Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre XII

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 118-124).

LETTRE XII

Salzbourg, le 17 mai 1809.

Mon cher ami,


Assez longtemps nous avons suivi Haydn dans la carrière où il fut supérieur ; voyons maintenant ce qu’il a été dans la musique vocale. Nous avons de lui des messes, des opéras et des oratorios : ce sont trois genres.

Ce n’est guère que par conjectures que nous pouvons savoir ce que Haydn fut dans la musique théâtrale.

Les opéras qu’il composait pour le prince Esterhazy ne sortaient point des archives d’Eisenstadt, qui un jour brûlèrent entièrement, ainsi que la maison de Haydn. Il perdit la plus grande partie de ce qu’il avait composé dans ce genre. On n’a conservé que l’Armide, l’Orlando paladino, la Vera Costanza et lo Speziale, qui sont peut-être ce qu’il avait fait de moins bon.

Jomelli, arrivant à Padoue pour y écrire un opéra, s’aperçut que les chanteurs et cantatrices ne valaient rien, et de plus, n’avaient nulle envie de bien faire : « Ah ! canailles, leur dit-il, je ferai chanter l’orchestre ; l’opéra ira aux nues, et vous à tous les diables. »

La troupe du prince Esterhazy, sans être précisément comme celle de Padoue, n’était pas excellente ; d’ailleurs Haydn, retenu dans sa patrie par mille liens, n’en sortit que déjà vieux, et n’écrivit jamais pour des théâtres publics.

Ces considérations vous préparent, mon cher Louis, à l’aveu que j’ai à vous faire relativement à la musique dramatique de notre compositeur.

Il avait trouvé la musique instrumentale dans l’enfance ; la musique chantée était au contraire, quand il parut, dans toute sa gloire : Pergolèse, Leo, Scarlatti, Guglielmi, Piccini et vingt autres l’avaient portée à un point de perfection qui depuis n’a été atteint et quelquefois surpassé que par Cimarosa et Mozart. Haydn ne s’éleva point à la beauté des mélodies de ces hommes célèbres : il faut avouer que, dans ce genre, il a été surpassé et par ses contemporains Sacchini, Cimarosa, Zingarelli, Mozart, etc., et même par ses successeurs, Tarchi, Nazolini, Fioravanti, Farinelli, etc.

Vous qui aimez à chercher dans l’âme des artistes les causes des qualités de leurs ouvrages, vous partagerez peut-être mon idée sur Haydn. On ne peut lui refuser sans doute une imagination vaste, pleine de vigueur, créatrice au suprême degré ; mais peut-être ne fut-il pas aussi bien partagé du côté de la sensibilité ; et sans ce malheur-là plus de chant, plus d’amour, plus de musique théâtrale. Cette hilarité naturelle, cette joie caractéristique dont je vous ai parlé, ne permirent jamais à une certaine tristesse tendre d’approcher de cette âme heureuse et calme. Or, pour faire comme pour entendre de la musique dramatique, il faut pouvoir dire, avec la belle Jessica :

I am never merry when I hear sweet music.

The Merchanf of Venice, acte V, sc. i.

Il faut être tendre et un peu triste pour trouver du plaisir même aux Cantatrice villane[1], ou aux Nemici generosi[2] ; c’est tout simple : si vous êtes gai, votre imagination n’a que faire d’être distraite des images qui l’occupent.

Autre raison. Pour dominer l’âme des spectateurs, l’imagination de Haydn a besoin d’agir en souveraine ; dès qu’elle est enchaînée à des paroles on ne la reconnaît plus : il semble que des scènes écrites la ramènent trop souvent aux choses de sentiment. Haydn aura donc toujours la première place parmi les peintres de paysages ; il sera le Claude Lorrain de la musique, mais il n’aura jamais au théâtre, c’est-à-dire dans la musique tout à fait de sentiment, la place de Raphaël.

