fusse bien fatigué.

31 mars. — D’ordinaire, l’on entend de la musique sublime mal chantée. L’Evelina est une anecdote d’Ossian, revêtue d’une musique imitée de Rossini (par Coccia) et assez commune, mais si divinement chantée qu’elle atteint aux plus grands effets que puisse produire cet art.

Esther Monbelli est la fille du roi d’une des îles d’Écosse. Il la marie au chef d’une île voisine, guerrier sanguinaire et puissant, et lui ordonne d’oublier le jeune Sivar. Anna Monbelli, qui fait le jeune amant, débarque, il est surpris par son rival et condamné à mort ; les amants ont une entrevue. Anna Monbelli chante à sa sœur :

Non è vero, mio ben, ch’io mora
S’ io rivivo in te.

Ce sont les mouvements les plus beaux et les plus tendres d’une âme généreuse qui va à la mort, peints avec une fidélité, et je dirais même une clarté dont je n’avais pas d’idée : cela seul vaut le voyage en Italie. — Je ne sais comment peindre la sensation de bonheur vive et profonde dont j’ai été pénétré.

Je suis bien intimement convaincu, d’après l’exemple de mes Anglais, que, hors de l’Italie, on dirait, en voyant les deux Monbelli : N’est-ce que ça ? Se méfiant du public, ces pauvres petites filles n’auraient plus ces élans sublimes. Je les ai vues en société : comme Mozart, elles sont bien faibles et bien maigres, et n’y portent que du silence et de la modestie.

7 avril. — Depuis huit jours mes soirées ne sont occupées que d’Evelina et du Demetrio e Polibio, où Anna Monbelli chante ces airs divins :

Pien di contento il core,

et

Questo cor ti giura amore.

Sa sœur Esther est faite pour les grands mouvements de passion. La musique n’a tout son charme pour moi qu’à la cinquième ou sixième représentation. Je cherche à m’expliquer son pouvoir.

Ces voix me transportent au delà de tout ce qu’il y a de commun dans la vie.

C’est la pureté de Raphaël dans les madones de sa première manière ; souvent aussi c’est sa faiblesse. La voix de ces jeunes filles n’est pas très-forte ; elle produit tous ses miracles par la manière dont elle est conduite.

Comparées aux cantatrices modernes, c’est le style de Fénelon et les phrases de Demoustier. J’ai tout lieu de croire que c’était là la méthode en vogue il y a trente ans, quand la musique régnait en despote sur tous les cœurs. J’ai entendu une fois l’inimitable Pachiarotti, j’ai reconnu le style des Monbelli. Elles ont eu pour maître leur père, qui est encore ce célèbre Monbelli que nous trouvons dans les anciens voyages en Italie ; il a la faiblesse de chanter. La musique de Demetrio e Polibio est de Rossini et de lui.

8 avril. — Conversation dans la loge de la Ghita (car c’est ainsi qu’on appelle en Italie les plus grandes dames par leur nom de baptême) avec monsignore Louis de Brême.

Le philosophe qui a le malheur de connaître les hommes méprise toujours davantage le pays où il a appris à les connaître. Le patois de mon pays me présente toutes les idées basses : un patois inconnu n’est pour moi qu’une langue étrangère. Ce second principe rend beaucoup d’Italiens injustes envers leur patrie, surtout les âmes généreuses. Au premier aspect, l’étranger pourrait les croire haineuses, mais elles ne haïssent que pour excès d’amour. L’avilissement de ce qu’elles adorent leur fait jeter un cri.

10 avril. — Je viens de me promener trois heures aux Cascine avec des gens d’esprit. Je les ai fuis pour ne pas perdre mes idées.

Au quatorzième siècle, plusieurs pays d’Italie, Venise, Florence, Rome, Naples, Milan, le Piémont, parlaient des langues différentes. Le pays qui avait la liberté eut les plus belles idées, c’est tout simple, et sa langue l’emporta. Malheureusement ce vainqueur n’extermina pas ses rivaux. La langue écrite de l’Italie n’est aussi la langue parlée qu’à Florence et à Rome. Partout ailleurs on se sert toujours de l’ancien dialecte du pays, et parler toscan dans la conversation est un ridicule.

Un homme qui écrit une lettre ouvre son dictionnaire, et un mot n’est jamais assez pompeux ni assez fort. De là, la naïveté, la simplicité, les nuances de naturel, sont choses inconnues en italien[17]. Dès qu’un homme a des sentiments de ce genre, il écrit en vénitien ou en milanais. On parle toujours toscan aux étrangers ; mais, dès que votre interlocuteur veut exprimer une idée énergique, il a recours à un mot de son dialecte. Les trois quarts de l’attention d’un écrivain d’Italie portent sur le physique de la langue. Il s’agit de n’employer aucun mot qui ne se trouve dans les auteurs cités par la Crusca. Le diable, c’est lorsqu’il faut exprimer des idées inconnues aux Florentins du quinzième siècle. Les écrivains d’Italie tombent alors dans le ridicule le plus outré. M. Botta, dans son Histoire d’Amérique, dit toujours : Il convento de’ Dominicani, le couvent des Dominicains, pour le congrès des habitants de la Dominique.

On n’a jamais de feu qu’en écrivant la langue qu’on parle à sa maîtresse et à ses rivaux. Pour comble de maux, l’un des deux pays où le toscan est indigène, Rome, est condamné depuis trois siècles à une enfance éternelle. Même pour les livres de philosophie, ne pas écrire la langue qu’on parle est un immense désavantage ; plus de clarté.

On ne peut parler vite en italien, défaut irrémédiable. En second lieu, cette langue est essentiellement obscure : d’abord parce que depuis trois siècles personne n’a d’intérêt à écrire clairement sur des sujets difficiles, ensuite parce que chacune des langues vaincues a apporté des synonymes à la langue triomphante, et Dieu sait quels synonymes ! Ils ont souvent des sens opposés. En croyant parler italien, les gens des provinces parlent encore leur dialecte. Les choses les plus simples ont des noms différents. Une rue s’appelle via à Rome, à Florence strada, à Milan contrada. Villa, à Rome, veut dire maison de campagne ; à Naples, ville ; bien plus, les tournures par lesquelles on exprime les nuances de sentiment sont opposées : un ami, à Milan, me disait ti, à Rome voi, à Florence lei. Si mon ami de Milan m’eût dit voi, j’en aurais conclu qu’il était brouillé avec moi.

Alfieri lui-même a écrit dans une langue morte (pour lui[18]) ; de là ses superlatifs, et il est venu fortifier l’enflure dont on a vu la cause. Il faut ajouter qu’un Vénitien, un Bolonais, un Piémontais, mettent le plus vif amour-propre à bien écrire le toscan. Pour comble de ridicule, les écrivains sérieux étudient le toscan dans les Canti carnavaleschi, dans la Tancia de Buonarotti, et autres livres qui amusaient la plus vile canaille de la république de Florence. C’est comme si Montesquieu avait emprunté le langage des perruquiers de Paris[19].

Un Vénitien, un Bolonais, écrivent des mots italiens, mais les tournures sont de leur pays. Cela m’a été démontré ce soir par deux ou trois cruscanti (puristes). Les plus sensés ont emprunté la clarté de la langue française ; ceux-ci sont les plus méprisés : par exemple, l’Histoire de Toscane de Pignotti, le seul livre qui, depuis Alfieri, puisse supporter la traduction. Au contraire, ils portent aux nues les Nuits romaines et la Vie d’Érostrate du comte Verri, le Chateaubriand de l’Italie.

On voit pourquoi la froideur académique glace les livres du peuple le plus passionné de l’univers. Ce peuple peut le disputer aux Français pour l’esprit ; et son esprit imprimé serait sifflé même au boulevard. Comparé à l’esprit italien, Scarron est plein de noblesse ; les dialogues de Fénelon sont intraduisibles en toscan : rien de plus aisé que de les mettre en vénitien ou en milanais. La prose poétique de nos grands écrivains du jour, au contraire, est de l’italien tout pur.

Parler de tout ceci à Florence, c’est justement parler de corde dans la maison d’un pendu. Je trouve Florence en arrière de la Lombardie ; d’abord le pretismo, comme on a dit tout le temps de la promenade, tyrannise les petites villes : Prato, Pistoja, Arezzo, Sienne ; et la Lombardie avait été préparée par les suppressions de Joseph II et par le comte de Firmian. On voit déjà Beccaria et Parini très-supérieurs à leurs contemporains de Florence ; en second lieu, Florence, département français, a révolté avec raison les habitants. L’orgueil de la langue fait la moitié des conversations : quoi de plus choquant que des affiches en français !

Florence n’a donc pas pris ce qu’il y avait de libéral dans les mesures de Buonaparte ; la Lombardie a fait tout le contraire. Dans ce moment, il y a une espèce de liberté de la presse à Pise. L’impression de Pignotti, qui, emporté par les crimes qu’il raconte, va jusqu’à injurier les papes, n’eût pas été tolérée à Turin et peut-être à Milan ; mais jamais un Bolonais n’eût écrit l’histoire des palais de Toscane de M. Anguilesi[20].

Qu’arrivera-t-il de l’italien ? Question fort difficile. Si ce peuple avait promptement les deux chambres, les discussions parlementaires sauveraient l’italien, la littérature de la capitale viendrait à l’appui ; sinon, la haine s’envenime tous les jours entre la clarté française et la langue du treizième siècle. La plupart des livres qui se publient sont comme la prose poétique de Bernardin de Saint-Pierre ou de M. Marchangy, qui serait parsemée de mots gaulois exhumés de Ronsard. Un Milanais, homme charmant, que j’ai trouvé chez madame d’Albany, m’assurait qu’il est inutile de traduire les livres français pour Milan. On a traduit le Congrès de Vienne, duquel on n’a pas vendu vingt exemplaires ; tout le monde achetait la contre-façon française de Lugano[21]. Voilà la maudite clarté française qui envahit la Lombardie.

Ce pays est à un siècle en avant de Rome et de Naples, et à trente ans au moins en avant de Florence. Dans vingt ans, lorsque les vieillards élevés par les jésuites ne seront plus, la nuance sera encore plus tranchante ; d’un autre côté, l’on publie en milanais des ouvrages du premier mérite[22]. Que va donc devenir le pauvre italien tiraillé par trois impulsions : l’imitation du Dante et du treizième siècle, l’amour de la clarté française, le plaisir que donnent le naturel et la vivacité de la langue indigène ? Il y a au moins (en 1817) vingt patois différents en Italie. À Naples, cela va jusqu’à avoir des dialectes particuliers pour chaque quartier de la ville, tant est grande la sensibilité. Le roi ne parle que napolitain ; je trouve qu’il a raison : pourquoi ne pas être soi-même ?

Aucun Îtalien n’est assez mon ami pour que j’ose le consulter sur les réflexions précédentes : c’est tout ce qu’il y a de plus délicat. J’ai voulu, chez madame ***, à minuit et demi, quand nous n’étions plus que sept à huit, donner une tournure littéraire à la question. J’ai avancé « que, pour arriver à un nouveau Dante, il fallait commencer par semer des Delolme et des Benjamin Constant, que jamais homme n’a été plus lui-même que le Dante, qu’Alfieri n’était pas lui pour la langue, que même pour les idées il était bien moins lui qu’il ne croyait. » J’ai été sifflé en quatuor : quatre personnes sur sept parlaient à la fois pour me terrasser. Après m’être assuré que l’expérience était impossible, je suis bien vite convenu de mon tort.

Ce qu’il y a d’affreux, c’est que ce défaut de la langue rend le comique impossible. Il n’y a pas de tournure affectée qui ne soit naturelle dans quelque coin[23]. Il restait la pauvre comedia dell’arte, Arlequin et Pantalon ; les convenances les ont fait proscrire[24].


Bologne, 12 avril. — Délices du retour à la civilisation, comme en revenant de province à Paris. À ma première question, en arrivant à Bologne : « Y a-t-il opéra ? — Oui, monsieur, la Clémence de Titus. » Je vole au théâtre ; l’ouverture commence comme j’entre.

Ronconi, dans le rôle de Titus, excellent chanteur, la même école que les Monbelli et Pachiarotti, un accent qui va au cœur ;

que n’a-t-il vingt ans de moins ! Il est encore fort agréable dans une petite salle. La bonté de Titus m’émeut jusqu’aux larmes. Quelle tragédie que la Clémence traduite par Racine ! Pour moi les modulations de Ronconi expriment encore mieux la bonté réunie à la puissance que l’harmonie des vers de Racine, particulièrement dans ce passage :

Questo o Romani è fabricarmi il tempio.

Quelques personnes sentiront que si ces paroles étaient chantées par une voix de basse, au lieu de l’être par une belle voix de tenore, elles perdraient ce qu’elles ont de céleste. Un poëte qui ferait très-bien les vers français, et qui ne pourrait inventer la tragédie, devrait s’emparer de ce sujet. Il aurait un grand succès ; car nous savons tous qu’Auguste était un vil coquin. On remplacerait le rôle d’Anio, fade en tragédie, par un Thraséas, un Corbulon, quelque vieux général à cheveux blancs, qui ne pourrait aimer Titus parce qu’il est empereur, mais qui rendrait justice à ses grandes actions. Il aurait assez de sens pour voir que la république est impossible, et s’en prendrait aux dieux du désir de liberté qui le dévore, sans que son esprit puisse trouver les moyens de créer les intérêts qui la font naître. Le Titus de Métastase me produit le même effet qu’une bonne comédie de l’Optimiste : il rafraîchit le sang.

Vitellia, l’Émilie de Corneille, la Bonini, jeune élève du Conservatoire de Milan. Elle à du jeu, de la méthode, et une assez jolie voix de tête (primo soprano), qu’elle conservera, car elle est laide.

Paraît enfin Cinna (Sesto) ; c’est ce Tramezani dont j’ai tant entendu parler à Londres, et que je n’avais jamais pu voir. Les femmes anglaises oubliaient toutes les règles de la pruderie en parlant de ce bel homme ; ici le mot Il fait fureur serait faible ; il est impossible d’avoir une plus grande quantité de grâces ; il est toujours en mouvement, toujours affecté, toujours gracieux jusqu’à l’afféterie la plus outrée. Il exprime la haine la plus féroce par les roulements d’yeux les plus tendres. Pour moi, j’aime à le regarder, et surtout à regarder les femmes dans les loges. C’est un très-joli homme de quarante ans, qui a encore un peu de voix. Il a besoin de s’échauffer. Il chante très-bien le dernier air du second acte. Les dames trouvent sa voix magnifique : elles sont de bonne foi.

Tramezani fait tout oublier, même la haine. C’est une manière de vivre bien flatteuse que celle d’un beau chanteur. Il disait ce soir que jouer ne le fatigue pas plus que faire la conversation. La seule nécessité de l’entendre fait cesser les applaudissements ; et comme cependant il a quelques jaloux, chaque soirée a pour lui l’intérêt piquant d’un drame. Je lui ai répondu que si j’avais à choisir, j’aimerais mieux être lui que les héros qu’il représente. Ce n’était point un compliment.

20 avril. — Je viens enfin de découvrir un Italien qui a un peu de génie original. Le mot imiter semble avoir été créé en faveur de ce pays. Depuis qu’ils ont laissé refroidir le feu que déposa dans leur sein la liberté du quatorzième siècle, et cette jeunesse des âmes sentant le beau après dix siècles de barbarie, circonstance unique et qui ne se présentera plus, ils sont tombés dans le dernier degré du marasme. Le poëte imite le Dante, le prosateur les périodes de Boccace, l’historien le style de Machiavel[25]. Mon homme est tout bonnement un faiseur de libretti pour les théâtres[26]. Ordinairement ses pièces n’ont que deux représentations, parce qu’à la seconde la police les défend. Il a fait rire depuis trente ans aux dépens de tous les ridicules qui ont paru en Italie. Il commença par se moquer des Français qui emportaient les statues. Il n’a guère de réputation, parce que son genre n’admet pas le pédantisme. J’ai failli me faire lapider ce soir chez madame M***, en osant dire la moitié de ce que je viens d’écrire. J’en pense encore plus. Ce génie ignoré est l’avocat Anelli, de Desenzano. Il y a dans sa manière du Dancourt, du Gozzi, et un peu du Shakspeare. Les Français, surtout les gens moulés sur la Harpe, ne trouveraient que de la bouffonnerie la plus basse. Tel est l’excès de notre vanité : nous voulons savoir, avant de rire d’un trait plaisant, si les gens de bon ton le trouvent tel. Mais l’imprévu est la condition principale du comique. Que faire ? Ne plus rire qu’au théâtre où l’on rit sans conséquence. Voilà tout le secret de la fortune des Variétés. Le peu de comédie qui végète encore en France s’est réfugié au théâtre où il y a trois cent soixante-cinq nouveautés par an. Le plaisir que les jeunes gens trouvent aux Français n’est pas la joie du théâtre, c’est le plaisir d’un cours de littérature bien fait, le plaisir des souvenirs classiques. Ces jeunes gens sont réduits aux jouissances de vieux pédants.

Jamais un Français vulgaire ne comprendra le talent d’Anelli : c’est la muse comique courant des bordées contre la monarchie la plus soupçonneuse.

N’a-t-il pas eu la hardiesse de se moquer, sous Buonaparte, de la nullité du sénat d’Italie ? C’est là tout le secret des longues scènes de Papatacci dans l’Italiana in Algeri[27].

Aujourd’hui, il vient de tourner en ridicule Tramezani au milieu de son triomphe. Dans ce pays c’est un trait d’esprit, mais c’est encore plus un acte de courage. Telle femme le haïra encore dans dix ans.

À en juger par mes Anglais, les étrangers quittent l’Italie sans même se douter des mœurs de ce pays. Ceux qui commenceront à les entrevoir doivent lire l’opéra buffa en un acte intitulé : I Virtuosi di teatro. Ce sont les mœurs des coulisses d’Italie. Cela n’a nul rapport avec nos théâtres, les troupes ici ne durant jamais que trois mois. Dans la farce d’Anelli, le frère de la première danseuse a une dispute avec le père de la prima donna. Il reste seule avec celle-ci, qu’il trouve jolie. Pour faire connaissance, il lui propose de chanter un duo de l’opéra célèbre l’Eroe smorfioso, le Héros doucereux. Ici commence la plus drôle de critique du héros Tramezani. Il était, ce soir, dans une loge, faisant bonne mine contre mauvais jeu. Paccini, qui fait l’amoureux de la cantatrice, imite jusqu’aux moindres gestes du héros. À un passage très-pathétique, il s’interrompt pour dire à sa belle : « Ici, ma chère, je te montre les dents, ne pouvant te montrer mon âme. » C’est qu’une des grâces les plus répétées de Tramezani consiste à découvrir des dents superbes. Je crois que de ma vie je n’ai tant ri. La musique est de Mayer. Les Virtuosi di teatro alternent avec la Clémence de Titus. Les femmes sont furieuses, et peut-être communiqueront-elles leur colère à la police. À Paris, une plaisanterie n’est qu’une plaisanterie ; chez un peuple étiolé par la monarchie absolue, un homme qui souffre la plaisanterie, est un homme que le pacha abandonne, est un homme perdu.

21 avril. — La Clemenza di Tito, pour la dernière fois. Au total, faible contre-épreuve du génie de Mozart. Je revois avec plaisir que ce grand homme n’a pas toujours un style tendu, comme nos tragiques ennuyeux. Il y a plusieurs motifs gais. — Il est des âmes que le moindre appareil effarouche, et que l’operia seria ennuie. Elles ne sympathisent avec le tendre que lorsqu’il vient après le comique. Michaut les fait toujours pleurer dans Henri V.

22 avril. — Comment parler musique sans faire l’histoire de mes sensations ? On me les niera. Je pense que mes adversaires seront souvent de bonne foi : tant pis pour eux.

23 avril. — La haute société de Bologne a un peu de la couleur de celle de Paris ; elle est animée par quelques-uns de ces êtres charmants qui offrent la réunion si rare de l’esprit, de la beauté et de la gaieté. Madame Martinetti ferait sensation, même à Paris.

24 avril. — En France, les gens de province n’entendent pas raison sur la moralité de l’endroit[28]. L’on est un peu moins bête en Italie : c’est la gloire de la ville qu’il est sacrilège de diminuer par la moindre critique. J’ai voulu suivre cette idée dans le salon de madame M*** avec des gens qui se prétendent philosophes ; j’ai vu que les nations sont entre elles comme les jeunes gens riches mal élevés. Les Italiens sont, de plus, perdus de flatterie par les patriotes à la Dubelloy (voir la Biblioteca italiana de Milan). De cinquante ans cette nation ne souffrira la vérité. Je ne crois pas qu’elle trouve beaucoup de voyageurs qui l’aiment autant que moi, et ce soir toutes les mines me regardaient comme ennemi.

30 avril. — Je viens de passer quatre jours en villegiatura, chez le prince V***. Les maris n’ont pas en Italie la centième partie de la jalousie de ceux de France. Je n’ai pas pu découvrir la cause du sigisbéisme autre part que dans la nature. Quelques philosophes, qui étaient avec nous, m’ont dit qu’à la fin du moyen âge, quand il y eut en Italie des foules de petits tyrans cherchant à donner de la dignité à leur cour en singeant l’étiquette espagnole, les particuliers riches prirent d’eux l’usage de donner un écuyer à leurs femmes.

Oserai-je parler du fond des mœurs ? Suivant les récits de mes camarades, je crois qu’il y a autant de maris malheureux à Paris qu’à Bologne, et à Berlin qu’à Rome. Toute la différence, c’est qu’à Paris l’on pèche par vanité, et à Bologne à cause du soleil. Je ne trouve d’exception que dans les classes moyennes en Angleterre, et dans toutes les classes à Genève. Mais, ma foi ! la compensation d’ennui est trop forte ; j’aime mieux Paris, Oh gai !

1er mai. — Je descends de cheval ; on en trouve de très-bons à louer dans ce pays, petits et de mauvaise mine, mais malins, méchants et d’une rapidité charmante. Je viens de San Michele in Bosco. C’est un couvent situé dans une position pittoresque, comme tous ceux d’Italie ; ce vaste édifice couronne la plus jolie des collines couvertes de bois, auxquelles Bologne est adossée ; c’est comme un promontoire ombragé de grands arbres qui avance sur la plaine. Mes amis m’ont conduit là pour voir les anciennes peintures de l’école de Bologne ; ils mettent un grand prix à la priorité dans les arts ; ils veulent, à ce qu’il m’a paru, détrôner Cimabue, le plus ancien barbouilleur de l’école de Florence. Dieu vous garde de jamais voir ses ouvrages !

Nous trouvons sur cette colline cet air frais, l’aura de Procris, dont on ne peut connaître le charme que dans les pays du Midi. Couchés sous de grands chênes, nous goûtions en silence une des vues les plus étendues de l’univers. Tous les vains intérêts des villes semblent, expirer à nos pieds ; on dirait que l’âme s’élève comme les corps ; quelque chose de serein et de pur se répand dans les cœurs.

Au nord, nous avons devant nous les longues lignes des montagnes de Padoue, couronnées par les sommets escarpés des Alpes, de la Suisse et du Tyrol. Au couchant, l’immense océan de l’horizon n’est interrompu que par les tours de Modène ; à l’est, l’œil se perd dans des plaines sans bornes : elles ne sont terminées que par la mer Adriatique qu’on aperçoit les beaux jours d’été au lever du soleil ; au midi, autour de nous, sont les collines qui s’avancent sur le front de l’Apennin ; leurs sommets couverts de bouquets de bois, d’églises, de villas, de palais, déploient la magnificence des beautés de la nature, secondée par ce que les arts d’Italie ont de plus entraînant. Le bleu foncé de l’atmosphère n’était altéré, par quelques légers nuages d’une éclatante blancheur, que tout à fait à la ligne de l’horizon.

Nos cœurs, pleins d’émotion, jouissaient en silence de tant de beautés, quand tout à coup un de nos compagnons se lève, et, du ton le plus impétueux, récite le sonnet suivant, fait par un habitant de Bologne, à la première nouvelle du passage du Saint-Bernard par l’armée de réserve :

Vidi l’ Italia col crin sparso, incolto
Colà dove la Dora in Po declina,
Che sedea mesta, e avea negli occhi accolto
Quasi un orror di servitu vicina,

Nè l’ altera piangea : serbava un volto
Di dolente bensi, ma di reina ;
Tal forse apparve allor, che il piè disciolto
A’ ceppi offri la liberta latina.

Poi sorger lieta in un balen la vidi,
E fiera ricomporsi al fasto usato
E quinci, e quindi minaceiar più lidi.

E s’ udia l’ Apennin per ogni lato
Sonar d’ applausi, e di festosi gridi :
Italia, Italia, il tuo soccorso è nato !
[29]

Et des cris se sont fait entendre sur cette dernière branche de l’Apennin ; mais combien différents de ceux de 1800 ! Les Italiens ont raison : Marengo avança d’un siècle la civilisation de leur patrie, comme une autre bataille l’a arrêtée pour un siècle. Un prince de Bologne, croyant à la délivrance de l’Italie par Murat, leva en vingt-quatre heures un régiment de quinze cents hussards, dépensa deux cent mille francs, l’équipa en trois jours, et le quatrième était en ligne à la tête de sa troupe.

Cela, et le refus de la loi sur le timbre à Buonaparte dans tout l’éclat de sa puissance, sont des traits que la France n’égalera jamais.

2 mai. — Ce soir, en revenant du concert de madame G***, où Velutti a chanté, j’ai reçu les confidences d’un de mes nouveaux amis ; il vient de me tenir, sous ces beaux portiques qui conduisent au théâtre, jusqu’à deux heures du matin. Il y a un an qu’il a quitté sa maîtresse ; il se désespère et ne peut l’oublier ; il se plaisait à me raconter les moindres circonstances de leurs amours. J’admirais qu’un homme de trente-cinq ans, riche, bien fait, militaire, pût avoir tant de faiblesse ou tant d’amour : rien de plus commun en Italie. Il se couvrira de ridicule, du moins dans nos idées françaises, en reprenant sa maîtresse, et il la reprendra ou mourra fou. Elle, piquée de l’éclat d’une rupture où il n’avait que trop raison, le fera passer par les conditions les plus dures. J’ai déjà rencontré sept à huit de ces désespoirs. Il me semble que cela donne de la dignité à l’amour italien.

Comme un roman n’est intéressant qu’autant qu’on a le temps de le raconter tout au long, et que je meurs de sommeil, je n’écrirai que ce qui est observation philosophique :

1o Rien n’égale l’air froid et simple de cet homme qui me parlait, et qui a fait des folies inouïes en amour et à la guerre. On ne concevra jamais à Paris la bonhomie de la société italienne, et particulièrement l’air simple des militaires. Cette vanterie égoïste et grossière, que nous appelions blague, parmi les officiers subalternes des régiments, et qui donnait tant d’avantages, y est absolument inconnue.

2o Un étranger qui a passé par une grande ville d’Italie est moins connu par son nom que par celui de la dame qu’il servait. Esser in servitù est le mot, comme amicizia pour amour, et avvicinar una donna pour lui faire la cour.

3o L’homme qui a fait le malheur trop évident de mon ami est un Florentin ; s’il lui faisait une scène, jamais leur maîtresse ne le reverrait. Mon Bolonais me disait : « Êtes-vous allé à Florence ? au petit théâtre d’Ogni Santi ? — Oui. — Y êtes-vous allé un jour où Stenterello jouait ? — Certainement. — Avez-vous remarqué ce caractère ? » C’est l’homme le plus mince et de la figure la plus sèche que vous ayez jamais vu. Il arrange avec toute l’élégance possible son habit troué ; le principal fondement de sa cuisine, ce sont des tranches de concombre à la glace ; du reste, vaniteux comme un Castillan, peu lui importe de mourir de faim, pourvu qu’on ne le sache pas. Si on ne lui donne pas de l’ella[30], il est au désespoir. Surtout, il est beau parleur et se pique de ne s’exprimer que dans les termes les plus toscans. Il lui faut trois phrases pour vous demander quelle heure il est.

