Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre XIII

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 125-133).

LETTRE XIII

Salzbourg, 18 mai 1809.


La mélodie, c’est-à-dire cette succession agréable de tons analogues qui émeuvent doucement l’oreille, sans jamais lui déplaire ; la mélodie, par exemple l’air

Signora contessina[1].

chanté par madame Barilli dans le Matrimonio segreto, est le moyen principal de produire ce plaisir physique. L’harmonie vient ensuite. C’est le chant qui est le charme de la musique, disait sans cesse Haydn. C’est aussi ce qu’il y a de plus difficile à faire. Il ne faut que de l’étude et de la patience pour produire des accords agréables ; mais trouver un beau chant est l’œuvre du génie. J’ai souvent pensé que s’il y avait une académie de musiciens en France, il y aurait un moyen bien simple de leur faire faire leurs preuves ; ce serait de les prier d’envoyer à l’académie dix lignes de musique, sans plus.

Mozart écrirait :

Voi che sapete.

Cimarosa :

Da che il caso è disperato.

Matrimonio.

Paisiello :

Quelli là.

La Molinara.

Mais qu’écriraient M…, et M…, et M… ?

En effet, un beau chant n’a pas besoin d’ornements ni d’accessoires pour donner du plaisir. Voulez-vous voir si un chant est beau, dépouillez-le de ses accompagnements. On peut dire d’une belle mélodie ce qu’Aristenette disait de son amie :

Induitur, formosa est ; exuitur, ipsa forma est.
Vêtue, elle est belle ; nue, c’est la beauté elle-même.

Quant à la musique de Gluck, que vous me citez, César dit à un poëte qui lui récitait des vers : « Tu chantes trop pour un homme qui lit, et tu lis trop pour un homme qui chante. » Quelquefois cependant Gluck a su parler au cœur, ou avec des chants délicats et tendres, comme dans les gémissements des nymphes de Thessalie sur la tombe d’Admète[2], ou par des notes fortes et vibrées, comme dans la scène d’Orphée avec les Furies.

Il en est de la musique dans une pièce comme de l’amour dans un cœur : s’il n’y règne pas en despote, si tout ne lui a pas été sacrifié, ce n’est pas de l’amour.

Cela posé, comment trouver un beau chant ? Justement par la méthode que Corneille employa pour trouver le Qu’il mourût. Deux cents la Harpe peuvent faire des tragédies raisonnables, ce sont les musiciens grands harmonistes qui remplissent l’Allemagne. Leur musique est correcte, elle est savante, elle est bien travaillée ; elle n’a qu’un seul défaut, c’est qu’on y bâille.

Je croirais que, pour faire un Corneille en musique, il faut que le hasard réunisse à une âme passionnée une oreille très sensible. Il faut que ces deux genres de sensations soient liés de manière que, dans ses moments les plus tristes, lorsqu’il croit sa maîtresse infidèle, le jeune Sacchini soit un peu consolé par quelques notes qu’il entend chanter à demi-voix par un passant. Or, jusqu’ici, de telles âmes ne sont guère nées que dans les environs du Vésuve. Pourquoi ? Je n’en sais rien ; mais voyez la liste des grands musiciens.

La musique des Allemands est trop altérée par la fréquence des modulations et la richesse des accords. Cette nation veut du savoir en tout, et aurait sans doute une meilleure musique, ou plutôt une musique plus italienne, si ses jeunes gens, un peu moins fidèles à la science aimaient un peu plus le plaisir. Promenez-vous dans Gœttingue, vous remarquerez de grands jeunes gens blonds un peu pédants, un peu mélancoliques, marchant par ressorts dans les rues, scrupuleusement exacts à leurs heures de travail, dominés par l’imagination, mais rarement très passionnés.

L’ancienne musique des Flamands n’était qu’un tissu d’accords dénué de pensées. Cette nation faisait sa musique comme ses tableaux : beaucoup de travail, beaucoup de patience, et rien de plus.

