Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre XVII
LETTRE XVII
Mon cher Louis,
l me restait à vous parler de la Création.
C’est le plus grand ouvrage
de notre compositeur ; c’est le
poëme épique de la musique. Vous saurez
que j’ai fait confidence des épîtres
que je vous écris à une de mes amies de
Vienne, réfugiée dans ces montagnes,
ainsi que plusieurs des premières familles
de cette malheureuse ville. Le secrétaire
de cette amie transcrit mes lettres, et
m’évite ainsi le plus grand des ennuis,
selon moi, qui est de revenir deux fois
sur les mêmes idées. Je lui disais que je
serais obligé de sauter à pieds joints la
Création, que je n’ai entendue qu’une
ou deux fois : « Eh bien ! m’a-t-elle répondu,
c’est moi qui ferai cette lettre à votre
ami de Paris. » Comme je lui faisais quelques
petites objections de politesse : « Me
croyez-vous donc incapable d’écrire à un aimable Parisien qui vous aime, vous
et la musique ? Allez, monsieur, vous
corrigerez tout au plus dans ma lettre
quelques fautes de langue ; mais tâchez
de ne pas trop gâter mes idées, voilà tout
ce que je vous demande. »
Comme vous voyez, ce préambule est une trahison. Ne manquez pas de me répondre à l’occasion de la lettre sur la Création, et surtout critiquez impitoyablement : dites-moi que mon style est efféminé, que je me perds dans de petites idées, que je vois des effets qui n’ont jamais existé que dans ma tête : surtout répondez promptement, pour éviter toute idée d’accord entre nous. Vos critiques nous vaudront ici des accès de vivacité charmants.