« Les Florentins vous ont dit que c’est le caractère du peuple de leur pays : la vérité est que c’est celui de toute la nation. Par exemple, M***, etc. »

Cette sortie de mon amant malheureux m’a fait rassembler plusieurs observations faites à Florence. Tous les Florentins sont maigres : on les voit au café faire leur unique déjeuner avec un verre de café au lait et le petit pain le plus exigu, ce qui leur coûte trois gratz (vingt et un centimes). Le soir, chez Vigne, ils dînent pour deux paules et demi ou trois paules (le paule vaut cinquante-cinq centimes). Leur manière de se vêtir a quelque chose de singulier ; c’est plutôt un habit bien brossé qu’un habit neuf. Rien chez eux qui ne respire l’économie la plus sévère. En tout c’est l’opposé des Milanais : jamais de ces faces épanouies et heureuses. À Milan, la principale affaire est de bien dîner ; à Florence, de faire croire qu’on a dîné. On cite par la ville beaucoup de gens qui vont à la cour et qui dînent en famille avec deux plats ; mais l’ambassadeur d’aucune puissance, à Paris, n’a autant de galon sur les habits de ses gens.

Les Français qui étaient à Florence avaient fait enseigner au limonadier du café militaire, vis-à-vis la statue équestre, à faire la bisteca (le bifteck) ; ils allaient y déjeuner. Le peuple les voyait manger de la viande dès le matin et dépenser magnifiquement vingt-trois sous. Rien n’a peut-être plus contribué à faire respecter les Français. J’ai encore trouvé dans Florence le proverbe Gran Francesi, grandi in tutto. Un Florentin se rappelle, au bout d’un an et avec reconnaissance, que vous lui avez fait accepter une tasse de chocolat. Cette excessive économie s’explique fort bien par l’histoire. Florence, dans le moyen âge, fut immensément riche par le commerce ; de république agitée elle devint monarchie absolue, perdit son commerce, et garda son économie, la première vertu du commerce.

La Florence d’aujourd’hui est un port ouvert aux gens ruinés. Venise est bien plus gaie et bien plus aimable ; mais il faut s’accoutumer à n’avoir pour toute promenade que des rues larges de quatre pieds, et un jardin unique grand comme les deux tiers des Tuileries.

3 mai. — J’ai à me confesser d’une grande erreur. L’étranger qui ne voit d’abord que les littérateurs et les gens qui passent pour des esprits, est étonné de la sottise de ce peuple. Au contraire, il n’y a rien de si fin et de si spirituel au monde. Les gens d’esprit sont ceux qui n’en font pas métier. Dès qu’ils veulent se cultiver, ils deviennent pédants. Des jeunes gens étonnants par la finesse et la sagacité de leur esprit forment des collections d’auteurs classiques, c’est-à-dire cités par la Crusca, et leur grande affaire devient de ne plus employer de mots dans la conversation qu’ils ne puissent montrer dans les Canti carnavaleschi ou autre platitude imprimée au quinzième siècle. Au premier abord, il vous faut essuyer toute cette science. C’est là que mon courage m’avait abandonné à mon premier passage ; depuis, j’ai découvert que, quand ces gens-là sont naturels et ne veulent plus faire d’esprit, ils sont divins.

L’esprit, à Paris, manque de sagacité et s’allie souvent à la badauderie sur les grandes questions de la vie ; il veut trop paraître. Un de nos petits auteurs, charmant le premier jour, montre le tuf dès le second. En un dîner il vous parle de tout ce dont on peut parler. Ici, un jeune homme distingué, pédant le premier jour, est enchanteur dès qu’il ne songe plus à l’être. Les satires de Voltaire sont plates, si on les compare aux petits poëmes satiriques qui ont couru, en ces derniers temps, à Bologne, Venise, Milan : c’est la naïveté et la force de Montaigne réunies à l’imagination de l’Arioste.

4 mai. — Il y a ici sept à huit Polonaises charmantes. Pour moi, c’est l’idéal des femmes. Elles courent les peintures toute la journée ; elles ont imaginé de se faire faire un cours de peinture par un Danois qui, malheureusement, paraît beaucoup trop aimable à la plus jolie d’entre elles. Le lieu des leçons est la galerie de cet aimable comte Mareschalchi que nous avons vu nous donner de si jolies fêtes dans sa maison des Champs-Élysées. Je suis allé aujourd’hui à ce cours, non pas à cause du professeur ; mais pour me mettre bien avec lui, je lui ai demandé la copie de sa leçon. Après avoir lu cinq ou six pages d’écriture, il s’est mis à nous expliquer les très-beaux tableaux de M. Mareschalchi. L’appartement dont se compose la galerie est garni de meubles de Paris, et il y a une chambre où l’on ne voit que des chefs-d’œuvre.

« Vous savez que l’école de Florence se reconnaît à un dessin hardi, qui, sur les pas de Michel-Ange, outre un peu la partie saillante des muscles.

« Raphaël eut l’expression, le dessin, l’imitation de l’antique. Sa perfection est dans les figures d’apôtres et de vierges. Il fut un peu froid et un peu sec dans les commencements, comme le Pérugin, son maître. Le Frate lui apprit le clair-obscur, où il fut toujours faible. Ce fut une grande âme.

« Le Corrége a la grâce séduisante, le clair-obscur, les raccourcis ; son âme était faite pour réinventer l’antique ; mais il l’a peu imité. Ses tableaux, chefs-d’œuvre de volupté, sont à Dresde et à Parme.

« Le Titien, et tous les Vénitiens, ont la vérité de la couleur. Giorgione, grand homme, moissonné à l’entrée de sa carrière, en eut l’idéal.

« L’école de Bologne est, presque dans tous les genres, la perfection de la peinture.

« Le Dominiquin eut l’expression, surtout des affections timides, le coloris, le clair-obscur, le dessin. Pour l’expression, après Raphaël et lui, vient le Poussin.

« Le Guide, âme française, eut la beauté céleste dans les figures de femmes. Ses ombres peu fortes, sa manière suave, ses draperies légères, ses contours délicats, forment un contraste parfait avec le style de Michel-Ange de Caravage.

« Le Guerchin fut un ouvrier doué d’un singulier coup d’œil pour rendre le clair-obscur. Il copiait tout simplement les paysans du bourg de Cento, où il travaillait à la toise. Ses figures semblent se détacher de la toile, et conviennent aux gens qui louent, dans la peinture, l’illusion.

« La galerie Farnèse, de Rome, met Annibal Carrache au rang des plus grands peintres. Beaucoup de gens disent : Raphaël, le Corrège, Titien et Annibal. À Bologne, on lui préfère Louis Carrache.

« L’Albane, homme froid, a bien peint les enfants et les corps de femmes, mais non leur âme ; il n’en avait pas, l’envie l’occupa beaucoup. »

6 mai. — Nous sommes allés, trois voitures à Correggio, pour visiter la patrie du grand homme. Tout ce que nous avons trouvé de lui, ce sont ses madones avec leurs beaux yeux si tendres, qui courent, les rues déguisées en jeunes paysannes. Je me suis aperçu que je passe à Bologne pour souverainement illibéral. La chute du tyran n’a pas valu à l’Italie notre admirable constitution de 1814, chef-d’œuvre de génie et de bonté dont les nations étrangères savent admirer l’auteur, mais le rétablissement de toutes les vieilleries. Voilà pourquoi l’homme souverainement dissimulé, qui abhorrait tant la liberté qu’il n’a pas su se parer de ses couleurs, même lorsqu’elle était son seul moyen de salut, trouve encore des partisans en Italie, parmi les amants passionnés de cette liberté : les Italiens d’une certaine portée m’ont souvent répété que les plus bas des hommes étaient les gens de lettres[31]. Ils partent de là pour négliger tous les livres et l’étude du mécanisme de la liberté. Ils s’imaginent qu’un ange la leur apportera un beau matin.

Beaucoup de jeunes gens, voyant la chambre des pairs d’Angleterre appuyer aveuglément le ministère qui s’est moqué d’eux à Gênes, rêvent encore à la république. C’est là ma grande dispute avec eux. Le plus sûr chemin du despotisme militaire, c’est la république. Pour avoir une république, il faut commencer par se faire île. Parmi les modernes si corrompus, le rouage le plus nécessaire à la liberté, c’est un roi : voyez Berne.

Si je savais un coin du monde où l’on ne parlât pas plus politique qu’en 1770, j’y volerais, fût-il aussi loin que les jardins d’Armide. Notre partie, toute composée de jeunes femmes et de militaires, a tourné à la politique ; c’est-à-dire qu’au lieu de rire et de profiter de nos beaux jours, nous avons eu le plaisir de nous indigner.

8 mai. — Veut-on le portrait des belles miladys que nous avons ici, fait de main de maître ?

« Milady R*** a vingt-six ans, elle n’est pas vilaine ; elle est très-douce et assez polie, et ce n’est pas sa faute de n’être pas plus amusante : c’est faute d’avoir rien vu, car elle a du bon sens, n’a nulle prétention et est fort naturelle ; son ton de voix est doux, naïf, et même un peu niais. Si elle avait vécu en France, elle serait aimable. Je lui fais conter sa vie ; elle est occupée de son mari, de ses enfants, sans austérité ni ostentation : si elle ne m’ennuyait pas, elle me plairait assez. »

9 mai. — Admirables portraits de M. Palaggi. Un écuyer du roi d’Italie, banquier millionnaire, s’est fait peindre en écuyer. Le gouverneur l’a mandé et tancé vertement ; à quoi l’autre a répondu qu’il était maître de se faire peindre avec tel habit qu’il voudrait, et que d’ailleurs il ne rougirait jamais du costume rappelé par son portrait.

10 mai. — Rien ne peut distraire les Italiens et surtout les Bolonais, de leur politique enragée, qu’Alfieri. J’ai passé la soirée avec deux personnes qui ont vécu avec lui dans l’intimité, ou plutôt, car sa hauteur ne permit jamais l’intimité, qui l’ont vu très-souvent les dernières années de sa vie. L’un de ces messieurs lui ressemble ; et avec beaucoup de grâce, car il était malade ; il nous a donné pendant un quart d’heure une représentation d’Alfieri. C’est un grand homme maigre, à cheveux rouges ; sa physionomie, ses veux surtout, sont d’un dictateur de Rome. Il est entré dans le salon, et, à tout ce qu’on a pu lui dire, n’a répondu qu’en sifflant. Tout le monde se récriait sur l’étonnante ressemblance.

Quand le comte Neri est rentré, il nous a conté, entre cent traits d’originalité, de hauteur et d’ennui, que le comte Alfieri, ayant été présenté à madame d’Albany, à la galerie de Florence, remarqua qu’elle s’arrêtait avec plaisir devant un portrait de Charles XII : elle dit même que l’uniforme singulier de ce prince lui paraissait extrêmement bien. Deux jours après, Alfieri parut dans les rues de Florence exactement vêtu et coiffé comme le monarque suédois, à la grande consternation des paisibles habitants.

Le comte Neri, quoique soumis en apparence à toutes les faiblesses des mœurs italiennes, ou, pour parler clair (car pourquoi diable me gênerais-je ?), quoique le plus esclave des cavaliers serventi, et pour une femme qui le trompe assez souvent, est un philosophe. Probablement il en sait autant que nous sur sa maîtresse ; mais telle qu’elle est, avec tous ses défauts, c’est encore pour lui la femme la plus aimable de la terre, et rien ne pourrait remplacer le bonheur de passer avec elle huit heures de toutes ses journées : d’ailleurs, le mari est le meilleur garçon d’une ville qui est pleine de gens de ce caractère. Je comprends fort bien le bonheur du comte Neri, et, malgré la vanité française, j’échangerais volontiers mon sort contre le sien. Sa maîtresse est une des plus jolies femmes d’Italie, et si capricieuse, avec des fantaisies si étranges et si gaies, qu’il faudrait être bien sot pour trouver l’ennui auprès d’elle.

Le comte Neri m’a pris en particulier, au fond du jardin, pour que je lui fisse le récit de la campagne de Moscou, la carte sous les yeux. J’ai pris avec moi deux officiers qui avaient été là-bas. Je lui ai dit qu’il n’y avait rien eu de si simple, et que ce n’était qu’à Paris que j’avais commencé à me figurer que je venais d’échapper à un grand péril. Tant que nous sommes morts de faim, jusqu’à la Bérésina, il ne faisait pas trop froid : dès qu’il a gelé à pierre fendre, nous avons trouvé de quoi vivre dans les villages polonais. Du reste, si le prince Berthier avait eu le moindre esprit d’ordre, si Buonaparte avait eu le courage de faire fusiller deux soldats chaque jour, il n’aurait pas perdu 6,000 hommes dans toute la retraite. Je parle deux heures.

Pour me récompenser de cet acte de complaisance, qui me rappelait des souvenirs si pénibles, le comte me dit : « Vous paraissez curieux de l’effet produit par les tragédies d’Alfieri sur les cœurs italiens : demain je vous apporterai un petit compendio (abrégé) que je n’ai jamais montré à personne, pas même à la Gina. »

11 mai. — Traduction du cahier du comte :

« Alfieri haïssait les rois dans sa jeunesse, parce qu’il n’était pas né roi. Lorsqu’il se mit à lire et à s’instruire, il resta fidèle à sa haine, et se fit illusion sur son origine.

« Il se croyait républicain, et dans le fait ne désira jamais qu’une république sur le modèle de celle de Rome, où il y aurait des patriciens aussi bien que des plébéiens, et où un homme de talent pouvait toujours espérer de devenir dictateur. Il ne pouvait souffrir les rois, parce que c’étaient les seuls êtres auxquels il fût né inférieur ; mais il avait la plus haute vénération pour la noblesse, d’abord parce qu’il était né noble, et que le pouvoir absolu sur les inférieurs, qui appartient à cet ordre en Piémont, lui était fort agréable. Quand il fut devenu philosophe, il ajouta, parce que ce pouvoir pouvait être exercé par une grande âme, d’une manière utile à ces inférieurs.

« Après avoir été réveillé du sombre ennui de sa jeunesse par la lecture de Plutarque ; après avoir parlé avec les transports de la haine la plus féroce du gouvernement modéré des princes de la maison de Savoie ; après avoir imprimé qu’il n’était pas digne d’un homme libre de se marier et de s’exposer à avoir des enfants sous le joug de tels tyrans ; après avoir dit de cent manières qu’il répandait des larmes de rage d’être né au milieu d’un peuple avili ; après avoir donné son bien à sa famille pour ne pas vivre au milieu de ces esclaves ; en un mot, après avoir écrit le livre forcené de la Tyrannide, le hasard l’amène sur le champ de bataille, où un peuple rempli de nobles sentiments[32], et enthousiaste de toutes les vertus, cherche à conquérir sa liberté. On s’attend qu’il va partager l’ivresse de toutes les âmes généreuses : rien moins que cela ; dans ce moment décisif pour son caractère, n’étant plus offensé par la majesté du trône, le noble l’emporte, et Alfieri n’est qu’un ultra. Son mépris, ou plutôt sa haine masquée en mépris, pour la nation héroïque qui vient de dévoiler son cœur, ne trouve pas de termes assez forts. De ce moment il hait encore plus la France et les Français que les rois. Quand même ce pays fût parvenu à se donner la liberté, il eût encore écrit le Misogallo.

« L’ennui, joint à la haine pour les heureux, est le grand trait de la vie d’Alfieri, et sur le trône, il eût été Néron. À la férocité près, mademoiselle Edgeworth a fait son portrait d’avance dans son comte de Glenthorn. Au reste, cet homme singulier fut si impérieusement subjugué par ses penchants, que sa vie entière peut être abrégée en deux mots : il fut la victime d’une passion pour les chevaux, d’une passion pour la gloire littéraire, et d’une haine furieuse des rois, qu’il appelait amour de la liberté. Il porta tout cela à un degré d’énergie qui ne s’est peut-être jamais rencontré dans un cœur d’homme, depuis les fureurs du moyen âge.

« Sur les Mémoires d’Alfieri je dirai : Les bulletins de Buonaparte sont intéressants, parce qu’il sortait un peu du ton de dignité. »

Les anecdotes des dernières années qu’Alfieri a passées à Florence offrant souvent le nom d’une dame de la plus haute naissance qui avait bien voulu lui accorder sa main, il serait peu délicat de les publier. Il y a d’excellents portraits d’Alfieri, par M. Fabre, jeune peintre français qui habitait la même maison.

Jugement littéraire

« La simplicité de l’intrigue, le petit nombre des personnages, la marche directe de l’action, l’uniformité et la gravité travaillée de la composition, font des tragédies d’Alfieri ce que les modernes ont produit de plus semblable à l’antique. Infiniment moins déclamatoires que les tragédies françaises, elles ont moins de brillant et de variété ; mais, en revanche, une teinte plus profonde de dignité et de naturel. Comme Alfieri n’a pas adopté les odes sublimes du théâtre grec, que nous appelons chœurs, au total ses tragédies sont moins poétiques. Toutefois on sent dans tous les détails, le travail d’une main savante. On peut même dire que le désir ardent qu’eut l’auteur de se garantir des personnages de pure ostentation, et sa haine extrême pour les tirades à prétention, qui lui semblaient avilir un dialogue constamment soutenu par un intérêt profond, ou rempli des accents d’une passion brûlante, l’ont souvent entraîné dans une diction trop sentencieuse. À tout moment l’on trouve des morceaux écrits d’une manière pesante, et qui sent l’effort. Il s’est rappelé trop constamment que le premier devoir d’un écrivain dramatique est de tenir ses personnages dans la direction de l’affaire et des intérêts qui les occupent. Aveuglé par sa haine pour un peuple voisin, chez lequel on voit les personnages abandonner leurs intérêts les plus pressants pour faire des descriptions morales ou poétiques des émotions qui les agitent, il oublie quelquefois que certaines passions sont déclamatoires dans la nature comme au théâtre, l’amour, par exemple ; qu’elles ne doivent pas s’exhaler toujours en des phrases concises et scrupuleusement exactes, mais s’échapper quelquefois à des manières de parler qui semblent hyperboliques et même fausses aux yeux du froid philosophe.

« La principale beauté, comme le grand défaut du dialogue d’Alferi, c’est que chaque mot est employé en conscience à pousser en avant l’action de la pièce par un argument suivi, une narration nécessaire, ou l’expression exacte et géométrique d’une émotion naturelle. Ici, point de digressions, point de conversations épisodiques, et jamais de maximes, si ce n’est d’une admirable brièveté. Ces qualités, poussées à l’extrême, donnent un certain air de solidité à toute la structure de Ia tragédie qui fatigue un lecteur ordinaire : le lecteur homme d’esprit prévoit trop ce qu’on va dire. Rien d’éclatant, rien d’entraînant : dès qu’on a lu trois ou quatre de ces tragédies, les autres ne surprennent plus. C’est un livre comme Milton, qu’on prend par devoir et qu’on quitte sans peine.

« J’ai fait les remarques précédentes, en ma qualité de littérateur instruit ; quant à ma sensation particulière, je pense que les personnes à qui il a été donné de comprendre Shakspeare ne seront jamais touchées jusqu’à un certain point par les compositions d’aucun autre écrivain dramatique. Shakspeare ne ressemble pas plus à Alfieri qu’à tout autre poëte. Alfieri, Corneille et tous les autres considèrent une tragédie comme un poëme. Shakspeare y a vu une représentation du caractère et des passions des hommes, qui doit toucher les spectateurs, en vertu de la sympathie, et non par une vaine admiration pour les talents du poëte. Chez les autres tragiques, le style et la couleur générale du dialogue, la distribution et l’économie des diverses parties de la pièce sont les principaux objets : pour Shakspeare, c’est la vérité et la force de l’imitation. Les poëtes classiques sont satisfaits s’il y a dans leur ouvrage assez d’action et de peintures de caractères pour empêcher la composition de tomber dans la langueur, et pour amener, d’une manière à peu près convenable, les dialogues élégants dont elle se compose. Shakspeare était satisfait si sa fable se trouvait assez bien ménagée pour ne pas choquer trop fortement cette disposition à l’illusion que le spectateur apporte au théâtre. Il croyait avoir assez fait pour son style quand il avait évité tout ce qui pouvait être ridicule. Dans le monde, quand nous parlons à nos rivaux ou à nos amis, sommes-nous affectés par ce qu’ils nous disent ou par le plus ou moins d’élégance de leur toilette ?

« Alfieri ne vit point les choses de si haut. Il ne vit point d’un côté les actions des hommes, et de l’autre les diverses manières de les peindre qui ont fait les diverses écoles dramatiques. Il partit du genre français, le seul qu’il connût. Il prit ses souvenirs pour le résultat de ses observations. Avec un peu plus d’esprit il se fût rendu la justice qu’il n’avait jamais fait d’observations. L’école qu’il a suivie admet beaucoup moins de ces choses prises dans la nature qui me charment chez le poëte anglais. Dans ce genre étroit, Alfieri est excellent. Ses fables sont admirablement imaginées, et développées avec tout le génie possible : tous ses caractères expriment des sentiments naturels, avec une grande beauté et souvent une grande énergie d’expression. Pour moi, c’est une faute que la fable soit trop simple et les incidents trop rares ; c’est une faute que tous les caractères expriment leurs sentiments avec une égale force et une égale élégance ; que tous dirigent leurs intérêts et leurs prétentions opposées avec une politique également profonde. Mon âme ne peut perdre de vue qu’un auteur ingénieux a versifié ces dialogues si parfaits, et ces tirades si dignes de Tacite. Je ne puis jamais, même pour un moment, avoir l’illusion que j’entends de véritables personnages discutant entre eux ce qu’ils croient être leurs intérêts les plus chers. Il peut y avoir plus d’éloquence et de dignité dans le système d’Alfieri : il y a tous les charmes de l’illusion dans celui de Shakspeare. J’ai passé bien des nuits à lire Shakspeare ; je ne lis Alfieri la nuit que quand je suis en colère contre les tyrans.

« Je ne conçois pas comment les poëtes de Paris n’ont pas suivi l’exemple de M. Lemercier. En affaiblissant une tragédie d’Alfieri, il reste encore une tragédie française de la première force. Sa Mérope, par exemple, est bien supérieure à celle de Voltaire[33].

« Pour le style, on sent toujours qu’il a coûté beaucoup d’efforts à un homme d’un grand génie. Toujours par l’usage de tournures aussi concises que magnifiques, l’auteur travaille à donner à son vers une sorte de force factice et d’énergie. Pour enfermer beaucoup de sens en peu de mots, il accumule les interrogations, les antithèses, les maximes courtes et exprimées dans un ordre inverse, singulier dans la langue.

« Sous tous ces rapports, aussi bien par la gravité correcte des sentiments que par [a parfaite propriété et la sage modération de toutes les peintures de passions, ses tragédies sont exactement le contraire de ce qu’on pouvait se promettre du caractère enflammé et indépendant qui distingua leur auteur. D’après ce que je lui ai vu faire pendant sa vie, et ce qu’il nous avoue dans ses consciencieuses confessions, on devait s’attendre à voir dans ses tragédies une grande véhémence dans les actions ; et dans le dialogue une éloquence aussi irrégulière que sublime ; des sentiments extravagants, mais ravissants par leur énergie et leur nouveauté ; des passions allant jusqu’à la frénésie, et une poésie enflammée, approchant de l’emphase brillante de l’Orient.

« Au lieu de cette nouveauté entraînante, — et ce que le dix-neuvième siècle demande surtout aux arts, ce sont des sensations nouvelles ; — nous avons une représentation exacte et concise des catastrophes célèbres de l’histoire, des discours énergiques, des passions, non pas éclatantes, mais profondes, et un style si sévèrement correct et si scrupuleusement correspondant à l’idée, que le lecteur le plus inattentif ne peut pas ne pas s’apercevoir de l’immense travail qu’il a coûté. Fidèle à son caractère de patricien, Alfieri s’imagina être plus respecté en prenant ce parti. Il eût peut-être été plus grand, et certainement plus original, en étant lui-même. Mais quel homme que celui qui a pu se tromper dans un tel choix, et se placer encore à la tête de tous les poëtes classiques ! »


Imola, 15 mai. — Je voyage en sediola au clair de lune. J’aime l’aspect des Apennins éclairés par l’astre des nuits. Une sediola, comme le nom l’indique, est une petite chaise fixée au milieu de deux très-hautes roues. On guide soi-même un cheval qui va toujours le grand trot, et fait trois lieues à l’heure. Il faut un chemin superbe, et tel que celui d’Arona à Ancône : autrement l’on verse. Hier, j’ai versé trois fois ; mais c’était ma faute, et non celle de la route. Mon cheval faisait près de quatre lieues à l’heure. L’attention étant forcément fixée sur le paysage, on ne peut plus oublier les pays qu’on a parcourus en sediole. Mon cheval vient de Padoue.


Ferrare, 17 mai. — Il a fallu m’arracher à Bologne, après y avoir passé quinze jours de plus que je ne comptais. Paccini est un excellent bouffe, plein de verve. Chaque soir il change quelque chose à son rôle, et Bologne, pour l’esprit, est la ville la plus remarquable de l’Italie. Les grandes pensées viennent du cœur.

Me voici à Ferrare, qui fut une grande ville, tant qu’elle sut garder sa nationalité ; depuis qu’elle est au pape, le légat, pourrait nourrir un demi-régiment de cavalerie avec l’herbe qui croît dans les rues. Les gens riches vendent leurs terres et vont s’établir à Milan. On peut acheter ici douze mille livres de rente pour cent mille francs. Il est vrai que, lorsqu’un homme va un peu trop souvent dans une maison où se trouve une jolie femme, le légat le fait appeler pour lui rappeler le neuvième commandement de Dieu. Un laquais est-il mécontent de ses maîtres, il va un vendredi porter un os de poulet au légat, qui aussitôt mande l’impie[34]. D’ailleurs il n’y a point de spectacles. Je me hâte de quitter cette ville aimable. J’avais presque oublié le tombeau de l’Arioste : j’y vais en sédiole. Est-ce bien ici que ce grand homme récitait l’histoire de Joconde à la cour du souverain ?


Césène, 20 mai. — J’éprouve une sensation de bonheur de mon voyage en Italie, que je n’ai trouvée nulle part, même dans les jours les plus heureux de mon ambition. Je me surprends cinq ou six fois la journée avec des idées vagues de donner ma démission, et de me fixer en ce pays. Les premiers mois, j’étais un peu étonné par tout ce que je voyais de nouveau ; maintenant mon âme est plus calme. Je vois nettement l’ensemble des mœurs italiennes : elles me semblent bien plus favorables au bonheur que les nôtres. Je crois que ce qui me touche, c’est la bonhomie générale et le naturel.

Voici un petit détail insignifiant que j’ai oublié d’écrire à Bologne. La femme la plus capricieuse et la plus belle de la ville est souvent à la Montagnola, la promenade à la mode, avec une petite robe anglaise de dix-huit francs. Elle en a vingt dans ses armoires du plus grand prix. Tous les mois elle en fait faire deux ou trois qu’elle ne porte jamais. Il est si ennuyeux de s’habiller !