Les amateurs de toute l’Europe, à l’exception des Français, trouvent que la mélodie d’une nation voisine est irrégulière et sautillante, languissante à la fois et barbare, surtout très sujette à ennuyer. La mélodie des Anglais est trop uniforme, si toutefois ils en ont une. Il en est de même des Russes, et, chose étonnante, des Espagnols. Comment se figurer que ce pays favorisé du soleil, que la patrie du Cid et de ces guerriers troubadours qu’on trouvait encore dans les armées de Charles-Quint, n’ait pas produit des musiciens célèbres ? Cette brave nation, si capable de grandes choses, dont les romances respirent tant de sensibilité et de mélancolie, a deux ou trois chants différents, et puis c’est tout. On dirait que les Espagnols n’aiment pas la multiplicité des idées dans leurs affections ; une ou deux idées, mais profondes, mais constantes, mais indestructibles.

La musique des Orientaux n’est pas assez distincte, et ressemble plutôt à un gémissement continu qu’à un chant quelconque.

En Italie, un opéra est composé de chant et d’accompagnements ou de musique instrumentale ; celle-ci doit être la très humble servante de l’autre, et servir seulement à en augmenter l’effet ; quelque fois cependant la peinture de quelque grande révolution de la nature, donne à la musique instrumentale une occasion raisonnable de briller. Les instruments, ayant une échelle plus étendue que la voix de l’homme et une grande variété de sons, peuvent figurer des choses auxquelles la voix ne saurait atteindre : ils feront, par exemple, la peinture d’une tempête, celle d’une forêt troublée la nuit par les hurlements des bêtes féroces.

Dans l’opéra, les instruments peuvent donner de temps en temps ces touches énergiques, claires et caractéristiques qui raniment toute la composition ; par exemple, dans le Mariage secret, le trait de l’orchestre, dans le quatuor du premier acte, après ces mots :

Cosi un poco il suo orgoglio.

Haydn, accoutumé à se livrer à la fougue de son imagination, à manier l’orchestre comme Hercule se servait de sa massue, obligé de suivre les idées du poëte, et de modérer son luxe instrumental, se trouve comme un géant enchaîné : c’est de la musique bien faite ; mais plus de chaleur, plus de génie, plus de naturel ; cette originalité brillante a disparu, et, chose étonnante ! cet homme qui vante le chant à tout propos, qui revient sans cesse à ce précepte, ne met pas assez de chant dans ses ouvrages. Je crois entendre vos auteurs à la mode nous vanter, en style d’amphigouri, la belle simplicité des écrivains du siècle de Louis XIV.

Haydn avoue en quelque sorte sa médiocrité en ce genre. Il dit que s’il avait pu passer quelques années en Italie, entendre les voix délicieuses et étudier les maîtres de l’école de Naples, il aurait aussi bien fait dans l’opéra que dans la musique instrumentale ; c’est ce dont je doute : imagination et sensibilité sont deux choses. On peut faire le cinquième livre de l’Énéide, décrire des jeux funèbres avec une touche brillante et majestueuse, faire combattre Entelle et Darès, et ne savoir pas faire mourir Didon d’une manière vraisemblable et touchante. On ne voit pas les passions comme un coucher du soleil. Vingt fois par mois, à Naples, la nature présente de superbes couchers du soleil aux Claude Lorrain ; mais où Raphaël a-t-il pris l’expression de la Madonna alla seggiola ? Dans son cœur.