Vous me direz que celui qui occupe cette place fut le plus gai des hommes. Sans doute Cimarosa était gai dans le monde : n’est-ce pas ce qu’on a de mieux à y faire ? Mais je serais bien fâché pour ma théorie, que l’amour ou la vengeance ne lui eussent jamais fait faire quelque bonne folie, ne l’eussent jamais mis dans quelque position bien ridicule. Un des plus aimables de ses successeurs ne vient-il pas de passer, au mois de janvier, une nuit tout entière dans le plus triste lieu du monde, attendant sans cesse que la plus gaie des cantatrices tînt la promesse qu’elle lui avait faite ?

Je parierais bien que la gaieté de Cimarosa n’était pas une gaieté de traits et d’épigrammes comme celle de Gentil-Bernard.

Vous voyez, mon ami, que la dévotion à mon saint ne m’entraîne pas trop loin : je mets les faiseurs de symphonies dans la classe des paysagistes, et les compositeurs d’opéras dans celle des peintres d’histoire. Deux ou trois fois seulement Haydn s’éleva à ce grand genre, et alors il fut Michel-Ange et Léonard de Vinci.

Consolons-nous, nous verrons son talent reparaître quand nous parlerons de sa musique d’église et de ses oratorios : dans ces derniers surtout, où le génie de Pindare trouve plus d’occasions de paraître que le génie dramatique, il fut de nouveau sublime, et étendit encore la gloire qu’il s’était acquise comme symphoniste.

Je m’aperçois qu’à force d’impartialité, je dis peut-être trop de mal de notre ami. Avez-vous entendu son Ariane abandonnée dans l’île de Naxos ? Toutes mes calomnies seront mises à leur place.

Il me semble que la musique diffère en cela de la peinture et des autres beaux-arts, que chez elle le plaisir physique, senti par le sens de l’ouïe, est plus dominant et plus de son essence que les jouissances intellectuelles. La base de la musique est ce plaisir physique ; et je croirais que notre oreille jouit encore plus que notre cœur en entendant madame Barilli chanter :

Voi che sapete
Che cosa è amor.

Mozart, Figaro.

Un bel accord enchante l’oreille, un son faux la déchire ; cependant aucune de ces deux choses ne dit rien d’intellectuel à l’âme, rien que nous pussions écrire si nous en étions requis. Seulement cela lui fait peine ou plaisir. Il paraît que, de tous nos organes, l’oreille est celui qui est le plus sensible aux secousses agréables ou déplaisantes. L’odorat et le tact sont aussi très-susceptibles de plaisir ou de peine, l’œil est le plus endurci de tous ; aussi il sent très-peu le plaisir physique. Montrez un beau tableau[3] à un sot, il n’éprouvera rien de très-agréable, parce que la jouissance que donne la vue d’un beau tableau vient presque toute de l’esprit. Il ne manquera pas de préférer une enseigné bien enluminée au Jésus-Christ appelant saint Mathieu, de Louis Carrache[4]. Faites entendre, au contraire, à votre sot un bel air bien chanté, il donnera peut-être quelques signes de plaisir, tandis qu’un air mal chanté lui fera quelque peine. Allez au Musée un dimanche, vous trouverez, à un certain point de la galerie, le passage intercepté par la foule rassemblée devant un tableau, et tous les dimanches devant le même. Vous croyez que c’est un chef-d’œuvre, pas du tout ! c’est une croûte de l’école allemande, représentant le Jugement dernier. Le peuple aime à voir la grimace des damnés. Suivez le soir ce peuple au spectacle gratis, vous le verrez applaudir avec transport aux airs chantés par madame Branchu, tandis que le matin les tableaux de Paul Véronèse ne lui disaient rien.

Je conclurais de tout ceci que si en musique on sacrifie à quelque autre vue le plaisir physique qu’elle doit nous donner avant tout, ce qu’on entend n’est plus de la musique ; c’est un bruit qui vient offenser notre oreille sous prétexte d’émouvoir notre âme. C’est pour cela, je crois, que je n’assiste pas sans peine à tout un opéra de Gluck. Adieu.

  1. Chef-d’œuvre de Fioravanti, très goûté à Paris.
  2. Opéra très comique de l’excellent Cimarosa.
  3. Le Mariage de sainte Catherine, du Corrége, n° 896.
  4. Musée, n° 878.