Le fat le plus célèbre de Bologne, M. P***, me disait : « Ma foi ! moi, je mets ma cravate le matin, et ne m’habille plus. Tant pis pour qui me trouve mal. »


Rimini, 21 mai. — Comme chaque quartier de Naples a une langue, ici, chacune de ces petites villes voisines, Ravenne, Imola, Faenza, Forli, Rimini, a des mœurs différentes. Les uns sont prompts, emportés, vindicatifs, libertins ; les autres, rangés, tranquilles, allemands. Je n’ai pas trouvé les conversations montées sur le ton important de nos provinciaux gémissant sur les scandales de l’amour et sur la difficulté de trouver des domestiques fidèles : chacun n’y parle pas toujours de ses intérêts d’argent ; l’amour et la musique viennent jeter quelque variété dans ces monotones idées de la province. Au reste, comme chez nous, les bourgeois font la police les uns sur les autres. Par ce triste moyen, peut-être y a-t-il un peu plus de mœurs que dans les grandes villes. — Il y a beaucoup de caractère. Les lois n’étant autrefois, sous le gouvernement des prêtres, qu’une mauvaise plaisanterie à l’usage des sots, les gens d’ici se font justice eux-mêmes. Par là ils sont un peu moins insipides que nos bourgeois de petite ville, et la force physique est un avantage très-prisé chez les jeunes gens.


République de Saint-Marin, 22 mai. — Goëthe, voyageant en Italie, trouva dans ces montagnes un officier des troupes du pape, homme tout uni, qui lui dit dans la conversation : « Nous savons de bonne part que votre Frédéric le Grand, que tout le monde parmi vous considère comme hérétique, est, dans le fond, un excellent catholique ; mais il a obtenu de N. S. P. le Pape une dispense pour tenir sa religion secrète. Il n’entre jamais dans aucune de vos églises hérétiques. Il a une chapelle souterraine où il entend la messe chaque jour, le cœur brisé de douleur de ne pouvoir confesser notre sainte religion. S’il ne suivait que son zèle, les Prussiens sont une race d’hérétiques si furieux qu’ils le massacreraient sur l’heure[35]. »

Cette finesse du clergé italien existe encore ; je viens d’en avoir la preuve à Saint-Marin par trois ou quatre anecdotes que je ne dirai pas.


Pesaro, 24 mai. — Ici les gens ne passent pas leur vie à juger leur bonheur. Mi piace, ou non mi piace, est la grande manière de décider de tout. La vraie patrie est celle où l’on rencontre le plus de gens qui vous ressemblent. Je crains bien de trouver toujours en France un fond de froid dans toutes les sociétés. J’éprouve un charme, dans ce pays-ci, dont je ne puis me rendre compte : c’est comme de l’amour ; et cependant je ne suis amoureux de personne. L’ombre des beaux arbres, la beauté du ciel pendant les nuits, l’aspect de la mer, tout a pour moi un charme, une force d’impression qui me rappelle une sensation tout à fait oubliée, ce que je sentais à seize ans, à ma première campagne. Je vois que je ne puis rendre ma pensée, toutes les circonstances que j’emploie pour la peindre sont faibles.

Toute la nature est ici plus touchante pour moi ; elle me semble neuve : je ne vois plus rien de plat et d’insipide. Souvent, à deux heures du matin, en me retirant chez moi, à Bologne, par ces grands portiques, l’âme obsédée de ces beaux yeux que je venais de voir, passant devant ces palais dont, par ses grandes ombres, la lune dessinait les masses, il m’arrivait de m’arrêter, oppressé de bonheur, pour me dire : Que c’est beau ! En contemplant ces collines chargées d’arbres qui s’avancent jusque sur la ville, éclairées par cette lumière silencieuse au milieu de ce ciel étincelant, je tressaillais, les larmes me venaient aux yeux. Il m’arrive de me dire à propos de rien : Mon Dieu ! que j’ai bien fait de venir en Italie !


Urbin, 25 mai. — Singulière vivacité des habitants de cette petite ville de montagne ; grands monuments dont elle est remplie. Elle eut un prince, le duc Guidobaldo, le rival des Médicis.

Le bon ton consiste assez, en France, à rappeler sans cesse, d’une manière naturelle en apparence, que l’on ne daigne prendre intérêt à rien. Les pauvres Italiens sont bien loin de songer aux jouissances de vanité ; au milieu de l’absence de toute loi et de toute justice (on parle de ce qui existait autrefois), ils cherchent celles de la sûreté. Est-ce leur faute s’ils sont féroces ? Si, sous des gouvernements souvent cruels, parce qu’ils ont toujours peur, et si faibles qu’ils n’ont de force que par l’astuce, ils n’étaient pas féroces, ils seraient détruits, si ce n’est par le pacha, du moins par le sous-pacha ou par le cadi.

Comme chez le malheureux fellah de la basse Égypte, la méfiance retient à chaque instant la sympathie la plus vive et la plus enflammée. De là vient qu’à la vue de la douleur et de l’injustice, s’ils sortent de leur apparente froideur, c’est par des actions d’une chaleur forcenée[36].


Ancône, 26 mai. — Tout ce pays, qui a entrevu la civilisation sous le régime français, est bien en arrière de la Lombardie. Ils disent qu’il n’y a rien de pis que le gouvernement des prêtres. Les propriétaires de Bologne et de Ferrare donneraient vingt millions d’avoir pour gouverneur le comte de Saurau. M. G*** était le meilleur homme du monde, et il n’est pas d’intrigue avilissante qui, sous son gouvernement, ne se soit développée avec succès. Le temps des tyrans odieux est passé ; il n’y a plus que des imbéciles qui laissent faire le mal par qui a intérêt de le faire. L’air de férocité augmente rapidement depuis Ravenne. Au milieu de tous ces changements de gouvernements et de gouverneurs, on voit redoubler la défiance, cette base immuable du caractère italien et ils ont raison : ici l’on ne saurait trop soupçonner. Cette circonstance favorise la musique. Un Italien ne peut chercher ni plaisir ni distraction dans la conversation ; un mot indifférent aujourd’hui peut le perdre dans dix ans. Voici une lumière qui éclaire les profondeurs du sujet.

27 mai. — Je rencontre, à Saint-Cyriaque, la cathédrale et l’ancien temple de Vénus, dont j’admirais la belle vue sur la mer, un général russe, un ancien ami d’Erfurt, qui vient de Paris. Quand un ministre, en France, a fait les visites et dit toutes les paroles gracieuses auxquelles les convenances l’obligent, le pauvre homme n’en peut plus. Il signe machinalement quatre cents dépêches ; pour discuter leur contenu, pour même en prendre une idée, fût-il un ange, cela lui est impossible.

Un trait du physique des Français, qui a beaucoup choqué mon Russe, c’est l’effrayante maigreur de la plupart des danseuses de l’Opéra. En effet, je m’aperçois, en y réfléchissant, que beaucoup de nos femmes à la mode sont extrêmement sveltes : elles ont fait passer cette circonstance dans l’idée de beauté. La maigreur est, en France, nécessaire à l’air élégant. En Italie, l’on pense avec raison que la première condition de la beauté est l’air de la santé, sans laquelle il n’est point de volupté.

Mon Moscovite trouve que la beauté est la chose la plus rare parmi les dames françaises ; il assure que les plus belles figures qu’il ait vues à Paris sont anglaises.

Si l’on prend la peine de compter, au bois de Boulogne, cent femmes françaises, quatre-vingts sont agréables, et une à peine est belle. Parmi cent femmes anglaises, trente sont grotesques, quarante décidément laides, vingt assez bien, quoique maussades, et dix des divinités sur la terre, par la fraîcheur et l’innocence de leur beauté.

Sur cent Italiennes, trente sont des caricatures avec du rouge et de la poudre à poudrer sur le visage et sur la gorge ; cinquante sont belles, mais sans autre attrait que l’air voluptueux ; les vingt autres sont de la beauté antique la plus ravissante, et l’emportent, à notre avis, même sur les plus belles Anglaises. La beauté anglaise paraît mesquine, sans âme, sans vie, auprès des yeux divins que le ciel a donnés à l’Italie.

La forme des os de la tête est laide à Paris ; cela se rapproche du singe, et c’est ce qui empêche les femmes de résister aux premières atteintes de l’âge. Les trois plus belles femmes de Rome ont certainement plus de quarante-cinq ans. Paris est plus au nord, et cependant jamais un tel miracle n’y a été observé. J’objecte à mon général russe que Paris et la Champagne sont les pays de France ou la charpente de la tête est la moins belle. Les femmes du pays de Caux et les Arlésiennes se rapprochent plus des belles formes de l’Italie : ici, toujours quelque trait grandiose, même dans les têtes les plus décidément laides. On peut en prendre une idée par les têtes de vieilles femmes de Léonard de Vinci et de Raphaël. Mais la France reste toujours le pays où il y a le plus de femmes passables. Elles séduisent par les plaisirs délicats que promet leur manière de porter leurs vêtements, et ces plaisirs peuvent être appréciés par l’âme la plus dénuée de passions. Les âmes arides ont peur de la beauté italienne.

Quant à la beauté des hommes, après les Italiens, nous donnons l’avantage aux jeunes Anglais, quand ils peuvent éviter l’air lourd.

Un jeune paysan italien, qui est laid, est effrayant ; le paysan français est niais, l’anglais grossier.


Lorette, 30 mai. — Avant-hier, comme je levais à la boussole un croquis de la bataille de Tolentino, je remarquai une figure militaire, aussi à cheval, qui suivait mes mouvements. Nous nous trouvâmes le soir à l’auberge de Macerata ; et l’ennui, ce grand mobile des gens d’esprit, fit que le colonel Forsyt m’adressa la parole. Voyant un homme âgé, je lui offris une copie de mon plan ; il accepta. Je montai dans ma chambre pour la lui faire. Accoutumé à ce travail dans les états-majors, j’eus bientôt dépêché ma petite carte. Sensible à cette marque d’attention, mon colonel, qui m’avait suivi dans ma chambre, voulut être aimable pour moi, et parla presque autant qu’un Français. Il devait partir ce matin pour Naples, par les Abruzzes, et moi pour Ferrare. Nous nous promenons le long du golfe Adriatique, sur ces collines singulières, couvertes de verdure, et desquelles, par un accident des plus bizarres que j’aie vus, on plonge tout à coup sur la mer. Tantôt, pendant deux ou trois milles, le chemin suit la crête d’une montagne, à droite et à gauche, on a une descente rapide en face le golfe ; tantôt il plonge dans une vallée profonde, et l’on se croirait à cent lieues de la mer ; car ses rivages n’ont rien ici de cet aspect désolé qu’ils présentent dans le Nord. Sûrs de nous quitter demain, probablement pour toujours, nous nous hâtons, mon colonel et moi, de nous dire en peu de mots tout ce que nous avons de plus intéressant.

Je lui parlais de l’ancien Paris, et de la société française avant la Révolution, il me dit : « Vous la jugez avec humeur. Il faut convenir que l’échantillon que vous en avez a un peu perdu de ses grâces. Pour moi, je suis venu sept fois en France avant la Révolution, et, pour la première de toutes, en 1775, à vingt ans ; ma famille était liée avec Horace Walpole, et j’eus une lettre de lui pour madame du Deffant. J’allai chez madame la duchesse de Choiseul ; j’y voyais l’abbé Barthélemy, le président Hénault, Pont-de-Veyle ; je fus présenté à d’Alembert, ce modèle des sages ; à madame de Flamarens, ce modèle des grâces ; et, après avoir combattu à Waterloo, j’ai quitté le service, et suis venu passer quinze mois à Paris, en 1815. Jamais l’histoire d’aucun peuple ne présentera de contraste aussi amusant ; jamais des pères ne se virent remplacés par des enfants si différents d’eux-mêmes. »

Trouvant le colonel parfaitement impartial, et même, chose rare parmi les gens de son âge, voyant qu’il préférait presque la France actuelle, je l’ai engagé à me peindre cette société si aimable et désormais si impossible à retrouver. Ainsi, jouissant de la douce brise du printemps, allant au pas de nos chevaux sur le bord de l’Adriatique, et nous interrompant de temps à autre pour admirer ses aspects singuliers, nous avons passé six heures à cheval et dans les salons de Paris en 1775.

trois circonstances

« Indépendamment de la plus grande gaieté que vous tenez du ciel, vous autres Français, il me semble que votre société se distinguait de la nôtre, en Angleterre, par trois circonstances : l’exclusion de toutes les personnes d’une naissance inférieure ; l’élégance de l’éducation des femmes et la culture de leur esprit ; l’absence d’occupations et d’antipathies politiques.

premier principe

« Par l’effet de la première de ces circonstances, la société de Paris, dans ma jeunesse, offrait infiniment plus d’élégance, d’aisance et de naturel, qu’il n’y en a jamais eu en Angleterre. L’exclusion générale des bourgeois éloignait sans doute tout ce qui est vulgaire dans [a vie ; mais elle avait un bien autre avantage : elle rendait impossibles ces sentiments de jalousie mutuelle et de mépris, cet état de guerre perpétuel entre l’orgueil de la naissance et les richesses accumulées par le travail, dont aujourd’hui l’on ne peut prévenir les effets que par un système général de réserve et de silence.

« Là où tout est noble, tous sont égaux.

« Il ne saurait y avoir de prétentions ; chacun est à sa place partout, et les mêmes manières étant familières, dès l’enfance, à chaque membre de la société, les manières cessent d’être un objet d’attention. Personne ne craint le ridicule de l’air commun, et l’absence de ce défaut n’inspire de vanité à personne. Les petites particularités qui distinguent les individus ne sont pas attribuées à l’ignorance du bel usage, au manque d’esprit, mais au caprice, au tempérament. On ne songe pas toujours, avant de remuer, à la loi qui règle chaque mouvement[37]. La terrible peine du ridicule n’étant pas encourue à chaque moment, il n’y a nulle roideur dans le monde ; chacun se livre à sa disposition. C’est ainsi que la plus haute société du peuple le plus poli de l’univers se rapprochait infiniment de la liberté de la société des paysans, et par les mêmes causes.

« En Angleterre, nous n’avons jamais eu cet arrangement. Les grandes richesses de la classe mercantile, et le droit qu’a chacun d’aspirer à toutes les places, ont toujours prévenu toute séparation entre les gens de haute naissance, et les bourgeois même dans la société la plus intime. Des millions, ou de grands talents, suffisant pour élever un homme aux premières places, il faut bien que ces avantages lui servent aussi de passe-port pour arriver à [a haute société. Par là, elle se trouve mélangée de caractères si discordants, et quelquefois si bizarres, que l’aisance et souvent même la tranquillité y deviennent difficiles à maintenir. L’orgueil de la bourse, l’orgueil de la naissance et l’orgueil des manières s’y provoquent à tous moments. C’est ainsi que des vanités qui ne se faisaient pas apercevoir, tant qu’elles étaient universelles, deviennent bientôt visibles, et remplissent tout le champ du tableau, dès qu’elles rencontrent des vanités contraires. À Londres, la société, dès qu’elle n’est pas formée en club par des associations discutées d’avance et décidées par un scrutin, se trouve divisée, au bout d’une heure, par toutes les petites jalousies, et ne peut durer qu’autant qu’elle se constitue en un état perpétuel de contrainte, d’insipidité et de réserve. Des gens qui se rencontrent par hasard, et qui arrivent de toutes les extrémités de la vie, craignent d’être mal interprétés et désespèrent de se faire comprendre. La conversation est abandonnée à quelques bavards de profession ; tout le reste se tait et méprise son voisin. Telle était aussi votre société sous Buonaparte. De là l’usage forcé de nos rout où nous rassemblons sept à huit cents personnes ; il faut là le même usage du monde que dans un café.

second principe

« Quant au second de vos avantages, la plus grande culture de l’esprit des femmes, vous lui devez encore plus. Depuis la civilisation de l’Europe par le commerce et la chevalerie, au sortir du moyen âge, les dames françaises se sont toujours trouvées beaucoup plus près du niveau intellectuel avec les hommes, que celles d’aucun autre pays. Depuis plus de deux siècles, elles sont les arbitres du goût en littérature et les agents de ces intrigues légères qui, chez vous, distribuaient toutes les places, depuis celles de M. le duc de Choiseul et de madame Dubarry jusqu’à l’épaulette du moindre mousquetaire. Les femmes, à Paris, étaient en état de parler de tout ce dont les hommes pouvaient désirer de parler. C’est ainsi que votre conversation prit une couleur à la fois moins frivole et moins uniforme que la nôtre.

troisième principe

« Mais la grande source de la différence entre la haute société de France et celle d’Angleterre, c’est que chez vous les hommes n’ont pas autre chose à faire que de paraître avec avantage dans le monde. Tout ce qui, en Angleterre, se fait remarquer par le rang ou par les talents, est constamment accaparé par les affaires politiques. Ainsi, pas de loisir pour la société ; ou, si les hommes marquants y paraissent, c’est pour y chercher un délassement et non des succès. D’ailleurs ils ont acquis des habitudes de penser et de parler beaucoup plus propres aux débats de la chambre des communes, ou à raisonner sur les affaires, dans quelque comité, qu’à faire passer une heure agréable dans un salon. Parmi nous, les gens de la plus haute naissance ont aussi à remplir les plus hauts devoirs. S’ils veulent de l’importance, c’est-à-dire de la considération, il faut, quels que soient leurs titres, qu’ils consacrent leurs jours et leurs nuits a l’étude et à la pratique des affaires ; des mots gracieux ne leur suffiraient pas : il faut qu’ils apprennent l’art de conduire les hommes, il faut qu’ils acquièrent de l’influence sur ceux avec qui et par qui ils doivent agir. Sous peine du mépris, il faut qu’ils se distinguent dans ces discussions hardies, et souvent dangereuses, par lesquelles le gouvernement d’une nation libre est perpétuellement embarrassé, et maintenu vivant. En France, au contraire, lorsque j’y arrivai en 1775, sortant de la maison de mon père, qui ne rentrait jamais du parlement qu’à trois heures du matin, que je voyais occupé toute la matinée à corriger les épreuves de ses discours pour les journaux, et qui, après nous avoir embrassés à la hâte et d’un air distrait, courait, à six heures, à un dîner politique ; en France, dis-je, je trouvai les hommes de la plus haute naissance jouissant du plus beau loisir. Ils voyaient les ministres, mais c’était pour leur adresser des choses aimables et en recevoir des respects. Du reste, aussi étrangers aux affaires de France qu’à celles du Japon, la plupart occupaient leur loisir par les agréments d’une société très-polie. Si, vers cinquante ans, dégoûtés de la galanterie, quelques idées d’ambition leur passaient par la tête, le seul chemin qui se présentât à eux, c’était la faveur des favoris ou des maîtresses, personnages dont on gagne plus la bienveillance par les charmes d’une conversation légère et par des assiduités de tous les moments, que par aucun service rendu à l’État. L’homme qui se fût avisé de mériter les places pour les obtenir, se fût couvert d’un ridicule affreux, et, j’irai même plus loin, eût paru odieux[38].

« Je vis d’abord que vos salons étaient mieux remplis que les nôtres, parce que vous n’aviez pas de chambre des communes à remplir. Je ne fus pas jaloux de vos soirées infiniment plus brillantes que celles de Londres, de vos petits soupers pleins de feu et de délicatesse ; je vis qu’il n’y avait pas d’autres débouchés pour les talents et l’esprit. Cela ne me fit pas d’autre peine que de me montrer un petit inconvénient de notre adorable liberté. La conversation, chez nous, est abandonnée à des jeunes gens qui sortent du collège, ou à des ci-devant jeunes hommes, mais non, comme vous le dîtes toujours messieurs les Français, que nous manquions d’hommes de talent et de goût[39]. Nous n’avons qu’à fermer les chambres, et nous aurons, au bout de vingt ans, une société comme la vôtre. Pour moi, il me semble qu’on ne devrait pas tant se vanter d’avoir de jolis jardins anglais, lorsqu’on leur sacrifie toutes les terres labourables.

« Lorsque je vins en France, les Français trouvaient, dans l’agréable constitution de leur société, une compensation qui me semblait alors fort grande pour le manque d’un gouvernement libre[40]. J’eus la même sensation à Venise ; mais il fallait, que cela durât toujours. On citait alors, à Paris, le joli mot de Louis XV : Cela durera plus que moi. Il a eu raison tout juste.

« Chez nous, il ne faut pas s’attendre qu’un gros marchand de bière, ou qu’un maire de Londres, qui vient d’acheter son rotenborough (bourg-pourri), et qui n’est entré que d’hier dans la chambre basse, donne sa voix et son influence à aucune brigue de lords ou de ministres, si ceux-ci ne consentent à le recevoir, lui et toute sa famille bourgeoise, dans leur société intime, et ne le traitent pas en tout comme un égal. La même scène, qui scandalise l’orgueilleuse duchesse dans son château gothique, descend jusque sous la chaumière du pauvre. Ainsi l’aisance et la gaieté françaises sont bannies de la société bretonne par une suite immédiate du principe qui défend nos libertés à la chambre des communes, et qui empêche nos rois de faire des révocations de l’édit de Nantes.

« C’est à la même noble origine que j’attribue la froideur gauche et l’ignorance de nos femmes. Je sais bien que, officiellement parlant, les dames n’ont aucune fonction politique dans aucun État de l’univers ; mais dans le fait, en 1775, les femmes gouvernaient beaucoup plus l’Europe que les hommes. Vous n’avez qu’à voir l’incroyable traité de 1758, qui réunit l’Autriche à la France, et que le prince de Kaunitz arrangea, à Paris, par les femmes de finances[41]. Dès qu’un homme est ministre, il ne pense plus qu’à deux choses : à garder sa place et à s’amuser. Vos ministres n’étaient-ils pas des gens prédestinés, que ces deux occupations n’en fissent qu’une seule ? Les femmes avaient de l’importance, même aux yeux de la vieillesse et du clergé ; elles étaient familiarisées d’une manière étonnante avec la marche des affaires ; elles savaient par cœur le caractère et les habitudes des ministres et des amis du roi.

« À mesure que vous allez devenir plus constitutionnels, vos femmes deviendront moins aimables : je crois même avoir déjà remarqué cette nuance. Vous avez beaucoup plus de bonnes mères de famille qu’en 1775 ; et il n’y a rien d’ennuyeux au monde comme une bonne mère de famille. Vous sentez que chez nous, où rien ne se fait sous la cheminée du ministre, mais où tout est discuté à fond, et souvent trop à fond, les femmes ne songent guère à captiver le premier ministre ; à quoi bon ? Lorsque j’arrivai en France, le règne de M. de Choiseul venait seulement de finir. La femme qui pouvait lui paraître aimable, ou seulement plaire à la duchesse de Grammont, sa sœur, était sûre de faire tous les colonels et tous les receveurs généraux qu’elle voulait.

« Une suite irrémédiable de la liberté est donc de faire considérer les femmes comme des êtres d’un esprit moins élevé, et, qui pis est, de donner quelque fondement à ce préjugé. Un duc qui revenait de Versailles dans son château, parlait à sa femme de tout ce qui l’avait occupé : chez nous il lui dit un mot sur ses dessins à l’aquarelle, ou reste silencieux et pensif à rêver à ce qu’il vient d’entendre au parlement. Nos pauvres ladys sont abandonnées à la société de ces hommes frivoles qui, par leur peu d’esprit, se sont trouvés au-dessous de toute ambition, et par là de tout emploi (les Dandys).

« Une autre source de votre supériorité dans le salon, c’est la position différente de vos gens de lettres. Je rencontrais, à Paris, les d’Alembert, les Marmontel, les Bailly, chez les duchesses ; c’était un immense avantage et pour eux et pour elles. Nos auteurs anglais vivent plongés dans la poussière de leurs cabinets et dans la société de quelques amis instruits ou de quelques jeunes professeurs qui attendent d’eux leur avancement. C’est ainsi qu’ils achèvent une vie sombre, triste, laborieuse et inélégante : rien de moins attrayant. Quand un homme se met à faire des livres chez nous, on le considère comme renonçant également à la société des gens qui gouvernent et à la société des gens qui rient. Il suit de là que la société des gens gais est extrêmement frivole, et que la société des gens actifs a beaucoup de lourdeur. Nos hommes de génie peuvent être admirés par la postérité : mais ils finissent leurs jours d’une manière bien triste, sans connaître d’autres êtres au monde que des auteurs, des libraires et des journalistes[42]. À la vanité littéraire près, la vie de vos d’Alembert et de vos Bailly était aussi gaie que celle de vos seigneurs.

« Cela est encore une des mauvaises conséquences de notre liberté. Nos politiques sont trop affairés pour voir nos gens de lettres, et nos oisifs trop bêtes et trop frivoles. La vanité blessée, ce vice rongeur des savants, s’en augmente, et les discours prononcés dans notre parlement, beaucoup plus raisonnables que les vôtres, sont infiniment plus ennuyeux et plus lourds. C’est un grand bien que l’on ose rire à votre tribune.

« La rencontre du talent et de l’oisiveté est toujours avantageuse à tous les deux. Si les littérateurs donnent des idées aux gens du monde, l’art de vivre, qu’ils apprennent en revanche, les rend plus raisonnables, plus aimables et plus heureux. Les gens de lettres apprennent la véritable valeur de la science et de la sagesse, en voyant exactement combien ces choses peuvent contribuer au gouvernement et à l’embellissement de la vie. Ils découvrent qu’il est des sources de bonheur et d’orgueil bien plus importantes, et surtout bien plus abondantes que le métier de lire, de penser et d’écrire. Quel est l’homme qui ne préférerait pas la vie de Fox à celle d’Addison ? Au reste, chez vous les gens de lettres sont si gens du monde qu’ils n’ont pas le temps d’écrire ; chez nous ils savent tant de grec et de latin qu’ils oublient que la première condition est de se faire lire.

conclusion

« Je trouvai en 1775, et à mes autres voyages en France, beaucoup à admirer et beaucoup à m’étonner ; mais je vous l’avouerai, peu à envier. Des sociétés aussi brillantes ne se représenteront jamais à l’étonnement des hommes ; mais je puis vous assurer que les membres les plus distingués de ces sociétés me semblaient bien moins heureux que vous ne pourriez le croire. L’amusement ne fait pas le bonheur, et l’on vivrait fort mal si l’on était réduit à ne vivre que de glaces ou de biscuits. Un fond d’occupation et d’intérêt manquait toujours : c’est ce qui fait que vos magistrats étaient plus heureux que vos seigneurs, et qu’à Versailles on désirait toujours la guerre. Il me semble qu’on vivait trop en public. Il n’était pas permis de fermer son salon, même pour mourir. On n’avait pas d’idées des plaisirs domestiques ; aujourd’hui c’est le contraire. On oubliait trop que le manque de sympathie est le grand chemin du gouffre de l’ennui. Ce n’est pas que les Français manquent de sensibilité, comme l’ont dit quelques sots Anglais ; les grandes passions à part, vous êtes la nation de l’Europe la plus sensible. Mais alors la sensibilité de chacun était distraite, et, si j’ose m’exprimer ainsi, dépensée en petits paquets par le grand nombre de personnes qu’on voyait chaque jour. La sympathie est comme toute autre chose, elle s’épuise. L’homme qui a cent amis ne peut pas les aimer comme s’il n’en avait que deux. Le Français d’alors portait la plus grande franchise et le plus parfait abandon dans l’amitié ; il aimait de tout son cœur ses cent amis. Mais un homme qui a cent amis doit se résoudre à en voir chaque jour un ou deux très-malheureux. Il fallait prendre la chose au tragique ; mais alors on aurait manqué de politesse envers les quatre-vingt-quinze amis heureux. Ce n’était pas faute d’avoir un excellent cœur, si une certaine philosophie gaie était excitée également chez les Français, et par les folies et par les malheurs de leurs compagnons de vie. À l’exception de quelques petits accès de galanterie, on ne voyait guère de sympathie pour les malheurs des amis les plus intimes. Il s’agissait de tirer de tout de l’agrément et des épigrammes, et les gens qui ne disaient pas de bons mots sur les malheurs de leurs amis, étaient bien aises du moins de les oublier dans la société de ceux qui en disaient. De là un système de raison porté dans la douleur ; et c’est de très-bonne foi que madame du Deffant, arrivant souper en grande compagnie chez madame de Marchais, lorsqu’on lui parle de la perte du président Hénault, le plus ancien de ses amis, répond : « Hélas ! il est mort ce soir à six heures ; sans cela vous ne me verriez pas ici. »


Pesaro, 2 juin. — Je visite les jardins du comte Mosca avec les fils du marquis B***. Un jeune Français élevé à Paris dans les meilleures maisons d’éducation, y trouve de bons professeurs qui l’introduisent dans les sciences, à la suite des savants de Paris et de Londres, qui sont les premiers du monde. Il apprend la chimie avec Davy, l’économie politique avec Say, l’art de penser avec Tracy ; mais il pense beaucoup à sa cravate. Entre-t-il enfin dans le monde, sa grande affaire est d’avoir de l’esprit. Il lit et oublie mille volumes, et, au bout de deux ou trois ans, prend un état. Un jeune Italien est élevé dans quelque collège superstitieux avec les livres du seizième siècle. Il sort de la société des prêtres, sauvage, silencieux, souverainement défiant. Pendant deux à trois ans, il travaille beaucoup ; mais, au lieu de lire Delolme ou Montesquieu, il lit Vico ou tel autre auteur suranné. En économie politique, il en est encore à Condillac ; ainsi de tout. Au bout de deux ou trois ans, il devient cavalier servant ; l’amour, la jalousie, les passions s’emparent de lui, et de sa vie il ne rouvre un volume. Charmante société de madame la comtesse Perticari ! C’est la fille du célèbre Monti ; elle sait le latin mieux que moi.