  1. Je parle si souvent du Matrimonio segreto, qui est le chef-d’œuvre de Cimarosa, et que je regarde comme très connu à Paris, que l’on me conseille de nicher dans quelque coin un petit extrait de la pièce pour les amateurs de musique qui n’habitent pas Paris.
    Geronimo, un marchand de Venise très riche et un peu sourd, avait deux filles, Caroline et Élisette. L’aimable Caroline venait de consentir à épouser secrètement Paolino, le premier commis de son père (a) ; mais celui-ci avait la manie de la noblesse, et ils étaient fort embarrassés pour lui déclarer leur mariage. Paolino, qui cherchait toutes les occasions de lui faire sa cour, avait arrangé celui d’Élisette, sa fille aînée avec le comte Robinson : Geronimo est charmé de s’allier à un homme titré, et de voir sa fille devenir comtesse (b). Le comte arrive, on le présente à la famille (c) : les grâces de Caroline lui font changer de dessein (d) ; il déclare à Paolino, l’amant de Caroline, qu’il va la demander pour épouse au lieu d’Élisette et que, pour faire consentir le vieux marchand à ce troc assez simple dans un mariage de convenance il se contentera d’une dot de cinquante mille écus au lieu de cent mille qui ont été promis (e). Élisette très piquée de la froideur du comte et qui le surprend baisant la main de Caroline, le dénonce à Fidalma, sœur du vieux marchand (f), qui, de son côté pense que sa grande fortune la rend un parti très sortable pour Paolino. Geronimo, qui est sourd n’entend pas bien la proposition du comte et les plaintes d’Élisette(g), et entre dans un accès de colère qui fait le finale du premier acte (h).
    Au second, dispute entre le comte et Geronimo : c’est le fameux duo Se fiato in corpo avete. Désespoir de Caroline qu’on veut mettre au couvent ; proposition de Fidalma à Paolino (i) ; jalousie de Caroline, air superbe chanté par elle et supprimé à Paris ; elle pardonne à Paolino, qui lui expose les mesures qu’il a prises pour leur secret départ ; c’est l’air à prétention de la pièce : Pria che spunti in ciel l’aurora.
    Le comte et Élisette se rencontrent en venant prendre des flambeaux au salon pour rentrer se coucher dans leurs appartements. Le comte lui déclare qu’il ne peut l’épouser (j). Il est près de minuit, la tremblante Caroline paraît avec son amant ; comme ils traversent le salon pour prendre la fuite, ils entendent encore quelque bruit dans la maison, et Paolino rentre avec sa femme dans la chambre de celle-ci. Élisette, que la jalousie tient éveillée, entend parler distinctement dans cette chambre, croit que c’est le comte, appelle son père (k) et sa tante, qui s’étaient déjà retirés chez eux. On frappe à la porte de Caroline ; elle en sort avec son amant : tout se découvre, et sur les instances du comte, qui chante au père le bel air Ascoltate un uom del mondo, et qui, pour obtenir la grâce de Caroline, consent à épouser Élisette, celui-ci pardonne aux amants.
    Cette pièce est originairement du fameux acteur Garrick. En anglais, le caractère de la sœur est atroce, et tout le drame est sombre et triste ; la pièce italienne est, au contraire, une jolie petite comédie, très bien coupée par la musique.
    (a) La pièce commence par deux duos pleins de tendresse, qui nous intéressent sur-le-champ aux amants, et qui font l’exposition. Cara ! Cara ! est le commencement du premier duo. Les premières paroles du second sont : Io li lascio, perche uniti.
    (b) Il chante ce bel air de basse-taille, le Orecchie spalancate, où se trouve la réunion singulière du ridicule le plus vrai et d’une onction touchante. On rit de Geronimo, mais on l’aime, et le sentiment de l’odieux est éloigné de l’âme du spectateur pour tout le reste de la pièce.
    (c) Il chante, en entrant, l’air Senza far cerimonie.
    (d) Il cor m’a ingannato ; et ensuite beau quatuor peignant les passions les plus profondes sans mélange de tristesse. C’est un des morceaux qui marquent le mieux la différence des routes suivies par Cimarosa et par Mozart. Qu’on se figure ce dernier traitant le sujet de ce quatuor.
    (e) Duo touchant que Paolino commence par cette belle phrase : Deh signor !
    (f) Air : Io voglio susurrar la casa e la città.
    (g) Air : Voi credete che gli sposi faccian come i sigisbei.
    (h) On ne trouve jamais, dans Mozart, de ces sortes de morceaux, chefs-d’œuvre de verve et de gaieté mais aussi un air tel que Dove sono i bei momenti, dans la bouche de Caroline, peindrait sa situation d’une manière plus touchante.
    (i) Air : Ma con un marito via megllo si stà.
    (j) Très-joli air de Farinelli : Signorina, io non v’ amo.
    (k) Air : Il conte sta chiuso con mia sorellina.
  2. M. Daniel Muller signale dans l’édition Champion la légère erreur de Stendhal : Admète ne meurt pas, dans Alceste. N. D. L. E.