Rovigo, 4 juin. — Enfin je suis hors des États du pape. À Bologne, le caractère ferme des habitants fait qu’ils ne sont pas tout à fait à la merci de leurs laquais et des prêtres. D’ailleurs, le cardinal Lante est un homme d’esprit qui prétend qu’il ne sait jamais rien de tout ce qu’il apprend par les confessions. Un de ses prélats me disait : « L’individu le plus éclairé n’est pas toujours le plus heureux ; il n’en est pas de même d’une nation dont presque tout le malheur vient de semer dans ses citoyens des désirs contradictoires. » M. Voyer d’Argenson n’eût pas mieux dit[43].

5 juin, minuit. — Je viens de rire aux larmes pendant deux heures. L’actrice la plus séduisante que j’aie vue depuis mademoiselle Mars, chantait la Contessa di colle ombroso, opéra charmant de Generali. Quelle physionomie ! quel jeu ! quels yeux ! Quelle soirée pour qui a connu l’amour ! Je n’oublierai pas Caterina Liparini. Dès qu’elle quittait la scène, je me trouvais dans les idées les plus élevées du beau idéal, confirmant ou détruisant les principes par ce charmant exemple. Le Guide disait qu’il avait cent manières de faire regarder le ciel par une belle femme. J’ai vu ce soir l’amour, le dépit, la jalousie, le bonheur d’aimer, exprimés aussi de cent façons différentes.

Un tel feu d’artifice du sentiment le plus vif et de la gaieté la plus folle doit bientôt s’éteindre. La Liparini est une belle blonde aux traits délicats : il faut qu’elle soit laide ou froide d’ici à trois ans. Quelle folie, quelle excellente scène de comédie que le terzetto de la Didone abandonata, qu’elle prend l’idée de faire chanter à ses deux amants sur un mot de dépit que lui dit l’un d’eux, et qui est dans la Didon ! Voilà la folie de la jeunesse ; voilà ce qui manque à la comédie française.

6 juin. — Je crois que je deviendrai fou de cette belle femme ; sa taille est svelte, ses yeux divins ; elle a reçu la meilleure éducation à Milan. Je viens de la voir jouer, de refuser de lui être présenté, et je pars à l’instant même, minuit sonnant, par une tempête superbe. Toutes mes idées de bon sens, tous mes principes sur l’Italie commencent à s’obscurcir.


Padoue, 10 juin. — Il n’est pas de contraste plus frappant que celui des terres du pape et des États de Venise. Ici, la volupté est en honneur ; tous les fronts sont épanouis ; tout le monde rit, plaisante et parle haut. Les gens à qui j’ai présenté hier mes lettres de recommandation sont aujourd’hui de vieux amis : cette ouverture de cœur est bien remarquable en Italie. On me présente à toutes les dames, qui de huit à neuf se réunissent au café del Principe Carlo. En voyant cette société brillante de naturel et de gaieté, et cela dans la plus pauvre ville du monde, je me rappelle la pruderie de Genève, et ces gens-là se croient les sages !

Depuis que je suis ici, l’on me fait souper tous les soirs, à trois heures du matin, chez l’excellent restaurateur Pedrocchi. Le temps coule pour moi ; je vis doucement avec vingt ou trente amis intimes, dont la figure ne m’était pas connue il y a huit jours. Le soir, je vais dans la loge de Pacchiarotti parler des beaux jours de la musique ; il me raconte qu’à Milan on lui faisait répéter jusqu’à cinq fois le même morceau. Il a encore tout le feu de la jeunesse : on voit que l’amour a passé par là ; et comme on sait, c’est un castrat ; il a eu la recherche d’apporter ici les plus beaux meubles de Londres. Il a, dans son jardin anglais, au milieu de la ville, entre Sainte-Justine et le Santo, la tour où le cardinal Bembo passa les plus belles années de sa vie à écrire son histoire sur les genoux de sa maîtresse. Cette âme qui pétille dans tous les traits de Pacchiarotti, et qui, à son âge, de soixante-dix ans, le rend encore sublime quand il veut se donner la peine de chanter un récitatif, écorne un peu la théorie. J’ai plus appris de musique en six conversations avec ce grand artiste, que par tous les livres : c’est l’âme qui parle à l’âme.


Arqua, 18 juin. — Je viens de passer quatre jours dans les monti Euganei, à Arqua, le séjour de Pétrarque, à la Bataille, lieu célèbre par ses bains. C’est aux eaux que se déploie tout le bonheur du caractère vénitien : j’y ai rencontré M. le comte Bragadin, l’un des hommes les plus aimables que j’aie jamais vus : rien d’appris, rien de pédantesque, rien de touché par le souffle desséchant de la vanité, dans cette amabilité folle des Vénitiens. C’est la saillie du bonheur et du bonheur malgré les circonstances ordinaires de la vie. Par exemple, le comte Bragadin, d’une des quatre familles les plus nobles de l’Europe, n’a pas remis les pieds à Venise depuis la chute de sa patrie. Se figure-t-on un de ces voltigeurs toujours grogneurs, souvent méchants, les portraits de la fatuité vieillie ? On est aux antipodes de la manière d’être de l’aimable Vénitien.

Les Vénitiens et les Milanais se détestent autant que des gens très-gais et des gens très-bons peuvent détester. Ces haines générales et réciproques sont le trait marquant des villes d’Italie, la suite des tyrannies du moyen âge, et le grand obstacle à la liberté : c’est la compensation de leur originalité. En France, il n’y a que Paris ; Paris écrème tout. Si Arras ne déteste pas Lille, c’est faute de vie, et beaucoup aussi grâce au gouvernement juste dont elles jouissent depuis vingt-cinq ans. Pour moi, une fois que je ne suis plus à Paris, j’aime autant Valence que Lyon. En Italie, l’acteur, le livre, l’homme puissant, qui sont portés aux nues à Brescia, sont sifflés à Vérone. Como, petite ville à trente milles de Milan, vient de bâtir à ses frais un théâtre de huit cent mille francs, plus beau qu’aucun de ceux de Paris, et siffle fort bien les grands acteurs de Milan qui viennent y chanter. Il faut toujours répéter : La pianta uomo nasce piu robusta qui che altrove.

On ne plaisante que dans le royaume d’Italie ; partout ailleurs, le langage sérieux, exact, méfiant, que donne le voisinage du pacha, à Rome surtout. En arrivant, ma pratique constante est d’aller au spectacle, et de me placer près de l’orchestre, de manière à suivre la conversation des musiciens. À Turin, ils se regardent d’un air en dessous ; parlent peu, souvent un sourire amer ; ils plaisantent sans cesse entre eux à Milan, du ton de la plus parfaite bonhomie. On se raconte en détail le dîner qu’on a fait à l’ostéria, il y a quinze jours, ou l’on s’apitoie sur le sort d’un ami malade ; tout cela d’un air tranquille, heureux, posé, sans laisser le moindre sous-entendu dans les idées. Tandis que le Milanais entretient un ami, il fait de la main vingt signes de tendresse aux amis qui passent. À Venise, ce sont vingt signes plaisants ; tout est sous-entendu, vif, joyeux, allègre. Le fils du doge est aussi gai que le gondolier ; ses intrigues sont aussi publiques. En vous donnant des nouvelles de quelqu’un, on ne manque jamais de nommer la dame qu’il sert. Lorsqu’on cite une partie faite, il y a dix ans, à Fusina ou à l’île de Murano, on ne manque jamais de rappeler, même devant les maris, qu’alors la Peppina était servie par un tel ; que c’était l’époque où la Marietta était jalouse de Priuli, etc. ; à Venise et à Boston, la gaieté et le bonheur sont en raison inverse de la bonté du gouvernement[44].

La vue du bonheur produit le sourire ; c’est la vue soudaine d’un de nos avantages sur le voisin qui produit le rire. À mon grand étonnement, c’est le sourire qui règne dans le Milanais ; en France, c’est le rire. La vanité donne une tendance générale à la plaisanterie ; le paysan français fait des plaisanteries, même tout seul, et il s’en amuse ; mais l’envie gâte tout.

Cependant, je crois la France le pays le plus heureux de l’Europe : c’est-à-dire on y a tout le matériel du bonheur ; le règne des partis empêche peut-être un peu de le sentir. Je souhaiterais aux Français la bonhomie de la Lombardie.

Le grand trait du bonheur de la France, c’est que l’industrie y est bien et sûrement récompensée. En Italie, un manufacturier élève un bâtiment, achète des ustensiles, met dehors un capital considérable, c’est autant de prise qu’il donne au pacha voisin : il en est plus esclave ; il faut qu’à tout prix il se mette bien avec le pacha. L’Italie, n’ayant presque pas eu de domaines nationaux, n’a pas, comme la France, à s’enorgueillir du bonheur de dix millions de paysans heureux, parce qu’ils sont petits propriétaires. Le peuple de France est déjà arrivé à une conséquence ; quand un homme obtient une place, la première question est : Qu’a-t-il fait pour la mériter ? La loi sur les élections, loi sublime qui est un grand pas vers ce que le gouvernement d’un pays à frontières doit être, l’aristocratie proportionnelle de la propriété, cette heureuse loi, dis-je, pour peu qu’elle dure, augmentera l’orgueil de la propriété et toutes les vertus qui tiennent à l’orgueil.

La classe la plus estimable en France, les dix millions de paysans petits propriétaires, est la plus scélérate en Italie. À Parme, mon conducteur de sédiole me contait, sans nulle vergogne, comme quoi il avait gagné les vingt-sept napoléons avec lesquels il avait acheté cheval et sédiole au métier de voleur. Nous passâmes dans trois endroits où il me dit en toute simplesse qu’il avait assailli des voyageurs. Au contraire, l’horreur du vol est extrême chez le paysan français. À quoi doit-il ses vertus ? À ce que nos méprisables journaux maudissent tous les matins.

Le trait marquant du paysan français c’est le bonheur[45] ; du paysan italien, c’est la beauté. Le peu de beauté qu’il y a en France est gâté par l’affectation ; l’air simple, froid et passionné, quand la circonstance le porte, est naturel au paysan italien, ce qui ne veut pas dire que les trois quarts du temps il n’a pas l’air féroce du sujet du despotisme. Il y a exception complète pour le P***, où le paysan est au même degré d’avilissement moral que le nôtre en 1787. Entendez toujours par avilissement moral, malheur et scélératesse. Le scélérat qui vous fait horreur comme assassin, vous ferait pitié comme père de famille.

La sympathie est facilement réveillée en France ; ce qui veut dire, en d’autres termes, qu’elle est rarement profondément réveillée. Quant à la sympathie dans les États de Rome et de Naples

Première charité commence par soi-même.

Tout à fait au bout de l’Italie, à l’extrémité des Calabres, on rencontre quelques vertus des peuples sauvages, mais empoisonnées par la superstition, la seule loi qui y soit en vigueur.

Que je voudrais pouvoir ôter toutes ces conclusions vagues et mettre les anecdotes dont je les tire ! Parmi celles dont j’ai enrichi mon journal ces jours-ci, l’histoire de M. de la Fontaine me semble assez innocente.

En 1810, M. de la Fontaine, jeune capitaine français, de la figure la plus intéressante, nous arriva à Florence. (C’est un Florentin qui parle au café de la Bataille.) Il s’établit chez Schneider, achète des chevaux, fait une grande dépense ; il va dans le monde, et y traite même assez légèrement la cour de madame Élisa ; il ose, dans un bal masqué, plaisanter madame de Montecatini sur une découverte récente due au génie de cette dame. Le lendemain il reçoit l’ordre de partir ; alors il avoue à M. Dutertre qu’il est horriblement blessé d’un coup de pistolet chargé avec des clous ; il a offensé des gens d’Udine qui l’ont assassiné. La princesse oublie son ordre ; le jeune capitaine était de nouveau reçu dans le monde, lorsqu’un matin il se présente tout pâle à M. Dutertre : « Je viens de reconnaître les gens qui m’ont assassiné à Udine. — Ne craignez rien, lui dit le sage commissaire ; je vous sauverai, quoique je n’ignore pas pourquoi l’on vous en veut. » Le capitaine avait trempé dans une petite conspiration contre Buonaparte ; et, trouvant les ressources des conjurés ridicules, il le leur avait dit en ajoutant qu’il ne se mêlait plus de rien. M. de la Fontaine s’amuse à Florence encore quelques mois, et guérit de ses blessures. Il part pour Naples, et a soin de se tenir toujours avec les aides de camp du roi. Un matin, qu’il est à la chasse avec eux, on l’entend appeler au secours à vingt pas dans le bois. On accourt pour le voir tomber de deux coups de fusil, l’un lui casse le bras, l’autre la cuisse, et l’on poursuit vainement les assassins qui ont le temps de faire entendre ces paroles : « Au revoir. »


Padoue, 19 juin. — J’ai rencontré un grand beau jeune homme, Allemand, riche, blond, grand seigneur. Il m’a parlé avec enthousiasme..... d’un pantalon large qu’ils veulent établir en Allemagne. S’ils peuvent parvenir à restaurer un costume national, ils ne doutent pas que l’Europe ne leur accorde d’être une nation. Ce pauvre comte ! Il met beaucoup d’importance à ce pantalon ; il l’estime bien plus que vingt journées comme Hohenlinden ou Marengo.

Ces pauvres Allemands meurent d’envie d’avoir du caractère. Dans le monde, c’est la marque à laquelle on reconnaît les gens qui n’en ont point[46].

Il est savant ; voyant que je manque du sens intérieur nécessaire pour comprendre le sublime de la redingote courte, des cheveux longs et du pantalon large, il me prouve au long les beautés de leur littérature. Je vois que les fiers Germains sont susceptibles comme des parvenus.

Les Allemands n’ont qu’un homme, Schiller, et deux volumes à choisir parmi les vingt tomes de Goëthe. On lira la vie de ce dernier, à cause de l’excès de ridicule d’un homme qui se croit assez important pour nous apprendre, en quatre volumes in-8°, de quelle manière il se faisait arranger les cheveux à vingt ans, et qu’il avait une grand’tante qui s’appelait Anichen. Mais cela prouve qu’on n’a pas en Allemagne le sentiment du ridicule, et quand on n’a pas ce sentiment, et qu’on veut à toute force faire de l’esprit, on est bien près de tomber dans ce qu’on ne connaît pas ; et quand on s’avise de juger de l’esprit des autres et de décider, du haut de son tribunal tudesque, que Molière n’a fait que des satires tristes, on est bien près de faire rire l’Europe à ses dépens.

En littérature, les Allemands n’ont que des prétentions : eux aussi ne seront quelque chose qu’après la liberté ; mais c’est le contraire des Italiens ; ils veulent y arriver avec tant de science qu’ils y parviendront les derniers. Ce sont les brochures du colonel Massembach qui forment une langue, parce qu’au lieu de songer à montrer qu’il a bien de l’esprit, il ne songe qu’à expliquer clairement des idées qui l’intéressent vivement.

Je remarque que, dans tout ce que font les Allemands, ils sont beaucoup plus influencés par un vain désir de faire effet que par aucun transport d’imagination ou par la conscience d’une âme extraordinaire. Le goût se détermine tout seul vers le sujet pour lequel on se sent du talent :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies…

Mais ces choses-là ne sont pas à l’usage des Allemands ; leur affaire est de déclamer contre l’esprit, et l’esprit est un despote qu’ils adorent jusqu’à la duperie. Ils écrivent, non pas parce qu’ils sont tourmentés par leurs idées sur un sujet, mais parce qu’ils pensent avoir trouvé un sujet sur lequel, en prenant les peines convenables et faisant les recherches nécessaires, l’on peut parvenir à imaginer quelque chose de brillant : c’est dans ce sens qu’ils lisent et méditent. À la longue, ils parviennent à quelque point de vue étrange et paradoxal ; alors l’œuvre du génie est faite ; il ne s’agit plus que de l’établir avec toute leur artillerie d’érudition et de philosophie transcendante. Mais, dans tout ce travail courageux, ils n’ont pas à se reprocher l’ombre d’une opinion à eux ; si on les voit toujours travaillant comme des forçats, c’est pour arriver à prouver le système qu’ils trouvent brillant. Du reste, aucun sujet ne leur semble au-dessus de leur portée. Moins ils ont à dire, plus ils étalent leur grand magasin de principes logiques et métaphysiques.

Dans le fait, c’est un peuple bon, lourd et lent, qui ne peut être mis en mouvement que par quelque impulsion violente et souvent répétée. Leurs auteurs, par exemple, lorsqu’ils en sont à leur second volume, perdent tout jugement, tout pouvoir sur eux-mêmes, et rien ne peut les empêcher de tomber dans les absurdités les plus outrées. La vérité n’est plus pour eux ce qui est, mais ce qui, d’après leur système, doit être.

Le plaisant, c’est leur philosophie, dans laquelle, dès l’abord, ils proscrivent l’expérience sous le nom d’empirisme. Après ce petit mot, on peut aller loin sans avancer ; je n’avancerai pas, moi, car je sens que je m’ennuie moi-même. Que serait-ce si je rapportais les preuves de détail de tout ceci que je recueille depuis sept ans que j’habite l’Allemagne ?

À l’exception des deux grands poëtes que j’ai cités, tous les Allemands ne doivent leur célébrité douteuse qu’à l’obscurité de leurs écrits. Il est aussi difficile de trouver un Italien qui ne soit pas verbeux qu’un Allemand qui soit clair. Ils ne veulent pas comprendre qu’avant d’avoir des chefs-d’œuvre littéraires, il faut avoir de belles mœurs ; or, on peut voir les mémoires de madame la margrave de Bayreuth, la sœur du grand Frédéric. Ce qu’il y a de pis pour les beaux-arts dans les barbares[47] que décrit cette princesse, c’est qu’ils manquent de naturel ; aussi manquent-ils de belle prose, et c’est la prose qui est le thermomètre des progrès littéraires d’un peuple. La Guerre de Trente-Ans de Schiller est d’une emphase ridicule ; il y a loin de là à Hume et à Voltaire.

20 juin. — Je me sépare enfin de mes chers Padouans, les larmes aux yeux. Je promets de revenir à la fête du Santo, au mois d’août ; alors la population est doublée. Quant à mes Anglais, ils sont établis à Venise depuis quinze jours ; ils ont déclaré que Padoue était le plus triste trou de l’univers. Ils ont raison, pour qui ne voit pas le moral. Pour moi, je dirai toujours : Vive le despotisme de l’ancien gouvernement de Venise ! Je trouve un voyageur français qui m’est recommandé. Quels singuliers êtres ! Pour que le rôle de fat fût passable, il faudrait qu’au lieu d’affecter la satiété de toutes les jouissances, ils en eussent les transports. Les Français passent par là dans leur jeunesse ; il leur en reste un vernis de satiété. Les Italiens, au contraire, se livrent avec transport à la jouissance présente, et les transports de mon voisin augmentent les miens : il y a sans doute un effet nerveux. Mon Français m’a séché à fond pendant trois jours. J’ai été ravi de le voir partir. Sa présence est le plus grand malheur qui me soit arrivé pendant mon voyage. J’étais dans les cieux ; il me tiraillait de toutes ses forces pour me ramener à terre. J’écris ceci dans la barque courrière, vis-à-vis de Stra. Je m’arrête pour voir ce joli palais volé aux Pisani par Buonaparte[48].


Venise, 21 juin. — Mon cœur est malade. L’opéra seria, et l’opéra seria joué par des cantatrices froides, ne peut que m’intéresser faiblement. Je m’amuse à voir déraisonner mes Anglais ; tout leur fait horreur dans ce pays ; je parle à des puritains.

22 juin. — Rien à écrire : tout m’ennuie. Oserai-je vous le dire ? vingt fois par jour je suis tenté de faire un paquet de toutes mes lettres de crédit, de les renvoyer à Berlin, de ne me réserver que deux cents louis, et de voler à Rovigo. Après tout, que puis-je perdre en Italie ? de l’argent. Je me surprends avec cette dangereuse maxime : Huit jours de bonheur valent mieux que dix ans de cette vie insipide que je mène avec mon ministre.

23 juin. — La Marcolini chante ici le Tancredi. Elle fait admirer les restes d’une belle voix et d’un jeu ferme. Le moment, d’enthousiasme pour la gloire,

Alma gloria, va au cœur. Cet opéra de Tancredi est digne qu’on prenne la peine d’en corriger les paroles. M. Previda, homme d’esprit, et rédacteur du journal, me dit qu’on joue à la fois Tancrède à Barcelone et à Munich. Un jour, il dit, à Vienne, dans la société, que Buonaparte était un grand général. On l’envoya servir trois ans, comme simple soldat, dans un régiment qui faisait la guerre. Il ne voulut jamais déserter.

24 juin, à trois heures du matin. — Je viens d’entendre M. le duc de *** qui joue supérieurement de la harpe. Je suis étonné de ses jugements sur la musique : madame Al*** se moque de moi. C’est une chose convenue, en Italie, que, mieux on joue d’un instrument, moins on est juge de ce qu’on joue. J’y vois trois raisons :

1o La longue société avec des croque-notes ;

2o On est habitué à entendre sans enthousiasme les plus belles choses qu’on joue :

3o Le difficile auquel on fait attention n’est pas le difficile d’émouvoir les cœurs. Je me rappelle l’anecdote contée par Collé, de ce secrétaire si bête, qu’il écrivait, sans s’en douter, une lettre où l’on parlait de lui ; il songeait à former de beaux caractères. Le cœur d’un homme fort sûr de son instrument est différent du mien ; il trouve du plaisir dans cette harmonie compliquée qui montre la science du compositeur, et fait paraître l’habileté de l’exécutant. Plaire aux sens ou toucher les cœurs n’est rien pour lui ; mais son plaisir n’en existe pas moins et peut être fort vif. — Pour la musique, j’éprouve des différences, de jour en jour, aussi sensibles qu’un accès de fièvre.

24 juin. — Ce soir, au café de Florian, sur la place Saint-Marc, vers les une heure, il y avait quarante ou cinquante femmes de la haute société. On me conte que, dans une tragédie, au théâtre San Mosè, on voyait un tyran qui présente son épée à son fils, et lui ordonne d’aller tuer sa bru. Ce peuple heureux ne put pas supporter la force de cette touche de clair-obscur ; toute la salle poussa de grands cris, et ordonna au tyran de reprendre l’épée qui était déjà dans les mains de son fils. Ce jeune prince s’avança vers l’orchestre, et eut beaucoup de peine à faire sa paix avec le public, en lui assurant qu’il était loin de partager les sentiments de son père ; il donna sa parole d’honneur, que, si le public voulait lui accorder seulement dix minutes, il le verrait sauver sa femme.

Les comédies de Goldoni en dialecte vénitien sont des peintures flamandes, c’est-à-dire, pleines de vérité et d’ignoble des mœurs du petit peuple de l’époque de volupté et de bonheur qui précéda l’anéantissement de la république. Les mœurs de la haute société auraient donné d’excellentes comédies : mais il fallait au peintre le génie de Collé dans la Vérité dans le vin, et la force sublime de d’Eglantine dans l’Orange de Malte. Un évêque voulant engager sa nièce à être la maîtresse d’un prince, tout en lui faisant des remontrances.

Je ne puis absolument pas conter l’anecdote du juif dans le lit pour ravoir les diamants ; de la jolie femme revenant de chez le patriarche, afin de sauver un malheureux injustement condamné, et trouvant son amant au sortir de sa gondole. L’excuse qu’elle lui fait est ce que j’ai vu de plus divin dans aucune anecdote ; c’est comme le doge Mocenigo prenant à part le jeune prince allemand Anch’a-mi. J’en sais une trentaine de ce genre ; c’est ce qu’il y a de plus fou, et jamais la moindre teinte d’odieux. On aperçoit dans tous les caractères, depuis la simple Fantesca jusqu’au doge, l’habitude des dispositions qui font le bonheur. Je ne connais rien qui fasse plus enrager les Anglais, gens d’esprit, que ces anecdotes-là. Sans le dire, ce peuple heureux savait, depuis cent ans, qu’il n’y a de vicieux que ce qui nuit.

Le Baruffe Chiozotte, Ser brontolon, sont d’excellentes comédies bourgeoises, s’il peut y avoir de l’excellent au théâtre, sans grandiose dans l’âme du poëte.

25 juin. — Je reçois à la fois toutes les lettres qu’on m’a écrites de Paris, depuis quatre mois. Plaisir bien doux, diversion profonde !

Je vois que, depuis cette belle loi des élections que nous devons tout entière au génie ferme de notre roi, la nation s’avance au galop vers le bon sens américain. L’année 1816 sera marquée dans l’histoire par cette note marginale : Éducation de la France.

La retraite de Fleury va faire disparaître l’ancien bon ton français. L’École des bourgeois sera inintelligible dans trente ans. Que deviendront les arts au milieu de cette déroute générale de toutes les idées gothiques ? La peinture fera des progrès, la musique tombera ; il y a un élément raisonnable dans la peinture ; et la raison va centupler de force. Il faut un certain repos de l’âme, une certaine mélancolie pour goûter la musique. C’est ce que donne un soleil brûlant :

I am never merry when I hear sweet music.

Shakspeare
Or il va y avoir en France une prodigieuse activité des esprits. Chaque degré qui nous sépare du bon sens américain sera emporté par une bataille ; et, pendant six mois, cette bataille paraîtra la plus grande chose du monde. Quand la vie active est trop forte, elle comprime, elle étouffe les beaux-arts. C’est Édimbourg qui est la capitale de la pensée en Angleterre. Quand il n’y a plus de vie active, les arts tombent dans le niais, comme à Rome. Ce qui rend précieux le désert moral de l’Italie, c’est que, même avec les discussions des deux chambres, ce pays mettra toujours son bonheur dans les beaux-arts. Le théâtre de Saint-Charles a attaché les Napolitains à leur roi, plus que la meilleure constitution.

Il est impossible que les Français sentent jamais la musique. Dans ce genre, ils ont le métalent le plus marqué ; ils applaudissent à ce qui est faux et laissent passer les beautés en disant : C’est commun. Ceci paraîtra incroyable, je le sens. Allez, en 1817, à leur opéra qui coûte sept cent mille francs à la nation (Fernand Cortez, Œdipe à Colonne, juin, 1817) ; voyez comme ils se laissent mystifier par madame Catalani pour leur théâtre italien. Cette troupe qui coûte cent soixante mille francs serait sifflée à Brescia. Avec cette somme et les recettes, rien de plus facile que d’avoir un opéra aussi bon que Milan[49]. Mais je m’arrête ; de tout temps on les fâcha en leur parlant musique : c’est le seul article sur lequel ils soient bêtes. Assurément cela vaut mieux que d’être puritains comme les Anglais, ou pédants comme les Italiens.

Il n’y a plus d’acteurs à Paris depuis qu’il n’y a plus de sifflets. En Italie, l’on n’a pas encore transporté au théâtre la loi qui régit la littérature.

26 juin, à une heure du matin, au pavillon du jardin fait par le vice-roi. — Je n’ai pas le cœur à écrire. Je regarde cette mer tranquille, et au loin cette langue de terre qu’on appelle le Lido, qui sépare la grande mer de la lagune, et contre laquelle la mer se brise avec un mugissement sourd ; une ligne brillante dessine le sommet de chaque vague ; une belle lune jette sa paisible lumière sur ce spectacle tranquille ; l’air est si pur que j’aperçois la mâture des vaisseaux qui sont à Malamocco, dans la grande mer, et cette vue si romantique se trouve dans la ville la plus civilisée. Que j’abhorre Buonaparte de l’avoir sacrifiée à l’Autriche ! — En douze minutes, ma gondole me fait longer toute la riva dei Schiavoni, et me jette sur la Piazzetta, au pied du lion de Saint-Marc. — Venise était plus sur le chemin de la civilisation que Londres et Paris. Aujourd’hui, il y a cinquante mille pauvres. On offre le palais Vendramin, sur le grand canal, pour mille louis. Il en a coûté à bâtir vingt-cinq mille, et en valait encore dix mille en 1794.

Où trouver ailleurs qu’à Venise des gens comme Giacomo Le *** ? Cette société me plaît trop, je suis malheureux. Les plus brillants salons de Paris sont bien insipides et bien secs comparés à la société de madame Benzoni. Cela est vrai pour moi, et serait probablement très-faux pour les trois quarts de mes amis de Paris. Plus on est aimable, moins on sent la musique et les grâces de la société vénitienne.

Quelle gaieté que celle de Ia société avec laquelle je dîne au Pellegrino ! Chacun a des fonctions ridicules et imposantes adaptées à ses ridicules et prises des animali parlanti de Casti. — Poésies de ce jeune Bolonais établi à Venise. Que je serais heureux de ne jamais quitter ce pays ! Quelle soirée délicieuse que celle passée dans le jardin de M. Cornaro !

27 juin 1817. — L’on m’a présenté au spectacle à lord Byron. C’est une figure céleste ; il est impossible d’avoir de plus beaux yeux. Ah ! le joli homme de génie ! Il a à peine vingt-huit ans, et c’est le premier poëte de l’Angleterre et probablement du monde. Lorsqu’il écoute la musique, c’est une figure digne de l’idéal des Grecs.

Au reste, qu’on soit un grand poëte, et de plus le chef d’une des plus anciennes familles d’Angleterre, c’en est trop pour notre siècle ; aussi ai-je appris avec plaisir que lord Byron est un scélérat. Quand il entrait dans le salon de madame de Staël, à Coppet, toutes les dames anglaises en sortaient. Ce pauvre homme de génie a eu l’imprudence de se marier ; sa femme est fort adroite, et renouvelle à ses dépens la vieille histoire de Tom Jones et de Blifil. Tout homme de génie est fou, et de plus imprudent ; celui-ci a eu la noirceur de prendre une actrice pendant deux mois. S’il n’eût été qu’un sot, on eût à peine remarqué qu’il suivait l’exemple de tous les jeunes gens riches ; mais on sait que M. Murray, libraire, bon calculateur, donne à celui-ci deux guinées pour chaque vers qu’il lui envoie : c’est absolument la contre-partie du comte de Mirabeau. Les féodaux d’avant la Révolution, ne sachant que répondre à l’aigle de Marseille, découvrirent qu’il était un monstre.

Le Provençal s’en moquait ; il paraît que le Breton a pris la chose au tragique ; l’injustice de la société anglaise le rend, dit-on, triste et misanthrope. Grand bien lui fasse ! Si à vingt-huit-ans, quand on a déjà à se reprocher six volumes de beaux vers, on pouvait connaître le monde, il aurait vu que pour l’homme de génie, au xixe siècle, il n’y a pas d’alternative : ou c’est un sot, ou c’est un monstre.

En tous cas, c’est le plus aimable monstre que j’aie jamais vu ; en poésie, en discussions littéraires, il est simple comme un enfant : c’est le contraire d’un académicien. Il parle le grec ancien, le grec moderne, l’arabe. Il apprend ici l’arménien d’un papa arménien qui travaille à un ouvrage important sur le lieu précis où était situé le paradis terrestre. Le lord, dont le génie sombre adore les fictions orientales, traduira ce paradis en anglais.

À sa place, je me ferais passer pour mort, et je recommencerais une nouvelle vie comme M. Smith, bon négociant à Lima.


Fusina, 27 juin. — Je me précipite hors de Venise. Je ne veux plus m’occuper que d’idées sèches.


Milan, 10 juillet. — Je n’ai rien écrit. Les opéras, la musique, les tableaux, Venise, Trévise, Vicence, Vérone, Brescia, tout cela a passé devant mes yeux comme un songe. — Par devoir, cependant, je cherche à me rappeler quelques observations ; je me souviens qu’à Vérone je trouvai au café, vis-à-vis l’amphithéâtre, Vestri, cet excellent acteur. Il me dit en d’autres termes le fameux sonnet de Lope de Vega, relatif aux six clefs sous lesquelles il enfermait Térence : « J’arrive de Brescia ; le premier jour j’ai donné de la bonne comédie, on est resté froid ; le lendemain, j’ai fait le polichinelle, on nous a porté aux nues, et nous avons eu six cents francs de recette tous les jours, tous frais faits. »

Le soir, drame abominable traduit de l’allemand ; nos perruquiers siffleraient, cela, et jamais peut-être ce grand acteur ne m’a fait plus de plaisir. Il jouait ce lieu commun si ancien, un père qui par orgueil ne veut pas donner sa fille à un jeune lord dont le père a perdu la vie sur l’échafaud. Ce n’était point du naturel plat à la Goldoni, il donnait de nouvelles idées, et cependant ne sortait pas de la nature.

Le lendemain Vestri parut dans il Desperato per eccesso di buon core ; c’est un de ses triomphes, il y est aussi supérieur que dans l’Ajo nell’ imbarrazzo et dans le Bourru bienfaisant. Tout cela est invisible à l’étranger qui ne s’est pas fait à la cantilena du dialogue italien : je fus trois mois en Angleterre avant de m’accoutumer au chant de la langue anglaise ; pour le nôtre, il paraît que les étrangers ne peuvent pas s’y faire[50]. — À Brescia, on donne une comédie où l’on badine la mode des cavaliers servants et des maris qui ferment les yeux pour avoir de bonnes entreprises dans les fourrages. L’auteur, qui est maladroit et sans nul talent, tombe à tous moments dans des grossièretés incroyables, mais fort amusantes pour l’étranger, car elles sont vraies. Ce qui est plus amusant, c’est ce que m’a dit en propres termes le fils de mon banquier : « Il serait plaisant que nous vinssions au théâtre pour nous voir tourner en ridicule. Ce soir, au second acte, comme j’entre dans une loge, j’entends une réplique de la soubrette, qui semblait faite exprès pour moi ; tout le monde me regarde ; je ne savais quelle contenance tenir ; et il faudrait applaudir à un tel genre ! des sifflets, per Dio, des sifflets ! »

Cela seul, et le malheur d’avoir la peinture des mœurs écrite dans une langue morte, suffit pour empêcher la naissance de la comédie. Quant à Vestri, il a deviné le dialogue italien ; un prince qui aimerait les arts, le ferait bien vite professeur dans un conservatoire. Un tel homme aurait la plus heureuse influence sur le récitatif obligé qui est aujourd’hui la seule ressource qui reste aux belles voix pour toucher les cœurs. Ce n’est que dans ces morceaux qu’on entend encore ce chant spianato, qui est le sublime des efforts d’une belle voix, et que l’on prend en France pour le chant d’un commençant.

La musique est une peinture tendre ; un caractère parfaitement sec est hors de ses moyens. Comme la tendresse lui est inhérente, elle la porte partout, et c’est par cette fausseté que le tableau du monde qu’elle présente ravit les âmes tendres et déplaît tant aux autres. L’écueil du comique, c’est que les personnages qui nous font rire ne nous semblent secs, et n’attristent la partie tendre de l’âme : c’est ce qui, pour certaines gens, rend le charme d’un bon opéra buffa si supérieur à celui d’une bonne comédie ; c’est la réunion de plaisirs la plus étonnante. L’imagination et la tendresse sont actives à côté du rire le plus fou.

Le comte T*** de Brescia me fait remarquer qu’il y a bien moins d’amateurs de musique en Italie que je ne l’imaginais. Beaucoup d’âmes fortes disent que c’est un plaisir d’esclave, et sont pour la comédie et surtout pour la tragédie. Il ajoute : « Vous connaissez trop tôt les grands modèles ; chez vous l’émulation est réprimée par le désespoir. Remarquez que la plupart des auteurs originaux ont presque entièrement manqué d’éducation. On ne va loin que quand on ne sait où l’on va : ainsi notre Alfieri se jeta dans la poésie dramatique, sachant aussi peu ce que c’était que poésie que ce que c’était que drame ; il écrivit sa première pièce[51] sans savoir même l’orthographe de la langue dans laquelle il prétendait se faire admirer. Une fois que son caractère de fer eut donné dans cette idée, il attaqua les difficultés avec toute la véhémence de son orgueil ; mais, s’il eût mieux connu les modèles, il n’eût jamais mis là son orgueil. Le défaut contraire étouffe peut-être la moitié des génies qui naissent à Paris. »

Nous parlions poésie à propos de M. Cesare Arrici, jeune poëte de Brescia, connu par un poëme champêtre. M. Arrici n’a pas inventé un nouveau style dans la Jérusalem détruite, poëme épique qu’il achève : mais il imite admirablement les styles des grands poëtes italiens. On se dit en le lisant : Telle octave est du Tasse, telle autre de Monti ; mais la lecture ennuie. Quel succès aurait un tel poëte en France !

Pensées qui me sont restées
de Venise

Les yeux ont leurs habitudes, qu’ils prennent de la nature des objets qu’ils voient le plus souvent. Ici, l’œil est toujours à cinq pieds des ondes de la mer, et l’aperçoit sans cesse. Quant à la couleur, à Paris tout est pauvre, à Venise tout est brillant : les habits des gondoliers, la couleur de la mer, la pureté du ciel que l’œil aperçoit sans cesse réfléchie dans le brillant des eaux. Le gouvernement encourageant la volupté et éloignant des sciences, le goût des nobles pour avoir de beaux portraits, telles sont les autres causes du caractère de l’école de Venise. Comparez le ciel de l’Entrée d’Henri IV et le ciel des Noces de Cana de Paul Véronèse.

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Pendant que leurs maris et leurs amants sont à la pêche, les femmes de Malamorio et de Palestrina chantent sur le rivage des vers du Tasse et de l’Arioste ; leurs amants leur répondent du milieu des eaux par une stance.

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« La volupté, me disait le comte C***, et le peu d’habitude de lire, font qu’on accorde si peu d’attention, qu’il faut dans la prose italienne tout expliquer avec le plus grand soin. Au moindre sous-entendu qui n’est pas palpable, on ferme le livre comme obscur : de là l’impossibilité du piquant. Je ne connais pas chez nous une seule phrase dans le genre des Lettres persanes. »

Ce même comte me fait une observation que je n’approuve pas, mais que je rapporte pour montrer combien ce peuple, qui a des passions et qui n’a point eu de Louis XIV, est plus près de la nature. Il me montrait à Trévise, qui par parenthèse a la physionomie d’une synagogue, il me montrait, pour me le faire admirer, un tableau de cet excellent coloriste, Paris Bordone. Hérode écoute froidement saint Jean qui le prêche avec tout l’enthousiasme de l’inspiration ; mais un grand chien barbone, qui est couché au pied du roi, et un petit chien de Bologne, qu’on aperçoit sous le bras d’Hérodias, aboient au prophète. En effet, tous les êtres animés correspondent par le langage des yeux : cela rappelle saint Bernard prêchant en latin aux Germains qui n’y comprennent pas mot, et les convertissant par milliers. De nos jours, Kant a recommencé ce miracle.

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Je rencontre à Venise, chez lady B***, une jeune anglaise, héritière de huit cent mille livres de rente, qui est partie toute seule de Londres pour venir ici voir son père. Un de ses tuteurs s’est opposé à une idée si singulière ; l’autre, par respect pour la liberté, lui a remis mille guinées qu’elle a placées en or effectif dans son sac à ouvrage. Elle a pris des habits fort simples, et toute seule, sans savoir dix mots de français, est montée dans la diligence. De diligence en diligence, et toujours toute seule, elle est arrivée à Venise, d’où son père s’était embarqué trois jours auparavant pour Constantinople. Tant de tendresse filiale méritait un plus heureux hasard. Elle a écrit à son père pour lui demander la permission d’aller le joindre. C’est une personne assez jolie et de la plus admirable simplicité ; j’ai eu un vrai plaisir à faire la conversation avec elle. Cette course exige plus de courage que pour un homme faire deux ou trois fois le tour du monde. J’indique cette jeune Anglaise à nos beaux de Paris ; certainement elle épousera qui saura lui plaire, et elle a déjà d’assuré plus de huit cent mille livres de rente. — De pareils traits me font aimer la nation anglaise.

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Rien de singulier comme des familles anglaises de l’High life, parlant toujours de la santé de Son Excellence ou de l’honneur qu’on a eu d’être présenté à Son Altesse, et cela avec un ton de respect religieux, ridicule en France, même au faubourg Saint-Germain. Les fashionables anglais sont plus efféminés que la plus aimable petite-maîtresse du temps de madame Dubarry : une araignée les fait évanouir.

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Sur les tableaux d’apparat dont j’ai vu une quantité prodigieuse à Vérone et à Vicence : Un tableau d’apparat, comme l’Entrée d’Henri IV, est la peinture d’une comédie ; un tableau d’idéal, comme Énée et Didon, est la peinture de ce qu’il y a de plus intéressant et de plus vrai dans le cœur humain.

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Conversation étonnante avec deux nobles piémontais à Dezenzano, promenant sur le lac de Garde. Si j’étais roi, tous mes ambassadeurs seraient Piémontais ; c’est le peuple le plus sagace de l’univers. Tout ce qui est frivole ne les arrête pas un instant, ils mettent sur-le-champ le doigt sur la plaie ; en cela, bien supérieurs aux Français qui s’amusent à chercher les facettes épigrammatiques. L’un d’eux rajeunit dans son dialecte par une expression plus belle que Tacite, tant elle montre de desinganno de tout, cette vieille vérité : « Le gouvernement de la grande île de Madagascar est aussi illibéral et plus que celui d’aucun petit royaume despotique ; seulement il est forcé à plus d’hypocrisie. » Il finit par cet excellent mot de M. Say : « Jugez un gouvernement par ceux qu’il place. »

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À Venise, V.... ne voulait pas applaudir Mozart, parce qu’il est Allemand ; on voit l’esprit général que je suis loin d’approuver.

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Il y a à Venise un Anglais qui a enlevé sa belle-sœur, et l’a ensuite épousée. Cette petite plaisanterie lui a coûté trente mille livres sterling[52] ; il a remercié dans les journaux le mari malheureux de lui avoir fourni cette occasion de prouver son amour. À Venise, aucune Anglaise ne reçoit cette dame ; mais, comme elle est aimable, on la rencontre dans toutes les sociétés italiennes. Jamais l’imagination la plus glacée ne pourra se figurer les détails de l’intérieur de ces deux amants passionnés. Il n’y a pas le moindre nuage, mais bien des détails de froideur et d’apparente indifférence qu’une Française ne supporterait pas une demi-journée, fût-ce d’un roi. Je sais ce dont je parle à n’en pas douter, et je ne puis rassasier mon étonnement : j’attribue cela à la morgue nationale. Un Anglais se croirait déshonoré si un être quelconque pouvait croire qu’il est nécessaire à son bonheur.

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À Vérone, l’on m’a montré de loin un des deux marquis Pindemonti. C’étaient deux nobles de terre ferme : l’un avait plus de culture, il est mort depuis peu ; l’autre a plus de génie naturel ; je pense que ce sont de ces poëtes dont le mérite ne s’étend pas au delà de la langue qu’ils ont écrite. Je n’ai pas eu la patience de lire toutes les tragédies d’Hippolyte Pindemonti. J’ai trouvé, ce me semble, une scène ou deux dans sa Geneviève. C’étaient des gens du meilleur ton, fort aimables et fort aimés des dames.

15 juillet, dans le jardin anglais de la villa B***. — J’ai traversé Padoue sans m’arrêter ; je n’avais pas envie de parler. Je me retrouve à Milan depuis huit jours, mais je suis mort pour les arts ; ce qui me plaît me fait mal ; à peine les intérêts les plus sérieux de la politique ont-ils prise sur moi. Je vous ai juré de ne quelque pas vous ennuyer des cris de la philosophie contre le despotisme ; je n’ai rien à vous dire. J’ai lu le Déserteur de Sedaine. Je comprends qu’on déserte et qu’on aime à dire : Oui, je déserte !

16 juillet. — Je ne manque pas une soirée au théâtre de la Scala, et j’y retrouve ces sensations délicieuses que j’avais à Bologne, augmentées de tout le charme des regrets.

Ce soir, j’ai vu la première représentation de la Gazza ladra (la Pie voleuse), musique de Rossini ; de la Mirra ou la Vengeance de Vénus, ballet héroïque de Viganô, et de la Magie dans les bois, ballet comique : tout cela a été donné le même jour. Je manque de termes pour exprimer le plaisir que m’ont fait les décorations. MM. Perego, Landriani, Fuentès, Sanquirico sont des peintres, et de grands peintres. Chaque décoration peinte à la colle n’est payée que vingt sequins (deux cent quarante francs) ; mais l’administration s’engage à en demander vingt chaque année à chacun de ces messieurs. Ce soir, jour de prima recita, toutes les femmes étaient en grande parure dans les loges ; c’est-à-dire les bras et la gorge nus, avec de grands chapeaux garnis de plumes immenses et très-belles ; il faut cela, autrement l’on ne serait pas aperçu du parterre. Le silence a été extrême ; l’on ne fait pas de visites la prima sera. J’ai remarqué la très-mauvaise disposition du parterre ; il est si horizontal que l’on ne peut pas voir les jambes des danseuses ; on devrait imiter celui de l’Opéra de Paris.

Les premières représentations sont toujours le samedi au théâtre de la Scala, parce que le vendredi est le jour de repos. Il n’y a pas de spectacle les jours anniversaires de la naissance et de la mort des derniers souverains de l’Autriche, ce qui déplaît fort.

Le spectacle de ce soir a duré cinq grandes heures, et tout était nouveau.

Rossini a voulu se rapprocher du fracas de la musique allemande. Avec une imagination aussi audacieuse que brillante, et les inspirations d’un génie vraiment original, quelque genre qu’il prenne, il est sûr de plaire, pourvu qu’il veuille accorder un peu d’attention à son ouvrage. On l’a fort applaudi ; les motifs de ses airs sont nobles ; l’idée dominante, chose si nécessaire à la musique pour qu’elle puisse être comprise, l’idée dominante est admirablement rappelée dans les morceaux d’ensemble ; il les conduit en homme supérieur. Les phrases qu’il rejette feraient la fortune d’un compositeur ordinaire ; mais il se méfie trop du public, sans cesse il sacrifie à la manie de briller les choses qui ne sont que raisonnables et justes ; ainsi telle phrase de chant, qu’il met dans la bouche d’un jardinier, ne serait point trop peu brillante pour le comte Almaviva ou tel autre jeune seigneur de la cour. On a couvert d’acclamations un terzetto, un duetto et un quintetto. Les commencements de ces morceaux sont superbes ; mais pour plaire aux amateurs du genre savant, la stretta n’est plus dramatique : c’est un morceau de symphonie qu’on dirait volé à Beethoven. Les sons les plus étranges sont combinés et amenés avec beaucoup d’adresse, mais certainement n’ajoutent rien à l’expression des paroles passionnées que prononcent les personnages.

Pour arracher les suffrages des amateurs du style noble, qui, par tous pays, sont ceux qui sont le plus loin de la nature, Rossini annonce l’arrivée de Gianetto, par exemple, le soldat fils du fermier et amoureux de la servante, comme l’entrée de César ou d’Alexandre.

Du reste, cet opéra a le défaut des grands maîtres : les personnages sont toujours en scène. Madame Belloc ne quitte pas le théâtre ; les terribles accompagnements à l’allemande ne peuvent étouffer sa voix et encore moins celle de Galli. Dès que les accents admirables de ce grand acteur se font entendre, ils couvrent toutes les parties, orchestre comme chanteurs. Galli fait un père malheureux ; on retrouve l’acteur étonnant, qui a fait verser tant de larmes dans l’Agnese (c’est le caractère de Lear), et dans le prince hongrois de la Testa di bronzo. La jeune Galianis, avec sa belle voix de contralto, qui n’a que cinq ou six notes, mais d’une force et d’une pureté étonnantes, a été extrêmement applaudie ; elle a une figure aussi belle que son chant. Un débutant, le signor Ambrosi, a fait beaucoup de plaisir ; c’est un homme de la société. Mais il y avait trop de plaisirs. Je suis mort de fatigue, ce qui m’a empêché de rire d’un usage français et ridicule qui s’introduit ici. Après la pièce, lorsqu’on a demandé les acteurs, Galli et Rossini se sont embrassés tendrement sur la scène.

Le 17 juillet. — Ce grand poëte muet, Viganò, n’a point suivi les traces d’Alfiert dans sa Mirra. L’action commence par le choix d’un époux que Cynire destine à Mirra ; peu à peu cette fille malheureuse paraît en proie à son fatal amour, et sa mort trop prévue termine l’action. Malgré le malheur du sujet, jamais spectacle ne fut plus plein de vie ; quand on en sort, on est poursuivi par dix ou douze ensembles de groupes qui remplissent l’imagination comme le souvenir de beaux tableaux. À chaque représentation, on aperçoit de nouveaux détails enchanteurs ; le mouvement des masses frappe par la singularité, l’ordre, la variété ; et, quoique tout surprenne, rien ne semble sortir de la nature. L’œil le plus accoutumé à ce qu’il y a de plus sublime dans le beau pittoresque ne peut s’empêcher de reconnaître le génie d’un grand peintre. Les spectateurs s’attendaient à un plaisir extrême, ils n’ont eu que les sensations que comporte ce sujet malheureux. On peut juger si Viganò a travaillé con amore ; la Pallerini faisait le rôle de Mirra.

Il a dirigé la distribution des couleurs dans les vêtements qui sont magnifiques, et, ce qui est bien plus rare, qui font plaisir à l’œil. Tout le monde convenait hier, et encore plus ce soir, que jamais on n’avait vu une si piquante variété réunie à tant d’harmonie ; mais quelque grand que Viganò ait été dans le coloris des costumes, M. Sanquirico me semble le surpasser par ses divines décorations. Elles sont telles, que ce soir nous remarquions que personne ne peut même imaginer rien de mieux : C’est la perfection d’un art.

Au milieu de l’enthousiasme excité par cette belle production pittoresque, la musique a paru faible, les pas de danse n’ont pas semblé réunir la grâce à la nouveauté. Les amateurs regrettaient Paris, non certes pour l’action des ballets qui, négligeant le dramatique, ennuient bientôt et ne peuvent se comparer à ceci, même pour un instant. Mais si Paul, Albert, mademoiselle Bigottini, mademoiselle Bias paraissaient dans le ballet de ce soir, il offrirait l’ensemble parfait de ce qué l’état actuel de l’art peut offrir de plus enchanteur. Les femmes, palpitantes d’intérêt pour les souffrances de la pauvre Mirra, exposées avec un art si charmant, imposaient silence ce soir, même aux doux commentaires de la galanterie. À la lettre, on ne respirait pas dans les loges.

Du reste, on était fort en colère contre Rossini et Viganò, qui, tout occupés de leurs plaisirs, font attendre le public depuis deux mois. Ils sont aimables, et ne peuvent jamais se résoudre à refuser une villeggiaturà aux colli di Brianza, ou sur les lacs.

J’ai été présenté ce soir au respectable comte Moscati, le Daubenton de l’Italie. Milan, dans ses beaux jours, avait plusieurs hommes célèbres qu’elle se plaisait à comparer aux nôtres. Le comte Paradisi, président du sénat, était le prince de Benévent ; le général Teulié, le Desaix ; le comte Dandolo, si connu par le perfectionnement des vers à soie, le Chaptal de l’Italie ; Monti, célèbre par l’éloquence noble et délicate de ses adresses, était, le comte Fontanes ; l’archevêque de Ravenne, Codronchi, grand aumônier, rappelait par son esprit et l’adresse de sa conduite, monseigneur de Boulogne. L’éloquence et les talents justifiaient ces parallèles flatteurs pour les deux nations ; du reste, la France n’a eu ni un homme aussi vertueux que Melzi, ni un ministre aussi fort, dans le sens despotique du mot, que le comte Prina. Désormais Milan est lié à la France par la chaîne des opinions, et la force de cette chaîne est incommensurable ; cette sympathie est d’autant plus solide, qu’elle a été précédée par une jalousie bien prononcée. À notre dernière retraite d’Italie, le comte Grenier ayant eu occasion d’envoyer un colonel de mes amis au général autrichien, ce colonel français, qui le croirait ! eut besoin d’invoquer le secours des housards ennemis pour traverser des villages qui se trouvaient sur sa route et qui voulaient l’écharper. J’ai vu sa calèche percée de cent coups de fourche, le lieu de la scène était les bords du Pô, près de Plaisance.

J’oubliais la dernière représentation du Mahomet de Winter : c’est une imitation de Mozart ; l’ouverture est superbe. L’opéra Janguit faute de chant ; l’auteur a soixante-dix ans et est Allemand. Il y a un terzetto singulier ; Zopire prie pour ses enfants au fond du temple ; Seïde arrive pour le mettre à mort, accompagné de Palmire. On a fait répéter ce terzetto avec transport ; les Milanais trouvent ce chant superbe ; il n’y en a pas, ce n’est que de l’harmonie. La magnifique voix de Zopire-Galli fait la basse, la voix claire de mesdames Bassi et Festa, sur le devant du théâtre, forme une opposition frappante. L’accompagnement de violoncelle et de cor ébranle l’âme, une décoration magnifique et sombre achève de donner la couleur au sujet.

Galli chante au premier acte : La patria sara sempre illesa. On applaudit avec fureur ; les larmes me viennent aux yeux.

Je vais passer quelques heures à Bergame, à cause de la belle vue ; je prends ma route par Monza, Monticello et Montevecchio. On peut courir les deux mondes sans trouver rien de comparable.

À Bergame on a encore la fureur des musiques d’église. J’ai cru voir les Italiens de 1730.

Les beautés de la musique d’église sont presque toutes de convention, et, quoique Français, je ne puis me faire au chant à tue-tête. Rien ne coûte aux Bergamasques pour satisfaire leur passion ; elle est favorisée par deux circonstances, le célèbre Mayer habite Bergame ainsi que le vieux Davide. Marchesi et lui furent, à ce qu’il me semble, les Bernin de la musique vocale, des grands talents destinés à amener le règne du mauvais goût. Ils furent les précurseurs de madame Catalani, et Pacchiarotti, le dernier des Romains.

Mayer eût pu trouver un sort plus brillant, mais la reconnaissance l’attache à ce pays. Né en Bavière, le hasard l’amena à Bergame, et le chanoine comte Scotti l’envoya au conservatoire de Naples, et l’y soutint plusieurs années ; dans la suite, on lui offrit la chapelle de Bergame, et quoiqu’elle ne soit que de douze ou quinze cents francs, les offres les plus brillantes n’ont pu l’attirer ailleurs. Je lui ai ouï dire à Naples, où il a fait la cantate de Saint-Charles, qu’il ne voulait plus voyager ; en ce cas, il ne composera plus. Il faut toujours en Italie que le compositeur vienne sur les lieux étudier la voix de ses chanteurs et écrire son opéra. Il y a quelques années que l’administration de la Scala offrit dix mille francs à Paisiello ; il répondit qu’à quatre-vingts ans l’on ne courait plus les champs ; et qu’il enverrait sa musique. On le remercia.

Mayer, comme on voit, est dû à la générosité d’un amateur riche ; il en est de même de Canova, il en est de même de Monti. Le père de Monti ne lui envoyant plus d’argent, il allait quitter Rome en pleurant ; il avait déjà arrêté son vetturino. L’avant-veille, il lit par hasard quelques vers à l’académie des Arcades. Le prince Braschi le fait appeler : « Restez à Rome, continuez à faire de beaux vers ; je demanderai une place pour vous à mon oncle. » Monti fut secrétaire des commandements du prince.

Il trouva dans une maison un moine, général de son ordre, homme plein d’esprit et de philosophie. Il lui proposa de le présenter au prince neveu ; il fut refusé. Cette modestie si singulière piqua le prince ; on usa de stratagème pour lui amener le moine, qui, bientôt après, fut le cardinal Chiaramonti.

Le patriotisme est commun en Italie ; voyez la vie de ce pauvre comte Fantuzzi de Ravenne, que l’on m’a contée à Bergame ; mais ce patriotisme est dégoûté de toutes les manières et obligé de se perdre en niaiseries.

À Bergame, Mayer et Davide dirigent une musique d’église, on leur donne un oro, c’est-à-dire une pièce d’or.

Le comte P*** me dit : « Bologne est la ville la moins avancée dans le marasme, elle mérite d’être la capitale de l’Italie. Si, à la résurrection de ce pays, on met la capitale à Rome, tout est perdu ; les plus lâches intrigues attacheront la gangrène au gouvernement. Le peu d’énergie qu’il y a à Rome est dans les femmes, qui rappellent souvent la Sempronia de Salluste. »

17 juillet. — L’on me présente à M. Morosi, directeur de la Monnaie : c’est un homme de génie dans le genre de M… L’hôtel de la Monnaie de Milan l’emporte sur tous ceux de l’Europe, Paris y compris, non-seulement par la simplicité des procédés, mais encore pour la beauté des espèces frappées. Les bords et le champ de la pièce étant relevés, les empreintes dureront deux ou trois siècles de plus que les nôtres. Ce matin, 17 juillet 1817, l’on fabriquait des pièces de cinq et de quarante francs. Quel a été mon étonnement d’y voir encore l’effigie du ci-devant roi d’Italie ! L’empereur François, étant venu à la Zecca (la Monnaie), trouva le portrait fort ressemblant et en fit compliment au graveur. Le millésime de ces monnaies est 1814.


Villa Melzi, sur le lac de Côme, 18 juillet. — Pour redoubler ma mélancolie, il fallait que je fusse engagé par cette jolie contessina Valenza, dont j’ai connu le mari à Smolensk, à l’accompagner sur les lacs. Rien dans l’univers ne peut être comparé au charme de ces jours brûlants d’été passés sur les lacs du Milanais, au milieu de ces bosquets de châtaigniers si verts qui viennent baigner leurs branches dans les ondes.

Ce matin, à cinq heures, nous sommes partis de Como dans une barque couverte d’une belle tente bleu et blanc. Nous avons visité la villa de la princesse de Galles, la Pliniana et sa fontaine intermittente ; la lettre de Pline est gravée sur le marbre. Le lac devient, en cet endroit, sombre et sauvage ; les montagnes se précipitent presque à pic dans les eaux. Nous avons doublé la pointe de Balbianin, non sans peine, nos dames avaient peur ; cela est d’un aspect aussi rude que les lacs d’Écosse. Enfin, nous avons aperçu la délicieuse plage de Tramezzina et ces charmantes petites vallées qui, garanties du nord par une haute montagne, jouissent du climat de Rome ; les frileux de Milan viennent y passer l’hiver ; les palais se multiplient sur la verdure des collines et se répètent dans les eaux. C’est trop de dire palais, ce n’est pas assez de les appeler des maisons de campagne. C’est une manière de bâtir élégante, pittoresque et voluptueuse, particulière aux trois lacs et aux colli di Brianza. Les montagnes du lac de Como sont couvertes de châtaigniers jusqu’aux sommets. Les villages, placés à mi-côte, paraissent de loin par leurs clochers qui s’élèvent au-dessus des arbres. Le bruit des cloches, adouci par le lointain et les petites vagues du lac, retentit dans les âmes souffrantes. Comment peindre cette émotion ! Il faut aimer les arts ; il faut aimer et être malheureux.

À trois heures, nos barques s’arrêtent dans le port (darsena) de la casa Sommariva, vis-à-vis la villa Melzi. Nos dames avaient besoin de repos ; trois officiers italiens et moi nous avions tourné au sombre ; nous laissons le reste de la troupe, nous traversons le lac en dix minutes, nous voici dans les jardins de la villa Melzi, nous voici à la casa Giulia, qui donne sur l’autre branche du lac, vue sinistre. Nous nous arrêtons à la villa Sfrondata, située au milieu d’un bois de grands arbres, sur le promontoire escarpé qui sépare les deux branches du lac : il a la forme d’un Y renversé. Ces arbres bordent un précipice de cinq cents pieds, donnant à pic sur les eaux. À gauche, sous nos pieds, et de l’autre côté du lac, nous avons le palais Sommariva ; à droite, l’Orrido di Belan ; et devant nous dix lieues de lac. La brise apporte de temps en temps jusqu’à nous les chants des paysans de l’autre rive. Nous avons ce soleil d’aplomb de l’Italie et ce silence de l’extrême chaleur ; seulement un petit venticello de l’est vient de temps en temps rider la face des eaux. Nous parlions littérature, peu à peu nous discutons l’histoire contemporaine ; ce que nous avons fait, ce que nous aurions dû faire, les folles jalousies qui nous divisèrent. « J’étais là à Lutzen. — Et moi aussi. — Comment ne nous sommes-nous pas vus ? etc., etc.

Une conversation montée sur ce ton de franchise ne laisse pas dissimuler. Après trois heures rapides, passées au bord des précipices de la villa Sfrondata, nous voici à la villa Melzi. Je m’enferme dans une chambre du second étage ; là, je refuse mes yeux à la plus belle vue qui existe au monde après la baie de Naples ; et, arrêté devant le buste de Melzi, tout transporté de tendresse pour l’Italie, d’amour de la patrie et d’amour pour les beaux-arts, j’écris à [a hâte le résumé de nos discussions.

On ne peut plus, au milieu de la grande révolution qui nous travaille, étudier les mœurs d’un peuple sans tomber dans la politique. La révolution, qui commença en 1789, finira en 1830 par l’établissement universel des deux chambres, aussi bien en Europe qu’en Amérique. Les Français seront alors regardés comme les fils aînés de la Raison[53]. Tout le monde est jaloux de la France ; grande preuve de supériorité et peut-être la seule bonne, puisque la flatterie ne saurait la contrefaire. À Paris, la partie plate de la nation est la seule qui s’agite, la seule qui paraisse ; de loin on nous juge par nos Tracy, nos Gouvion-Saint-Cyr, nos Grégoire, nos Lanjuinais, nos de Broglie.

L’Italie morale est un des pays les plus inconnus ; les voyageurs n’ont vu que les beaux-arts et n’étaient pas faits pour sentir que les chefs-d’œuvre viennent du cœur. Je voudrais parler de la littérature, mais je n’ai pas le temps. Le savant Ginguené, malgré sa bonne volonté, était encore un produit de l’ancienne éducation, et n’est pas à la hauteur de son sujet. Sismondi est tiraillé par deux systèmes opposés : admirera-t-il Racine ou Shakspeare ? Dans ses perplexités, il ne nous dit pas de quel parti est son cœur : peut-être n’est-il d’aucun parti. Son livre devait être l’Esprit des lois des gouvernements successifs de l’Italie, et il y a eu dans ce pays-ci beaucoup plus de gouvernements que de lois, et le gouvernement y a toujours eu la couleur du gouvernant.

Le caractère italien, comme les feux d’un volcan, n’a pu se faire jour que par la musique et la volupté. De 1550 à 1796, il a été écrasé par la masse énorme de la tyrannie la plus soupçonneuse, la plus faible, la plus implacable. La religion, venant au secours de l’autorité, achevait de l’étouffer : de là la défiance, tout ce qui paraissait de lui n’était pas lui.

Le 14 mai 1796 fera une époque remarquable dans l’histoire de l’esprit humain. Le général en chef Buonaparte entra dans Milan ; l’Italie se réveilla, et, pour l’histoire de l’esprit humain, l’Italie sera toujours la moitié de l’Europe[54].

Mais ici je ne puis parler, mon portefeuille peut être saisi. Comment s’est-elle réveillée ? Quelles circonstances ont influé sur les pas de géant qu’a faits ce jeune peuple ? Quels hommes ont réglé son destin ?

Quand Buonaparte entra à Milan, l’archiduc Ferdinand d’Est, prince faible et aussi bon que peut l’être un homme faible, y était le timide préfet du conseil aulique de Vienne. Une digue se rompait-elle, il fallait écrire à Vienne, et quand, au bout de deux mois, la somme nécessaire était allouée, le dommage était centuplé ; le conseil aulique le savait mieux que personne ; mais l’esclave est tellement vigoureux, qu’on ne saurait trop l’enchaîner.

Joseph II, tête étroite, élève de Raynal, venait de supprimer les moines et d’ôter à la noblesse tous les privilèges dont elle jouissait comme ordre. Toute l’armée italienne se composait alors de quatre-vingt-seize gardes de ville, habillés en rouge, qui faisaient le service dans Milan.

Cette capitale du plus riche pays de l’univers comptait quatre cents familles à cent mille livres de rente, et vingt à un million, qui ne savaient que faire de leur opulence. Tout était à vil prix à Milan, et un Italien n’a pas le quart des besoins d’un habitant de Paris. Ainsi, le général prince Belgiojoso, qui s’était gorgé d’or au service de l’Autriche, faisait jeter tous les matins vingt livres de poudre dans un cabinet, et venait s’y promener un masque sur la figure ; il prétendait que c’était la seule manière d’être poudré convenablement ; ensuite il passait dans son sérail, où de jeunes danseuses, vêtues comme la Vénus de Médicis, exécutaient des ballets devant Son Excellence. Parini se moquait de lui dans il Matino, satire digne de Pope. Le prince voulait le faire bâtonner ; le gouverneur le protégeait. À côté de Parini, Béccaria et Verri éclairaient l’Europe. Le soir, princes, savants, littérateurs, millionnaires, tous se trouvaient au théâtre. Marchesi, l’enchanteur, ravissait tous les cœurs. Les femmes portaient à la fois cinq portraits de Marchesi ; un à chaque bras, un au cou suspendu à une chaîne d’or, et deux sur les boucles de chaque soulier. Jamais les riches d’aucun pays n’ont mené une plus douce vie. Toutes les passions haineuses étaient exclues, presque pas de vanité, et comme alors les nobles étaient bonnes gens, le peuple partageait leur bonheur.

Chaque métairie, en Lombardie, produit, du riz, du fromage et de la soie, dont on vend pour des sommes considérables ; outre cela, elles ont toutes les productions des nôtres ; c’est un pays inruinable, et tout y est pour rien.

Cette tranquillité voluptueuse commençait à dégénérer en apathie quand le coup de tonnerre du 14 mai vint réveiller les esprits. Les tranquilles Milanais ne pensaient pas plus à la France qu’au Japon.

Ce peuple, si loin de nous par les idées, crut à la liberté, et s’en trouva plus digne que nous. Le corps législatif de Milan refusa à Buonaparte, dans tout l’éclat de sa puissance (en 1806, je crois), une loi essentielle (l’enregistrement). Jamais corps législatif français n’osera seulement regarder en face une telle inconvenance. Celui du royaume d’Italie ne fut plus convoqué, et Buonaparte chercha là, comme en France, à masquer le despotisme par le culte de la gloire. À Marengo, l’Italie n’avait qu’un seul homme qui osât marcher au canon (le général Lecchi)[55]. Neuf ans après, à Raab, elle avait une armée de soixante mille hommes aussi braves que les Français. Elle avait un Almanach royal aussi gros que le nôtre, et tout plein de noms italiens.

Les routes étaient et sont vingt fois plus belles qu’en France. Tout s’organisait, tout marchait, les fabriques se multipliaient, le travail se mettait en honneur, tout ce qui avait de l’intelligence faisait fortune. Le moindre garçon pharmacien, travaillant dans l’arrière-boutique de son maître, était agité de l’idée que, s’il faisait une grande découverte, il aurait la croix et serait fait comte. Ce ressort, si approprié aux temps modernes, égalait par sa puissance celui qui porta jadis les Romains à l’empire du monde. Sous le gouvernement de Melzi, le royaume d’Italie fut plus heureux que ne l’a jamais été la France. Il marchait franchement à la liberté. Melzi aima tendrement cette source de tout bonheur : mais il avait les défauts de l’éducation ancienne, il manquait de vigueur. Il ne profita pas de l’année de sa vice-présidence pour créer de nouveaux intérêts. Au reste, le pouvait-il ? je le crois, car Buonaparte n’eut jamais de plan fixe : il était alors occupé de la France. Washington lui-même eût été embarrassé sur le degré de liberté politique qu’il convenait de confier à un peuple coupable de tant d’égarements, qui avait si peu profité par l’expérience, et qui au fond du cœur nourrissait encore tous les sots préjugés donnés par une vieille monarchie : c’étaient les Ilotes de cette monarchie qui avaient fait la terreur.

Au reste, aucune des idées qui auraient occupé Washington n’arrêta l’attention du César moderne ; ses vues étaient toutes personnelles et égoïstes. Donner d’abord au peuple français autant de liberté qu’il en pouvait supporter, et graduellement augmenter l’importance du citoyen à mesure que les factions auraient perdu de leur chaleur et que l’opinion publique aurait paru plus éclairée, n’était pas l’objet de sa politique ; il ne considérait pas combien de pouvoir on pouvait confier au peuple sans imprudence, mais cherchait à deviner de combien peu de pouvoir il se contenterait. La preuve qu’il avait la force nécessaire pour établir la liberté, c’est qu’il put empêcher les réactions.

Tandis qu’il était plongé dans ce problème, pour peu que l’Italie lui eût fait peur, elle était libre. Melzi ne vit pas qu’une nation n’a jamais que le degré de liberté auquel elle force.

Buonaparte, rassuré, leva le masque et marcha au despotisme ; il essayait en Italie les mesures qu’il voulait pratiquer en France[56].

Melzi vint pleurer la patrie dans la belle villa où j’écris ; il ne fallait plus qu’un instrument, et le comte Prina devint le Vasconcellos de son maître. Ce Piémontais fut un grand homme, plus grand que Colbert ; car, comme lui, il a exécuté presque tout ce qui s’est fait de grand sous un despote ; et cela, malgré les intrigues de la cour du vice-roi et tout le conseil d’État. Colbert est mort laissant d’immenses richesses : lorsqu’on eut tué Prina, le 21 avril 1814, on fut bien étonné de ne lui trouver pour trésor que les deux tiers des appointements qu’il avait reçus[57].

Mes jeunes officiers reprochent amèrement aux Français de ne pas leur avoir donné la liberté ; mais cela s’accordait-il avec les intérêts du maître ? Les États sont entre eux comme les particuliers : depuis quand voit-on un homme faire la fortune d’un autre à propos de botte ? Tout ce qu’on peut espérer de mieux, c’est que les intérêts s’accordent.

Quant à moi, je pense que Buonaparte n’avait nul talent politique ; il eût donné des constitutions libérales, non-seulement à l’Italie, mais partout, et mis des rois illégitimes comme lui, mais pris dans les familles régnantes. À la longue, les peuples l’auraient adoré pour ce grand bienfait. En attendant qu’ils le comprissent, leur force se serait usée à arracher une liberté complète et non à envahir la France[58].

Le prince Eugène, si aimable dans le salon de la Malmaison, fut petit sur le trône d’Italie. Il dit une fois à son quartier général, sur l’Isonzo, qu’il se moquait des poignards italiens : ce propos n’était que la plus grande sottise possible. D’abord il n’y avait pas de poignards ; un seul Français a été assassiné depuis 1800 ; et en second lieu, quand ils auraient hérissé toutes les mains, depuis quand gouverne-t-on un peuple en l’insultant ? Ce prince aimable, galant avec les dames, de la plus belle bravoure et quelquefois général, avait si peu de racines dans l’opinion, que, depuis la chute de sa maison, il est venu passer trois jours à Milan. Il y fait autant d’effet qu’un lord anglais qui traverse la ville pour aller à Rome.

Il était dans son caractère d’être toujours mené ; deux ou trois aides de camp avaient cet honneur, et ces messieurs étaient Français. Ce qu’il y a d’heureux, c’est que ces Français si odieux n’aient jamais rien fait de bas ni de déshonorant.

Après la bataille de Leipsick, un homme de génie pouvait préparer en Italie les éléments d’un trône ; après l’abdication de Fontainebleau, il pouvait y monter ; mais

il fallait ouvrir le parapluie et parler constitution : les meneurs du vice-roi étaient même au-dessous de cette idée. Pour lui, il ne fut que chevalier français, le plus brave et le plus loyal des hommes ; il avait offert à son bienfaiteur l’armée d’Italie, que celui-ci eut l’aveuglement de refuser (février 1814).

Après l’abdication, le vice-roi songea enfin à la couronne. Il s’imagina qu’elle était entre les mains des sénateurs de Milan, et envoya un homme à lui acheter chez Manin, le premier bijoutier de la ville, quarante-deux tabatières de vingt-cinq louis chacune, pour corrompre les quarante-deux sénateurs. Cette manœuvre adroite fut sue dans Milan un quart d’heure après, et… Ici, mon copiste me regarde en riant : Monsieur, le temps présent est l’arche du Seigneur[59].

Le hasard ayant interrompu en 1814 la marche de ce jeune peuple, que va devenir le feu sacré du génie et de la liberté ? S’éteindra-t-il ? et l’Italie se remettra-t-elle à faire des sonnets imprimés sur du satin rose pour les jours de noces ? Toutes mes pensées, tous mes regards ont été pour la solution de ce grand problème.

 

Il n’y a point eu d’émigration et presque pas d’acquéreurs de domaines nationaux. Là, comme parmi nous, la fusion des nobles avec la nation était à moitié faite en 1807. Ce fut Bonaparte qui leur apprit qu’ils étaient quelque chose de mieux que de grands propriétaires. Maintenant que la guerre est déclarée, elle ne peut finir que dans la chambre des pairs.

des arts

L’Italie peut être éloignée de la gloire et du bonheur par des moyens dont on ne peut que parler. Telle est l’âme de ce peuple, que, dès qu’il sera heureux, il produira des chefs-d’œuvre, et voilà pourquoi il est plus près de mon cœur que les Américains, par exemple, qui, depuis qu’ils sont heureux, ne produisent que des dollars.

Une cause peut éloigner les Italiens de la perfection, et empoisonner pour eux les bienfaits de la poudre à canon : c’est le pédantisme. Dans les arts de la pensée il faut étudier l’art, et sur-le-champ abandonner le maître et être soi-même. Les auteurs italiens, qui sont presque tous prêtres, veulent à toute force continuer le Dante et Virgile. Cela fait deux sectes de pédants, les pédants d’idées : Verri, Micali, etc. ; les pédants de style, Botta, Giordani, Rosmini, etc.

L’Italie reprochera toujours à son père de ne pas lui avoir donné une École polytechnique, où l’on n’eût admis que des jeunes gens nobles pour la plupart, et ayant douze cent francs de rente. On leur aurait enseigné Jérémie Bentham, Adam Smith, Say, Tracy, Cabanis, Malthus, Montesquieu ; on leur eût fait lire Corneille, Shakspeare, Molière, Schiller, Racine, Rousseau, Helvétius, Voltaire, Bossuet et les grands poëtes nationaux.

Croit-on que les républiques du Mexique et du Pérou vont s’amuser à se traîner lentement de préjugé en sottise, et de sottise en erreur moins grossière, sur tous les progrès de notre lente civilisation, où chaque vérité a été achetée par dix ans de travail de l’auteur, et ensuite par six mois de Bastille ?

Non ; leurs écoles se transporteront sur-le-champ à la frontière de la science. Pourquoi apprendre la physique dans Nollet si on peut la voir dans Biot ? Leur jeune énergie partira du point où la vieille Europe est arrivée haletante de fatigue et rendue. Or, voilà ce que les pédants italiens ne veulent pas ; ils prétendent qu’il ne faut rien apprendre que dans des auteurs nés en Italie et y habitant[60].

Montesquieu disait de la Henriade : Plus Voltaire est Virgile, moins il est Virgile. Le grand génie qui entraîne les Italiens dans l’erreur fut celui de tous les hommes qui l’abhorra le plus. Personne ne fut plus lui-même que le Dante ; mais comme Alfieri manquait un peu d’esprit, il n’a pas vu cela, et à sa suite se précipite toute la jeunesse italienne.

L’Italie, ne pouvant plus espérer cette École polytechnique qui aurait mis la noblesse du côté des idées libérales, il lui faut faire son éducation, mais la faire avec les gens les plus différents d’elle-même. Cela facilitera le moment du départ[61].

Elle est du Midi, il lui faut des maîtres du Nord ; elle est éminemment catholique, il lui faut des maîtres protestants ; elle a dans le sang trois siècles de despotisme, il lui faut des maîtres constitutionnels : tout cela lui indique l’Écosse et l’Angleterre. Les Français lui ressemblent trop ; elle ne doit prendre que les livres indispensables pour ne pas tomber dans la philosophie ridicule de la sympathie, qui donne pour base à nos volontés autre chose que le plaisir du moment. À cela près, le régime anglais est le seul sain pour les Italiens, parce qu’après avoir appris à exprimer leurs idées et à tirer des pensées des circonstances qui les entourent, dominés par les différences de climat et d’organisation, ils enverront un jour leurs maîtres à tous les diables[62] et oseront être eux-mêmes.

Or, c’est ce qui n’arrivera jamais tant qu’ils étudieront Horace et Virgile ; le Dante et Machiavel sont surtout dangereux. Ces hommes immortels ont vécu dans une république, et comme c’est tout ce qu’ambitionne l’Italie, les jeunes gens ne peuvent, sans une force d’originalité bien rare à vingt ans, renoncer à les imiter.

Une nation n’est heureuse que quand il n’y a plus d’autres intérêts contradictoires dans son sein que ceux nécessaires au maintien de la constitution. Elle n’est éclairée que quand il y a des millions de gens médiocres instruits suivant des méthodes judicieuses ; enfin elle n’a jamais que le degré de liberté que la fermeté de son caractère et ses lumières forcent à lui donner. L’Italie est plus près de la liberté, parce qu’elle est infiniment moins dupe de l’hypocrisie ; elle croit tous les hommes en pouvoir méchants et leur dit : Prouvez le contraire. Elle doit tendre à se donner rapidement des lumières. Pour cela, il faut commencer par souffrir la vérité. Tous les livres imprimés dans ce beau et malheureux pays, depuis l’an 1600, peuvent se réduire à dix volumes.

Voilà la triste vérité qu’il faut que les jeunes Italiens supportent : mais ils n’en sont pas encore à ce premier pas. Je crains bien que pendant cinquante ans encore ce mot n’excite que de la colère ; il est dur de se dire à vingt ans : « Tout ce que je sais m’a été enseigné par des gens qui avaient le plus pressant intérêt à me tromper. Il faut refaire toutes mes idées sur tout. »


Riva, 20 juillet. — Nouvelle conversation avec mes officiers italiens dans le bateau[63]. Milan l’emporte sur Bologne. Comme individus, les Bolonais l’emporteraient peut-être ; mais :

1o Milan est plus grande ville (130 mille âmes), et, partant, beaucoup plus de sottises y sont méprisées, et l’exemple des temps passés y a moins de force. Il y est déjà ridicule de parler de ses affaires d’intérêt.

2o Milan a été quatorze ans la capitale d’un vaste royaume ; on y a vu les grandes affaires de près et le jeu des passions. Pendant ce temps-là, Bologne était jalouse ; il est vrai que, dans cette mauvaise carrière, elle montrait de l’énergie. Elle se révoltait (1809).

3o Milan est près de la Suisse, qui fournit des livres à la haute société ; il y a un exemplaire du Morning-Chronicle qui coûte trois mille francs au moins au noble qui le fait venir. Il y a dix ans, on n’eût pas trouvé deux personnes qui lussent les journaux ; actuellement, on voit les domestiques qui vont les chercher au bureau les lire dans les rues.

L’éducation de quatorze ans (1800 à 1814), donnée par hasard sous un despote qui ne craignait au monde que l’éducation, y avait produit des héros. Qu’aurait-ce été de l’éducation donnée par un prince philosophe ? Tout ce qui est grand a des droits particuliers sur le cœur de ce peuple. Beaucoup plus méfiant que le Français il est meilleur juge de la grandeur dans ses princes. Un demi-siècle de l’ordre de choses qui l’a si rapidement élevé en quatorze ans n’aurait pas remué une autre nation. La Lombardie se regarde pour le degré de liberté publique comme une appendice de la France ; on y suit avec le plus vif intérêt les discussions de nos chambres.

La fièvre du mécontentement brûle ce pays-ci comme tous les autres ; cependant je les ai priés de considérer trois petites choses :

1o Dans tout le royaume d’Italie, depuis 1814, il n’y a eu que vingt-trois personnes d’arrêtées ;

2o Il n’y a pas eu l’ombre d’une réaction, pas une goutte de sang. Le gouverneur Bellegarde jetait les dénonciations au feu ;

3o Ils ont pour gouverneur un homme d’esprit de l’école de Joseph II, c’est-à-dire nullement dupe des prêtres et des nobles. Un curé de Milan s’avise de faire faire des miracles par un jeune homme ; le gouverneur voyant le but des miracles, les envoie tous deux en prison. « Je pense bien, leur dit-il publiquement, que demain l’on vous trouvera en liberté ; ce petit miracle de plus ne vous coûtera rien et sera très-utile pour confondre les incrédules ; quant à moi, je m’engage à ne plus vous faire arrêter. »

Il est vrai que tous les deux mois quatre-vingt-cinq chariots chargés d’argent partent pour Vienne sous bonne escorte, et que la Lombardie ne jouit plus de l’espèce de constitution que lui avait donnée Marie-Thérèse.


Pliniana, 21 juillet. — Nous voulons revoir la Pliniana ; il y fait si frais ! La contessina A*** me parle des arts ; mon attention est tellement absorbée que si l’on m’eût demandé « Ou êtes-vous ? », je n’aurais su que répondre. — La femme qui a eu quatre amants, et qui a aimé passionnément, ne sait pas en France, parce que personne ne le lui a dit, qu’elle est tout près des arts, et qu’il faut jeter au feu, au plus vite, tous les traités pédantesques qu’impriment les gens de l’Académie. — Mais je prévois une objection invincible. Quelle est en France la femme qui a eu quatre amants ?

En France, défaut d’originalité par le despotisme du ridicule et d’une grande capitale. Ici, Brescia, qui est à vingt lieues de Milan, ne songe pas plus à imiter Milan que Philadelphie. Toutes les familles, toutes les aventures galantes, se connaissent d’une ville à l’autre ; mais pas la moindre trace d’imitation.


Monticello, 23 juillet. — De Como, nous allons à Lecco ; mauvais voyage ; le paysage ne signifie rien. Nous venons de Monticello ; vue admirable de la casa Cavaletti. Je n’ai jamais rien rencontré de semblable ; à l’horizon, on aperçoit le dôme de Milan, et plus loin, une ligne bleue dessinée dans le ciel par les montagnes de Parme et Bologne. On est sur une colline ; à droite, vue superbe, plaine fertile et rochers, deux ou trois lacs ; à gauche, autre vue magnifique, et qui, dans tous ses détails, est l’opposé de la première ; des collines, la Madonna di Montevecchio ; en avant, on a cette belle Lombardie avec tout le luxe de sa verdure et de ses richesses, un horizon sans bornes, et l’œil se perd à trente lieues de là, dans les brouillards de Venise : c’est la contre-partie de la vue de San Michele in Bosco. Dans ce ciel immense, on aperçoit souvent une noire tempête avec ses tonnerres mugissants dans un coin de cinq à six lieues, tandis que tout le reste est serein. On voit la tempête s’avancer, reculer, s’anéantir, ou en peu de minutes elle vous environne. L’eau tombe à torrents ; des tonnerres affreux ébranlent les édifices ; bientôt l’admirable pureté de l’air vient augmenter les plaisirs. Tout cela vient de nous arriver depuis deux heures ; maintenant, nous distinguons les fenêtres d’une maison à huit lieues d’ici. — Politesse noble du propriétaire, ancien écuyer du roi d’Italie. Nous sommes arrivés chez lui comme une bombe, comme des enfants qui s’approchent d’une image.

24 juillet. — Nous couchons à Monza. Mauvaise architecture du palais, jardin insignifiant. Nous allons à Varèse, petite ville, dont toutes les maisons se sont, depuis dix ans, transformées en palais.

Nous allons au Casino. — Politesse extrême des habitants de Varèse ; ils nous mènent à une Accademia que madame Grassini donne à ses compatriotes. Elle chante Ombra adorata, aspettami et le duetto Svenami des Horaces : on pleure et le cœur applaudit. Il y avait là les plus jolies femmes de Milan, entre autres madame Litta, née à Gênes, d’une famille alliée dans le treizième siècle à celle de B*** ; superbes figures des officiers italiens ; pâleur extrême, grands yeux noirs, moustaches et cheveux châtains, cravates noires, traits antiques, simplicité et bonhomie dans les manières dont on ne peut pas avoir même l’idée en France. Je vois qu’ils sont presque tous in servitu, mot du pays fort expressif. Chacun est avec sa maîtresse. — Je suis présenté à ce brave général Severoli qui a perdu une jambe contre cet indigne Murat, quand il attaquait son bienfaiteur ; je vois le général Bertoletti, si connu en Espagne ; Monti, le plus grand poëte d’Italie[64] ; le jeune Melzi, héritier d’un grand nom, et, dit-on, digne de son oncle.

Milan est la capitale de la littérature en Italie. Mais au dix-neuvième siècle, qu’est-ce qu’une littérature sans liberté ? On y imprime beaucoup de livres de médecine, et de temps en temps quelque traduction du français. On a osé y faire paraître, mais avec bon nombre de notes atténuantes, Tracy, Schlegel, Corinne, l’Allemagne. Il y a deux journaux littéraires ; cela est aussi amusant que le Magasin encyclopédique : les hommes sont très-supérieurs aux livres.

Le soir, nous montons à la Madonna del Monte ; ce sanctuaire doit avoir coûté bien des millions. J’écris ceci à l’auberge de Berinetti ; nous sommes fort bien. En montant, plusieurs ânes se sont abattus sur ces pavés glissants, et nos dames ont fait des chutes qui n’ont été que plaisantes : nous nous arrêtions à tout moment à quelqu’une des quinze ou vingt chapelles pour nous retourner et jouir de la vue. Ensemble magnifique ; au coucher du soleil, nous apercevions sept lacs. Croyez-moi, mon ami, on peut courir la France et l’Allemagne sans avoir de ces sensations-là. Parmi nous, il y a deux Français qui s’ennuient car personne n’écoute leur esprit ; un Anglais qui à tout moment tire son carnet et arrête les paysans pour avoir l’orthographe précise du nom de l’endroit ; cinq ou six officiers à demi-solde, silencieux, et cinq femmes dont deux au moins de la beauté la plus noble, la plus simple, la plus touchante. N’ayant pas le temps d’être amoureux d’aucune d’elles, je le suis de l’Italie. Je ne puis vaincre ma mélancolie de quitter ce pays. Je vois d’ici le lac Majeur sur les bords duquel m’attend ma calèche. — Partie charmante, parce que, à l’exception de nos gens aimables, nous sommes à notre aise ensemble.

Ce soir, Berinetti nous a dit qu’un des frères du couvent touche de l’orgue. Nous passons deux heures dans son église, nous lui indiquons quelques morceaux de Mozart. Voilà de ces sensations que j’allais chercher à Naples, et qui rendent muet pendant. huit jours.

25 juillet. — Nous pénétrons dans un couvent noble, situé sur ce rocher isolé. — Politesse de madame Staurenghi, l’abbesse, je crois. Les marches dans l’intérieur du couvent sont en marbre noir ; je remarque qu’elles sont presque entièrement usées par les souliers de corde de ces pauvres religieuses. Que de beaux yeux ont brillé en vain et perdu leur éclat dans cette pompeuse prison ! — Nous allons pêcher du pesce persico sur le lac de Varèse, de là à Palanza. Nous prenons une barque et nous voici aux îles Borromées.

À Palanza, sur le lac Majeur, je rencontre un exilé. Admirable modération de ses idées ; il est vingt fois moins exagéré que les gens du pays. — On devrait faire en France des lois qui considérassent le citoyen par la quantité d’impôt qu’il paye. Ainsi, tout homme payant mille francs, pourrait publier un pamphlet par an, sans être soumis à d’autre justice que celle du jury. En suivant cette idée, on pourrait parvenir à diminuer le nombre des procès ; on protégerait le citoyen contre sa propre colère. — On pourrait ne soumettre qu’au jury les journaux publiés en langue étrangère.


Îles borromées, 28 juillet. — Nous y sommes depuis deux jours, Je n’en puis rien dire : sinon qu’on m’y eût appris que je venais d’obtenir le plus beau grade, que je ne me serais pas seulement donné la peine d’ouvrir la lettre.

Nous allons voir le colosse de Saint-Charles, près d’Arona. Au retour, je prends une barque et je vais à Belgirate, à un quart d’heure des îles ; j’y trouve ma calèche, et je passe le Simplon comme un enfant.


Genève, 2 août. — À Genève j’ai été réveillé par les ridicules de la liberté. Est-ce qu’ils n’ont pas fait dire à M. Roum, un des membres célèbres du parlement d’Angleterre qui discutait dans les sociétés la liberté de la presse dont les journaux de France étaient pleins, qu’il ferait bien de se modérer ? Les termes de l’Avertisseur officiel étaient ce que j’ai vu de mieux depuis la déclaration de feu Tartufe.

3 août. — La pruderie des femmes est un article incroyable à force de ridicule et d’ennui. J’ai remarqué qu’elles disent exactement la même chose à chacun des étrangers qu’on leur présente. Être aimables pour elles, c’est répéter la formule d’amabilité que leur a montrée leur bonne : rien ne peut les faire sortir de ce cercle ; elles croiraient manquer à la vertu. Ainsi, vivacité, naturel, aperçus nouveaux, laisser-aller, qui font le charme de la société, tout cela est pétrifié à Genève. Je viens de m’apercevoir que c’est la caricature des Anglaises. Pour comble d’insipidité, la conversation est toujours guindée sur les grands sujets de liberté, d’amour, de bonheur domestique, de peinture des passions, etc., et là-dessus ces dames ont leur leçon faite et apprise par cœur, qu’elles vous débitent, toujours la même. Il faut voir la mine qu’on vous fait si vous vous avisez d’être naturel dans ces discussions interminables ? L’autre jour, pour avoir admis la possibilité de l’amour hors du mariage, à la soirée de la maison P., madame C*** qui m’avait présenté, m’a fait de gros yeux ; toutes les demoiselles ont rougi : j’ai vu que j’avais dit une sottise, que j’ai raccommodée de mon mieux, et assez mal. Or, comme on voit, la possibilité de l’amour hors du mariage est en effet une chose inouïe.

Il faut toujours discuter les grands intérêts de la vie et être toujours hypocrite dans la discussion. Là-dessus je dis : À la bonne heure se gêner à la cour où l’on gagne des titres ou du pouvoir ; mais se gêner à Genève !

Les femmes y sont belles ; mais cette incroyable pruderie dont personne, je crois, n’a parlé, se retrouve jusque dans l’air des visages : cela donne aux figures un fond de froideur et de désintérêt qui repousse la sympathie. Je prends pour bonnes toutes ces vertus de Genève ; c’est la ville où il y a le moins de maris trompés, et je ne voudrais pas pour tout l’or du monde être marié à Genève. Malgré mon horreur pour la vie morale de Naples, je la préférerais à celle de Genève ; il y a au moins du naturel.

4 août. — On vient de me raconter que le grand et le petit Conseil de la république s’étaient assemblés pour prendre en considération les malheurs qui pourraient trouver leur source dans le manque de subsistances. La question a été débattue séparément dans les deux Conseils, avec cet esprit de calme et de prudence et cette liberté de pensées qu’on trouve si rarement ailleurs que dans les républiques. Les magnifiques Conseils n’ont point dédaigné les lumières du siècle ; ils ont consulté un ouvrage justement célèbre (Malthus), qui a trouvé un digne traducteur dans le corps si respectable des professeurs de Genève. Ils ont surtout cherché à se garantir de cet esprit de légèreté qui a causé tant de malheurs chez une nation voisine[65]. Après trois semaines de délibérations assidues, le grand Conseil, considérant qu’il est urgent de pourvoir à la disette, a décrété qu’à compter de ce jour le spectacle serait fermé[66].

Considérant de plus que ce n’est pas tout faire que d’assurer l’arrivage des grains, mais qu’il faut encore donner à la classe ouvrière et malheureuse les moyens de s’en procurer à des prix qui ne soient pas au-dessus de ses moyens présumés, les Conseils ont décidé que le fastueux monument en brique élevé à la mémoire de J.-J. Rousseau dans la rue où il est né serait démoli sans délai ;

Que cette rue, nommée Jean-Jacques Rousseau pendant l’usurpation, reprendrait le nom ancien et si respectable de rue du Chevelu.

5 août. — Je voudrais bien savoir quel est le voyageur qui a dit le premier qu’il y avait de la liberté en Suisse. À Genève, à Berne, vous avez quatre cents surveillants dont chacun veut faire parade de son pouvoir. Si vous les choquez par la manière de mettre votre cravate, ils vous persécutent. Chose ridicule à dire. Je crois qu’on est plus libre à Paris (août 1817) : je ne dis pas en province. Nos philosophes ont assez déclamé contre cette ville de boue et de fumée. Quelle voix éloquente s’élèvera pour nous montrer que les grandes villes forcent l’homme et les gouvernements à plusieurs vertus[67] ? Dans les arts, le vrai beau ne peut naître que là. Je n’oublierai jamais la musique de Genève ; c’est un des spectacles les plus singuliers que m’ait donnés mon voyage : ces jeunes femmes posant leur tricot, s’approchent du piano, et se mettent à chanter les duos passionnés des grands maîtres !

6 août. — On me raconte qu’il y a eu, cet automne, sur les bords du lac la réunion la plus étonnante ; c’étaient les états généraux de l’opinion européenne. Pour que rien n’y manquât, on y a vu jusqu’à un roi, qui peut-être y a pris quelques leçons de savoir-vivre. Ai-je besoin de nommer le personnage étonnant qui était comme l’âme de cette grande assemblée ? À mes yeux, ce phénomène s’élève jusqu’à l’importance politique. Si cela durait quelques années, les décisions de toutes les académies de l’Europe pâliraient[68]. Je ne vois pas ce qu’elles ont à opposer à un salon où les Dumont, les Bonstetten, les Prévôt, les Pictet, les Romilly, les de Broglie, les Brougham, les de Brême, les Schlegel, les Byron discutent les plus grandes questions de la morale et des arts devant mesdames Necker-Saussure, de Broglie, de Staël.

Les auteurs écriraient pour être estimés dans le salon de Coppet. Voltaire n’a jamais eu rien de pareil. Il y avait sur les bords du lac six cents personnes des plus distinguées de l’Europe : l’esprit, les richesses, les plus grands titres, tout cela venait chercher le plaisir dans le salon de la femme illustre que la France pleure[69]. On osait plaisanter un grand prince.

8 août. — J’ai trouvé à Genève le même patriotisme d’antichambre qu’en Italie. À propos de leur lac, ils se fâchent dès qu’on veut le mettre à sa place ; c’est-à-dire fort au-dessous des lacs du Milanais, et même du lac de Thoun.


Lausanne, 10 août. — Je trouve plus d’idées nouvelles dans une page anglaise que dans un in-octavo français. Rien ne peut égaler mon amour pour leur littérature, si ce n’est mon éloignement pour leurs personnes. Si vous faites une prévenance à un Anglais, il en profite pour placer un signe de hauteur. Timides en société avec tout ce qui passe pour supérieur, ils sont presque insolents avec tout ce qui a l’air de céder. Il faut être juste ; il y a chez ces gens-là un principe de malheur ; ils tirent du venin des choses les plus indifférentes. Ce sont les plus insociables des hommes, et peut-être les plus malheureux. En Italie, l’affaire de Gênes a commencé à en dégoûter. Leur incroyable mesquinerie achève de les faire mépriser même des garcons d’auberge[70]. Si j’entre dans des détails bas, ce sont les couleurs du tableau. À Naples, ils se faisaient dire des sottises tout haut par les garçons du restaurateur Villa, en leur offrant gravement, après dîner, un sou ou deux. À Monza, ils se font, montrer la couronne de fer, ce qui exige un petit cérémonial et occupe deux gardiens pendant une demi-heure, ils donnent vingt-cinq centimes. Je viens de lire ce passage de ma lettre à quatre Anglais de l’High-life, en les priant d’attaquer la véracité de mes assertions : ce qu’ils n’ont pu faire. Pour être considéré d’un Anglais, il faut jouer au plus froid. Lavater seul indique ce procédé ; on le lit sur leurs figures de bois. L’Anglais est comme le provincial en France ; ne jamais paraître intéressé par ce qu’on lui dit[71].

Toute ville au-dessous de cinquante mille âmes n’est pas digne de mon attention. Il faudrait y passer trois mois pour arriver jusqu’au vrai mérite, s’il y en a. Les habitudes repoussent le voyageur. La seule démarche désoccupée des gens d’une petite ville me conduit à la poste pour demander des chevaux. Ils n’ont pas de motif pour agir vite. Lausanne est la seule exception pour moi.

Le 20 août. — Avant de quitter tout à fait, du moins par mes souvenirs, la terre du génie pour m’enfoncer dans le sombre septentrion, il faut que j’écrive deux ensembles d’idées : 1o une étude faite d’après une bande de voleurs du pays de Naples ; 2o l’état du Parnasse musical italien. Je n’ai pas le temps d’écrire l’enterrement de la princesse Buoncompagni, à Rome, et mon étonnement mêlé d’horreur lorsque je trouvai à l’église des Apôtres cette jeune et superbe femme de dix-neuf ans, avec du rouge, couchée sur son catafalque, et entourée de sept à huit prêtres à moitié endormis, vers les minuit.

L’Église cherche tous les moyens d’augmenter l’horreur de la mort. Elle a réussi du moins pour moi. La mort, qui sur le champ de bataille ne m’avait jamais paru qu’une porte ouverte ou fermée, et qui, tant qu’elle n’est pas fermée, est ouverte, me poursuit d’une image horrible depuis que j’ai vu cette figure céleste avec son rouge. Que dirais-je de l’horreur du lendemain, lorsque à la nuit tombante je la vis portée dans les rues, étendue sur un lit de repos, et toujours la tête découverte ? Le jeune prince Buoncompagni l’avait épousée par amour, et la famille, qui ne l’avait pas voulu reconnaître, venait de pardonner depuis peu. Elle avait été longtemps réfugiée dans un couvent ; leurs amours furent. toujours malheureuses. C’est un des plus sombres souvenirs que je rapporte d’Italie.

 
parnasse musical d’italie en 1817

Mme Catalani, — MM. Galli, — Crivelli, — Tachinardi, — Veluti, le castrat, — Davide, le fils.

chanteurs bouffes

De Grecis, — Zamboni, — Paccini, — Bassi, — Casaciello, — Liparini, — Marcolini, — Giorgi.

ténors

Nozari, — Ronconi, — Donzelli, — Monelli, — Bonoldi, — Curioni, — Pasta, — Ambrogetti.

contr’alto

Mmes Grassini, — Gaforini, — Malanotti.

basses mezzo-carattere

Pellegrini, — Remorini.

vétérans

Pachiarotti, — Marchesi, — Grescentini, — Mme Billington.

cantatrices

Mmes Correa, — Festa, — Fabre, — Colbrand, — Chabrand, — Bassi (la comtesse), — Bassi (Eleonora), — Manfredini, — Belloc, — Pasta, — Crespi, — Bianchi, — Ester Monbelli, — Anna Monbelli, — Eiser, — Bonini, — Napollon, — Liparini, — Morandi, — Camporezi, — Paer, — Marcolini (Fedele).

Nota. — Les quartiers généraux des gens de théâtre sont Milan et Bologne. Une centaine de noms médiocres, que je ne transcris pas, ne trouvent d’emploi que dans le carnaval. L’admirable Crivelli et madame Camporesi sont à Londres. En 1817, l’Opéra de Londres a été aussi bon que celui de Paris est mauvais. L’Agnese, Don Juan et la Clemenza di Tito y ont été exécutés aussi bien qu’à Milan. Le charme a été si fort, que ce spectacle est devenu à la mode. La salle est une antique copie de celle de Milan. Chaque loge coûte deux cent cinquante guinées pour soixante-deux représentations, et le billet de parterre douze francs. L’orchestre est assez bon, les décorations presque aussi mauvaises que celles de France, les vêtements mesquins. On dit que l’année prochaine on fera venir un peintre de Milan, Fuentes ou Sanquirico. Pour la musique, Londres est plus sur la voie que Paris. Les Anglais n’ont pas de métalent. Ils ont un goût passionné pour entendre chanter ; mais ils aiment également le bon et le mauvais. Nous n’en sommes pas encore là en France.

compositeurs

Rossini, né à Pezzaro vers 1793 : Tancredi, l’Italiana in Algeri, il Turco in Italia, Otello, la Cova-cenere (Cendrillon), la Gazza ladra, etc., — Pavesi, — Zingarelli, — Fioravanti, — Mayer, — Winter, — Weigl, — Le chevalier Carafa, — Paccini fils, — Mosca, — Mosca (Joseph), — Generali, — Farinelli, — Nazolini, — Coccia, — Orlandi, — Gnecco, Piémontais, mort, avait plusieurs parties de l’homme de génie, — Paganini, violon génois, égal aux Français pour l’exécution, supérieur pour le feu et l’originalité.


Francfort-sur-le-Mein, 28 août. — Mon congé était originairement de quatre mois ; mais comme je n’ai rien à faire dans ma place, on l’a prolongé de deux mois et demi. Ainsi je savais bien que j’étais en retard ; mais j’espérais, parce qu’on espère quand on est heureux. Depuis huit jours le cœur serré par la laideur du Nord, je voyais les choses plus en noir. Ce matin, j’ai trouvé, en arrivant, des lettres des ministres : c’est tout ce qu’il y a de plus malheureux. Non-seulement les ministres sous les ordres desquels je suis paraissent irrités, mais le ministre qui m’aime paraît dégoûté de me protéger. Au milieu de tout cela, j’ai manqué une distinction à laquelle j’avais toutes sortes de droits, et qui seule depuis trois ans maintenait mon ambition vivante.

J’ai couru tout Francfort : ces petites maisons de bois avec le premier étage avancé de deux pieds sur la rue, ces animaux grossièrement sculptés en bois sur les boutiques, le gothique pauvre des édifices, le soleil voilé, tout me dit que les beaux jours de l’Italie sont finis pour moi. Au lieu de beaux-arts, je vais être condamné à entendre parler de nouveau de cet éternel traité de Westphalie. — Il faut l’avouer franchement, c’est un des moments les plus malheureux de ma vie. Il y a tous les détails ; par exemple, des collègues que je méprise ont obtenu les distinctions dont je suis plus éloigné que jamais. Ma réputation de mauvaise tête va être augmentée, et tout ce qu’il peut y avoir de bon en moi me sera compté comme faute ! Il faudra cent dîners, en bas de soie, avec des sots à rubans, et cinq cents parties de whist avec de vieilles femmes pour faire un peu oublier mon équipée ; et, pour comble de malheur, pas la moindre illusion, sentir que ces gens-là sont des sots, que dans dix ans on les méprisera tout haut, et cependant perdre ma vie avec eux : je suis très-malheureux[73]. — J’y ai réfléchi, je recommencerais mon voyage si c’était à refaire : non pas que j’aie rien gagné du côté de l’esprit ; c’est l’âme qui a gagné. La vieillesse morale est reculée pour moi de dix ans. J’ai senti la possibilité d’un nouveau bonheur. Tous les ressorts de mon âme ont été nourris et fortifiés ; je me sens rajeuni. Les gens secs ne peuvent plus rien sur moi ; je connais la terre où l’on respire cet air céleste dont ils nient l’existence ; je suis de fer pour eux.

fin du journal.
APPENDICE

Le comte Alfiéri, né à Asti en 1749, mort à Florence en 1803, a laissé vingt-deux tragédies :

Filippo, 1789 ; scène, le palais de Madrid.

Polinice, 1789 ; le palais royal de Thèbes.

Antigone, représentée à Rome, en 1782 ; le palais de Thèbes.

Virginie ; le Forum à Rome.

Agamemnon ; le palais d’Argos.

Oreste ; le palais d’Argos.

Rosmunda ; le palais des rois lombards, à Pavie.

Octavie ; le palais de Néron, à Rome.

Timoléon ; lieu de la scène, la maison de Timophane, à Corinthe.

Mérope : le palais de Mécène.

Marie Stuart ; le palais d’Édimbourg.

La Conjuration des Pazzi ; le palais du Gouvernement, à Florence.

Don Garcia ; le palais de Côme Ier, à Pise.

Saül : le camp des Israélites, à Gelhoë ; tragédie mêlée de musique.

Agis ; le Forum, et ensuite la prison publique de Sparte.

Sophonisbe ; le camp de Scipion, en Afrique.

L’Ancien Brutus ; le Forum.

Mirrha ; le palais de Cynire, à Chypre.

Brutus Second ; le temple de la Concorde et la curie de Pompée, à Rome.

Alceste Première ; traduite du grec.

Alceste Seconde.

Cléopâtre ; première tragédie de l’auteur retrouvée depuis sa mort.

Comme le grand Corneille, Alfiéri a fait l’examen de chacune de ses pièces. L’édition complète de ses œuvres a trente-neuf volumes in-8° ; à Padoue, chez Bettoni.

Je supplie que l’on ne juge pas de ces chefs-d’œuvre par la traduction française qu’on vend à Paris : c’est le perruquier du coin traduisant Tacite.

Je viens de passer la soirée avec une dou-Zaine d’enthousiastes du Dante, qui me l’ont gâté de toutes leurs petitesses. Ils voient tout dans le Dante, par exemple, une plus grande variété de caractères que dans Shakspeare. Ils criaient à tue-tête et tous ensemble. Ici, tout ce qui peut être quelque chose est imitateur du Dante. Jamais engouement ne fut moins absurde ; mais son style sublime encourage le défaut qui corrompt toute l’Italie : une misérable enflure vide de pensées.

On voit que la même cause de décadence règne à peu près également des deux côtés des Alpes. Chez nous, l’enflure tendre et niaise des souvenirs gothiques ; en Italie, l’enflure énergique et républicaine des souvenirs romains. On nous prêche les Rogations et leurs touchantes processions ; en Italie, c’est la honte d’être asservi par les barbares.

Au reste, mes Italiens m’ont fort bien prouvé que, comme style tragique, le Dante est souvent fort supérieur à Racine. — Quoi donc ! on aurait eu meilleur goût à Florence, en 1300, qu’à la cour de Louis XIV, en 1660 ? — Oui, par la simple raison que Florence était vertueuse et républicaine, et qu’il fallait être spirituellement bas à la cour du grand roi[74].

— Chose évidente pour moi, les êtres qui sentent la musique sont séparés, par l’immensité, de nos littérateurs élèves de l’Université de Paris.

*

Plus un Français est aimable, moins il sent les arts.

*

— Manque de chaleur et affectation, voilà ce qu’on trouve en musique dès qu’on quitte l’Italie.

LE SOLDAT ITALIEN
ÉTUDE

Je remarquai près d’Osimo un homme couvert de haillons, mais d’une taille magnifique, qui travaillait dans un champ. La fierté et la force de ses mouvements annonçaient un militaire. En effet, c’est un sergent de grenadiers du huitième d’infanterie, presque tout composé de Romains. Il était élève en sculpture ; il déserta, fut pris, et allait être condamné au boulet, lorsqu’il fut sauvé par l’intendant de la couronne, à Rome, un des hommes les plus faits pour faire chérir le nom français. Je passe cinq heures avec mon grenadier ; je voulais voir l’intérieur de ces cerveaux italiens qui ont connu la gloire, quoique fils de la superstition. Il me montre, dans sa chaumière, son uniforme entier ; il met du blanc sur sa buffleterie tous les dimanches. Plutôt que d’user la moindre partie de son uniforme, il aime mieux paraître couvert de haillons, et les jambes nues et brûlées du soleil, comme tous les paysans italiens. J’acquiers sa confiance en me supposant à toutes les batailles où il s’est trouvé. — Le courage français est une transformation de la vanité. Ce motif n’existant pas en Italie, il est remplacé en grande partie par la colère ; et, après le combat, ils viennent souvent jusqu’au milieu de leurs officiers égorger les prisonniers. Les blâmerai-je ? non ; je vois seulement qu’ils n’ont eu ni Louis XIV, ni chevalerie. Du reste, un revers les irrite au lieu de les décourager. — J’ai occasion de présenter à mon grenadier un Anglais de ma connaissance. Je vois bien distinctement que le sentiment des Anglais, à notre égard, est la jalousie de l’infériorité qui se connaît. Ils méprisent souverainement les Allemands, les Italiens, les Espagnols. Au contraire, les moindres détails sur la France leur sont précieux, et ils blâment avec hypocrisie et rage concentrée les mêmes choses qu’ils portent aux nues un instant après, lorsqu’elles sont présentées en thèse générale. Mon Anglais, par exemple, accablait les Italiens du plus outrageant mépris, parce qu’au moral ce sont les fils de la France. Il parle de leur superstition. « Ignorez-vous, monsieur, qu’à Londres il paraît vingt ouvrages de théologie par semaine ? C’est plus que dans toute l’Italie. » L’Italie a les yeux sur la France, et il sera bien difficile de l’empêcher de régler ses mouvements sur ceux de cet heureux pays. Mon soldat me fait les questions les plus détaillées sur nos généraux.

LA SOCIÉTÉ, À ROME

J’ai passé la soirée du jeudi avec le comte N***. C’est un homme très-pieux et d’infiniment d’esprit. Il me dit qu’il n’a plus retrouvé la Rome de sa jeunesse.

Il paraît que sous Pie VI, qui, à la cruauté près[75], a été le Louis XIV de ce pays-ci, on s’amusait beaucoup. La conversazione de la princesse Santa Croce, connue à Paris par ses diamants, et celle de notre aimable cardinal de Bernis étaient des centres d’activité. Les Romains sont bien loin de cet heureux temps.

La société est une fleur de plaisir qui ne peut naître que lorsque l’eau de la source troublée par la tempête des révolutions, a déposé le limon de l’esprit de parti et repris peu à peu sa première transparence. Le pape a hérité de l’excellente armée de Napoléon. Les officiers, fiers des grandes choses qu’ils ont vues, n’ont plus ce respect servile pour le moindre monsignore. Les princesses romaines préfèrent un colonel à un cardinal. Les sarcasmes des philosophes donnent des mœurs à ceux-ci. Leurs maîtresses ne sont plus citées dans la Gazette à la main[76]. Le peuple n’a plus cette aveugle soumission, parce qu’il n’y a plus de faste.

Deux mauvais chevaux attelés à un carrosse à train rouge, voilà le luxe d’un cardinal[77] ; autrefois leurs maisons effaçaient celles des princes.

Le cardinal N*** m’a invité à une cérémonie qui m’a fort amusé. Le jeune prince Rus*** âgé de vingt-deux ans, ancien aide de camp de Joachim, a été touché de la grâce, s’est fait prêtre, et j’ai assisté à sa première messe, après laquelle son père et sa mère ont été admis à l’honneur de lui baiser la main. Cette affaire a étonné. La révolution des mœurs dure encore à Rome ; on ne sait pas trop ce qu’on fera[78]. En attendant, la défiance ferme toutes les maisons, et il y a moins de société, infiniment moins qu’à Padoue. Sans les jolis bals de milady *** les étrangers auraient été réduits à faire des wisth entre eux. Le banquier Torlonia, duc de Bracciano, a bien donné quelques fêtes ; mais l’escompte des billets de banque a paru cher à plusieurs Anglais, et rien ne ressemblait moins aux conversazioni du cardinal de Bernis. Dans la bourgeoisie, certains espions volontaires glacent tout. Il y a un cabinet littéraire chez l’imprimeur Cracas, au Cours. C’est là que nous nous donnions rendez-vous. Mais nos amis romains, quoique brûlant de lire la Gazette de Lugano et le Constitutionnel, n’osaient s’y hasarder. Le gouvernement approuve cet établissement : on dit même qu’il l’a conseillé ; mais certaines gens qu’on m’a fait voir s’y rendent assidûment et prennent des notes sur les personnes qui viennent, pour les dénoncer dans un meilleur temps. J’ai vu un Romain se faire apporter les gazettes le soir ; son domestique allait les prendre dans une rue écartée, et ce descendant des Fabius mettait le plus grand soin à ce qu’on ne découvrît pas son stratagème.

À Naples, il y a aussi un cabinet littéraire, Contrada San Giacomo ; mais l’abbé Taddei, qui fait la gazette du pays, et qui prouve trois fois par mois que nous sommes tous des Marat et des Robespierre, a été offensé, dit-on, des répliques du Journal des Débats, qu’il calomnie, et dont il obtient la suppression comme trop libéral, quatre fois la semaine.

Il est vrai que ledit abbé laisse venir la Gazette de Lausanne. Je n’ai pas besoin de dire quels livres j’ai vus chez les libraires, les Préparations à la mort y sont en abondance. Parmi les trois cent quarante mille habitants de Naples, il peut y avoir trente penseurs de la force de l’abbé Galiani, mais ils se rappellent la fin de Cirillo.


Je n’ai plus que deux idées. — J’allais supprimer plusieurs expressions dures envers l’Italie, lorsque je me suis souvenu du Misogallo et des injures que les journaux littéraires prodiguent à la nation des simio-tigres.


Dans cette petite brochure, tous les noms sont changés, les dates bouleversées, de manière à ne compromettre personne.


J’apprends que la belle manufacture de M. Taissaire, à Troyes, dont les métiers avaient été brisés, s’est relevée plus florissante que jamais, et donne maintenant du travail à plus de huit cents ouvriers. Ainsi, ce beau pays de France, respirant des folies du despotisme sous l’égide du plus sage des rois, fait des pas rapides dans la carrière du bonheur. La France étonne ses voisins ; elle va bientôt surpasser l’Angleterre en prospérité. Depuis trente ans nous avons gagné de la gloire et une constitution : l’Angleterre a gagné des dettes, et perdu son Habeas Corpus. Une seule des lois que nous devons à la fermeté de notre monarque, arrêterait la chute de l’Angleterre, qui se précipite rapidement vers l’abîme d’une révolution.

  1. La première édition de Rome, Naples et Florence a été publiée par Stendhal en 1817. À cette époque il n’avait fait qu’un seul voyage en Italie, et avait écrit son livre d’après les premières impressions reçues d’un séjour assez peu prolongé dans les principales villes de la Péninsule. Quand depuis, en 1826, l’auteur entreprit de publier une seconde édition de son ouvrage, il avait résidé longtemps au delà des Alpes, et eut l’occasion de revenir sur sa première opinion : aussi cette seconde édition fut-elle pour ainsi dire un nouveau livre, dans lequel idées, jugements, observations, dates même, tout fut changé et remanié. On comprendra que nous ayons choisi pour modèle de notre texte cette seconde édition, beaucoup plus développée que la première et qui contient les idées définitives de Stendhal sur l’Italie ; Toutefols, comme nous avons remarqué dans l’édition de 1817 des passages importants qui ne se trouvent en aucune façon reproduits dans celle de 1826, nous avons cru ne pouvoir nous dispenser de faire figurer dans ce recueil des Œuvres complètes de Stendhal ces passages importants qui donneront au lecteur une idée des premières sensations éprouvées par l’auteur dans sa jeunesse. Ce sont ces fragments qui forment l’appendice du volume de Rome, Naples et Florence.
    On ne sera pas surpris, après ce que nous venons de dire, de trouver dans cet appendice des opinions peu conformes à celles exprimées dans le volume et une singulière discordance dans les dates. L’auteur avait sans doute voulu éviter qu’on pût fondre ensemble les deux éditions : c’est pour cela que, respectant sa pensée, nous avons, tout en reproduisant tous ses textes, fait de ces deux versions deux partios bien distinctes du même livre. (Note de Colomb.)
  2. Ici figuraient dans l’édition de 1817 les vingt pages reprises dans l’édition de 1826 et qu’on trouvera avec les additions apportées par l’auteur à sa troisième édition au tome I de la présente édition, depuis : « Berlin, J’ouvre la lettre », p. 7, jusqu’à : « Naples n’est plus la capitale de la musique… », p. 35. N. D. L. E.
  3. Ici figuraient dans l’édition de 1817 les quatre pages reprises dans l’édition de 1826 et qu’on trouvera au tome II de notre édition, depuis : « Je vole au théâtre », p. 101, jusqu’à : « Le caractère le plus rare dans un jeune Italien », p. 104. N. D. L. E.
  4. Ici figuraient dans l’édition de 1817 les quinze pages reprises dans l’édition de 1826 et qu’on trouvera au tome II de notre édition, depuis : « Je sors de la fameuse chapelle Sixtine… », p. 270, jusqu’à : « En France il n’est pas hypocrite », p. 285. N. D. L. E.
  5. Voir La Prima Sera dell’ Opera, comédie.
  6. Ils viennent de l’emporter, avril 1817.
  7. Villes de six mille âmes, en Lombardie.
  8. Ici figuraient dans l’édition de 1817 les dix pages reprises dans l’édition de 1826 et qu’on trouvera au tome II de notre édition, depuis : « Nous avons trouvé une vallée charmante », p. 150, jusqu’à : « Cette salle reconstruite… », p. 159. N. D. L. E.
  9. Ici figuraient dans l’édition de 1817 les trente-cinq lignes reprises dans l’édition de 1826 et qu’on trouvera au tome II de notre édition, depuis : « Je suis si content de la salle », p. 159, jusqu’à : « Le plafond, peint sur toile », p. 160. N. D. L. E.
  10. Ici figuraient dans l’édition de 1817 les trente-six lignes reprises dans l’édition de 1826 et qu’on trouvera au tome II de notre édition, depuis : « J’oubliais la terreur des femmes », p. 160, jusqu’à : « Je ne puis me lasser », p. 162. N. D. L. E.
  11. Ici figuraient dans l’édition de 1817 les cinquante pages reprises dans l’édition de 1826 et qu’on trouvera au tome II de notre édition, depuis : « Je ne puis me lasser de Saint-Charles », p. 162, jusqu’à : « Il y aurait trop à dire », p. 212.
  12. Plût au ciel que tous les usurpateurs eussent trouvé le même châtiment !
  13. Ici figuraient dans l’édition de 1817 les trente-cinq lignes reprises dans l’édition de 1826 et qu’on trouvera au tome II de notre édition, depuis : « À propos de vases étrusques », p. 252, jusqu’à : « Le hasard m’a conduit » p. 258. N. D. L. E.
  14. 3 vol. in-8°, Ponthieu, an VII (manuscrit volé).
    En 1856, M. R. Colomb a publié la première édition authentique de ces charmantes lettres, 2 vol. in-8°, (Note de Colomb, édit. de 1854.)
  15. Mercure du 15 juin 1817.
  16. Un homme pense avec Pope que the proper study of man is man kind ; il note les diverses dispositions morales des peuples. Souvent, à ses yeux, ces dispositions sont des symptômes de maladie morale. Accusera-t-on le médecin de partager les maladies qu’il observe ? Si le hasard lui fait rencontrer des jacobins, l’accusera-t-on de penser comme Marat, parce qu’il dit : « Là il y a des jacobins » ?
  17. Excepté les anciens historiens toscans : Istorie Pistolesi, Vie de Castruccio ; Ammirato, Cronica sianese, Cronica pisana ; les trois Villani, Capponi, Buoninsegni, Fiortifioca.
  18. Ed io gliei dico, che il verbo vagire
    Non è di Crusca ; uso îl Salvin vagito ;
    Ma ad ogni modo vagir non si può dire.

    Sat. I Pedanti.
  19. M. Botta, magistrat digne de la considération de l’Europe, et qui, après avoir régné, n’a pas mille écus de rente, écrit l’imbeccare et il dare la spogliazza pour predare.
    Il parle des ghiribizzatori che vanno girandolando arzigogoli per trar la pecunia dalla borsa del popolo.
    Il écrit conficcare et ribadire pour dire ostinazione, pecunia pour moneta, il moiniere pour il cortigiano, tamburini pour parlamentari, petizioni inflamative pour scritti sediziosi, il benvogliente pour benevolo, rinfuocolare pour inasprire, confortarsi cogli aglietti pour confortarsi conbaje, et enfin le parte deretane dell’isola pour le nord de l’île. À tout moment la pensée, qui veut être imposante, se revêt des mots les plus bas. Je crains que ce ridicule ne soit trop fort pour le dix-neuvième siècle. Je n’ai garde de parler des phrases de trente lignes ; M. Botta me répondrait qu’on voit bien que je suis étranger, et que les Italiens ont d’autres poumons que nous. Je dirais même à nos grands écrivains de France : Quoi de plus absurde que de vouloir innover dans une chose qui ne peut être que de convention !
  20. En voir l’extrait dans la Bibliothèque universelle. Exemple curieux de servilité ! cet auteur flatte les Médicis éteints depuis cent ans.
  21. On peut remarquer, en passant, l’avantage d’avoir un gouverneur homme d’esprit. On se rappelle ce que le livre de M. de Pradt contient sur l’Italie et l’Autriche. M. de Saurau n’a pas hésité à en permettre la vente et la traduction. On voit bien qu’il n’y a pas de justice en ce pays.
  22. EL DI D’INCŒU,
    vision.

    L’era ona noce di più indiavolaa
    Scur come in hocca al loff ; no se sentiva
    Una pedana.......
    ..........
    E’l pover merit che l’èminga Don
    Te me l’hann costringiuu là in don canton.

    Il y a plus de véritable poésie dans cet ouvrage que dans tout ce qu’on a publié en France depuis les Métamorphoses de M. Lemercier. Jamais satire contre un gouvernement ne fut plus sanglante, plus méritée, et l’on peut dire plus dangereuse. Comme ce poëme est aussi frappant par le pittoresque de la fiction (l’ombre de Prina apparaît à un bourgeois qui traverse le cimetière où il repose, et lui demande ce que Milan a gagné à l’avoir assassiné), que par le mordant des épigrammes, il s’en répandit deux mille copies en huit jours.

    « Si la police, disait-on, à quelque preuve contre le malheureux poëte, il ira pourrir, le reste de sa vie, dans un cachot de Mantoue. » L’auteur, qui est fort jeune, faisait le nigaud tant qu’il pouvait dans le monde. Il commençait à respirer, lorsqu’un beau jour on arrête deux de ses amis. Ils sont convaincus d’avoir distribué les premières copies de l’ouvrage, et vont être punis comme auteurs. Le gouverneur fait alors appeler le pauvre jeune homme, et lui fait sentir adroitement l’infamie dont il se couvre en laissant conduire ses amis en prison. Il n’hésite pas à tout avouer. « J’ai cru, disait-il devant moi, le jour même de l’événement, me jeter en prison pour le reste de ma vie : quelle a été ma surprise de voir Son Excellence me dire : « Monsieur, le gouvernement est moins méchant que vous ne le croyez ; vous aurez la ville pour prison : et je m’en vais moi-même demander votre grâce au conseil aulique. » Deux mois après, le jeune poëte est appelé de nouveau. Il fait ses arrangements, croyant ne plus rentrer chez lui. Il arrive tout pâle chez le gouverneur qui lui dit : « Sa Majesté pardonne à votre jeunesse, et vous invite à faire désormais un meilleur usage de vos talents. »

  23. Le ton de critique de la Motte, vieilli d’un siècle chez nous, serait à cinquante ans en avant de l’Italie. Les plaisanteries sur les mots âne, bête, et sur les idées d’argent, reviennent sans cesse. Voir les journaux littéraires et les pamphlets de 1816 et 1817. On vient de me faire acheter à Florence Genovesi, Vico, l’Uomo morale de Longano ; les Saggi politici de Mario Pagano, qui mourut pour ses opinions ; le Platone in Italia' de M. Cuoco, la Monarchia costituzionale d’un professeur de Milan. J’aurais été charmé de trouver cela bon.
    Il y a une douzaine de citations latines qui reviennent toujours : Quandoque bonus dormitat Homerus… Quousque tandem, etc., etc. Voici une phrase qu’on a voulu rendre piquante, comme Geoffroy, et qui est toute copiée des tournures d’esprit de la canaille florentine au quatorzième siècle :
    « El roda pure i chiavistelli, che i muccini hanno aperto gli occhi, ei cordovani sono rimasi in Levante, anzi non è piu tempo che Berta filava, e i paperi menavan l’oche abere. »
    Tout cela fait allusion à des idées qui avaient été mises en vogue par les romans du douzième siècle. On voit qu’il y a de l’érudition.
    Si on rassemble sur une même tablette les meilleurs ouvrages qui ont paru depuis 1770, en anglais, allemand, français et italien, on verra qu’avoir posé l’équation c’est l’avoir résolue. La littérature italienne est la plus niaise, et cependant :
    « La pianta uomo nasce piu robusta in Italia che in qualunque altra terra, gli stessi atroci delitti che vi si commettono ne sono una prova. » (Alfieri.)
    Je compte dans mon journal onze anecdotes de gens de la haute société qui, depuis cinq ou six ans, ont tué leur maîtresse et se sont ensuite donné la mort. Et l’Italie n’a pas un roman. Les Lettere di Jacopo Ortiz ne sont qu’une imitation de Werther, C’est dans la froide Écosse, et ce n’est pas dans la belle Lombardie, que paraissent Waverley et les Tales of my Landlord.
  24. Ordonnance de Léopold, grand-duc de Toscane. Voir cette mesure préconisée dans les Influenze morale de Schedone. on Jugera du degré de niaiserie où est tombée la littérature italienne.
  25. Monti, Verri, Botta.
  26. Ce mot vaut mieux que de les appeler des poëmes.
  27. Mangiar, bere e lasciar fare.

    On passe ces scènes à Paris, où d’ailleurs ce pauvre opéra est gâté de toutes les manières. En 1816 il était donné à Milan avec une pompe orientale. Il fallait voir Galli dans le rôle du bey, Paccini caïmacan et la Marcolini dans l’Italiana.

  28. Procès de mademoiselle Aniche, de Bordeaux, contre le Mercure (juin 1817).
  29. Recueil du P. Ceva, p. 264. Manfredi.
  30. La plus respectueuse des quatre manières d’adresser la parole en italien : Tu, voi, lei, et à Florence : ella.
  31. Cela n’est pas exact : ce sont les houzards de la liberté ; ils sont tous les jours au feu, il faut bien qu’ils reculent quelquefois.
  32. 1789.
  33. Voir à l’appendice la liste des tragédies d’Alfieri.
  34. Historique.
  35. Aus meinem Leben, 1816, tome IV.
  36. Les abus qu’on est forcé de rappeler, pour être peintre fidèle, n’existent plus, sans doute, mais leurs conséquences subsistent encore dans les mœurs pour un siècle.
  37. Voir la Journée d’un fashionable dans l’Angleterre et les Anglais de M. Dickinson, tome II.
  38. M. le comte de Broglie.
  39. Correspondance du duc de Nivernois en 1763.
  40. Sous Louis XVI, en 1781, le contrôleur général des finances Joly de Fleury définit le peuple français : un peuple serf, corvéable et taillable à merci et miséricorde.
  41. Rulhières Makintosch, Histoire du dix-huitième siècle.
  42. Le peu d’agrément de notre société explique notre amour pour les déplacements.
  43. Comme, de dix pages qu’on lit en 1817, ailleurs qu’en France, cinq sont composées par des écrivains vendus, trois par des gens qui aspirent aux places ou aux croix, et près de deux par des gens qui ont des ménagements à garder, les curieux doivent rechercher tous les écrits d’opposition, même ceux que leur exagération condamnerait à l’oubli si les délits de la presse étaient soumis au jury. Il fallait toutes ces phrases pour que je pusse conseiller le livre de M. Gorani sur l’Italie, 8 vol., 1798. À Londres, tous les jeudis, il y a conseil d’avocats chez M. Murray, pour savoir ce qu’on peut imprimer.
  44. On peut dire que le gouvernement ne passe dans les mœurs qu’au bout de cent ans. Boston sent encore les effets du hideux esprit de secte. Ce fut la première législation de l’Amérique.
  45. Le tiers de la nation anglaise est à l’aumône : cela compense la liberté de la presse.
  46. Quoique ces détails soient exacts, je ne les aurais pas rappelés si je n’avais encore un peu d’humeur des grosses sottises que nous a dites un de ces grands hommes d’Allemagne dont le nom ne peut pas passer le Rhin, l’auteur du Mercure de Coblentz.
  47. Voir le Mercure du Rhin.
  48. Je ne sais pourquoi Buonaparte voulait écraser les nobles de Venise, qui sont les meilleurs gens du monde, et faisait tant d’avances aux Piémontais, qui se moquaient de lui. Il avait si peu lu, que je parie qu’il était trompé par ce mot de république. Les nobles de Venise étant maîtres de l’État se faisaient grâce de l’impôt. Buonaparte eut l’idée de réclamer tout cet arriéré. Les Pisani se trouvèrent devoir une somme énorme, et on leur prit leur beau palais de Stra.
    On m’y présente à M. Brocchi, de Milan, le premier géologue de l’Italie. Pour connaître parfaitement le physique de ce singulier pays, il faut lire la Conchiliologia fossile de M. Brocchi, et le Voyage d’Arthur Young, si mal traduit.
  49. Galli, trente mille francs ; Donzelli, quinze ; Monelli, dix ; Remorini, douze ; Pacini, dix ; la Fabre, seize ; la Marcolini (fedele), douze. Voilà pour cent cinq mille francs une troupe telle qu’il n’en exista jamais en France. En veut-on une autre ? Davide le fils, vingt mille francs ; le castrat Velutti, vingt-cinq ; Pellegrini, quinze ; de Grecis, quinze ; les Monbelli, vingt-cinq : nous ne sommes qu’à cent mille francs.
  50. Milady Morgan, qui, du reste, a si bien vu la France, jugeant le Tartufe et mademoiselle Mars.
  51. Cléopâtre.
  52. Il est ignoble de prendre cet argent ; on en fait un hôpital, qui, par son nom, perpétue la vengeance.
  53. Par les profusions de Pitt, qui, en 1794, sauvèrent l’aristocratie, tout Anglais qui n’a pas cent louis de rente est condamné, par sa naissance, au plus inévitable malheur. La faim, qui moissonne les ouvriers de Birmingham, en 1817, nous venge des horreurs de Commune-affranchie. (Voir les discours de M. Brougham.) Si les nations réfléchissaient, elles feraient banqueroute au plus vite, et déclareraient que les dettes contractées par un prince ne sont pas obligatoires pour son successeur.
  54. Après la chute de ce grand peuple inconnu dont nous ne savons outre chose, sinon qu’il exista, l’Étrurie, la première, cultiva les arts et la sagesse ; l’Italie a de plus l’âge d’Auguste et le siècle de Léon X. La peinture, la musique, la sculpture ne peuvent peut-être exister que là. Un jour l’Amérique méridionale, après deux siècles de gouvernement représentatif, ayant le soleil, la liberté et les richesses, pourra rivaliser avec la terre du génie. Les cruautés de 1817 donnent de l’énergie aux Péruviens.
  55. Son combat à Varallo avec la légion de Rohan.
  56. L’histoire du royaume d’Italie, de 1794 à 1814, est le plus beau sujet des temps modernes : l’idéal s’y joint au positif.
  57. Le comte Maresacalchi m’a dit que toutes les pièces relatives aux assassins de Pirina se trouvaient, en 1817, dans les archives de la police de Milan. On sait leurs noms et leurs motifs.
  58. On sent que dans cette supposition il ne pouvait être question pour l’usurpateur du grand principe qui assure maintenant le bonheur des peuples : la légitimité. On parle de ce qu’il y avait de mieux à faire dans une position mauvaise en soi.
  59. À cette époque (avril 1814), le prince avait encore une très-bonne ligne militaire ; on vient de me répéter ces faits sur tous les tons. J’ai de nouveaux motifs pour ne point y croire. L’homme qui, après la retraite de Moscou, a fait la campagne de Magdebourg, et, avec une faible avant-garde, a arrêté le débordement des Russes et des Prussiens furieux, doit être supérieur au rôle politique qu’on lui fait jouer ici. Le vice-roi n’a jamais été parmi nous qu’un marquis français, disent mes officiers.
  60. Pallas quas condidit arces
    Ipsa colat ; nohis placeant ante omnia silvæ.

    On voit que ce principe du mauvais goût est dans Virgile,

  61. Terme de chimie.
  62. Voilà ce que j’appelle l’opération du départ.
  63. Il faut remettre toute idée claire sur l’histoire d’Italie, depuis vingt ans, au jour où les délits de la presse seront jugés par douze jurés ayant chacun trente mille livres de rente. Jusque-là, restons dans le vague. Voyez l’ouvrage de M. Benjamin Constant sur les jugements de 1817.
  64. Outre la Bassvilliana, on lui doit la meilleure traduction de l’Iliade qui existe et quatre volumes de beaux vers qui un jour seront bien étonnés de se trouver ensemble. Ce n’est pas par modestie que Virgile voulait, en mourant, qu’on brûlât son Énéide ; les plus beaux morceaux en étaient déjà connus. Quelle différence pour sa gloire si tout ce qu’il y a de faible manquait ! Pour bien écrire l’italien il faut commencer par savoir supérieurement le latin. Voilà deux idées que je dois à ma présentation à ce grand poëte. Il m’a paru avoir la haine la plus orthodoxe pour le genre romantique, et, quand il a été grand, il a été romantique. Il nous dit un sonnet sur les désastres de la campagne de 1813, où il rappelle l’idée de Judas, treizième apôtre. On voit que l’auteur a été élevé à Rome. Né dans un pays plus généreux, il eût quelquefois fait parler son âme.
  65. Ce sont les propres termes de la proclamation aux habitants de la partie du pays de Gex réunie à la république.
  66. Historique.
  67. Le style du mérite d’un homme suit la proportion du nombre d’habitants de sa ville. Un homme simple et grand comme Roum est perdu dans une ville de dix mille âmes. Un sot vernissé doit, au contraire, chercher une telle ville. Son habit répond pour lui.
  68. L’Académie française est une loi contre la liberté de la presse.
  69. Lorsqu’on ne peut éteindre une lumière, on s’en laisse éclairer.
  70. Si c’est un devoir d’être poli, il est niais de ménager les insolents. M. Scott, lord Blainey, le prêtre Eustace, ont dit sur les Français des choses plus fortes et qui ne sont pas fondées sur des faits. Eustace appelle le Musée du Louvre une écurie. Cela va bien aux gens qui ont placé leurs pauvres marbres d’Elgin sous un hangar.
  71. Ils font trop de mouvement pour avoir beaucoup d’esprit.
  72. Ici figuraient dans l’édition de 1817 les trois pages reprises dans l’édition de 1826 et qu’on trouvera au tome II de notre édition, depuis : « J’ajoute de mémoire », p. 243, jusqu’à : « Naples, 16 juin », p. 245. N. D. L. E.
  73. L’auteur, qui n’est plus Français depuis 1814, est à un service étranger.
  74. « Dieu m’a fait la grâce, madame, en quelque compagnie que je me sois trouvé, de ne jamais rougir de l’Évangile ni du Roi. » (Lettres de Racine à madame de Maintenon.) Comparez cela aux Mémoires de Caponi.
  75. Voyez Rulhière, Histoire de la révocation de l’édit de Nantes.
  76. Comme du temps de de Brosses et du cardinal Albani, 1740
  77. « Ce n’est pas parce que les Anglais payent de grands subsides qu’ils sont libres et riches, mais c’est parce qu’ils sont libres jusqu’à un certain point qu’ils sont riches, et c’est parce qu’ils sont riches qu’ils peuvent payer de grands subsides ; c’est parce qu’ils ne sont pas assez libres qu’ils en payent d’énormes ; et c’est parce qu’ils en payent d’énormes qu’ils ne seront bientôt plus ni libres ni riches. » (Commentaire sur l’Esprit des Lois de Montesquieu, p. 267 ; Liège, 1817.)
  78. Voir Rome en 1814, par M. Guinan-Laoureins, Bruxelles, 1816.