Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre XXII

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 241-250).

LETTRE XXII

De Vienne, le 22 août 1809.


De retour dans la capitale de l’Autriche, j’ai à vous apprendre, mon cher ami, que la larve de Haydn nous a aussi quittés. Ce grand homme n’existe plus que dans notre mémoire. Je vous ai dit souvent qu’il s’était extrêmement affaibli avant d’entrer dans la soixante-dix-huitième année de sa vie, qui en a été la dernière. Il s’approchait de son piano, les vertiges paraissaient, et ses mains quittaient les touches pour prendre le rosaire, dernière consolation.

La guerre vint à s’allumer entre l’Autriche et la France. Cette nouvelle ranima Haydn, et vint user le reste de ses forces.

À chaque instant, il demandait des nouvelles, il allait à son piano, et avec le filet de voix qui lui restait, il chantait :

Dieu, sauvez François !

Les armées françaises firent des pas de géant. Enfin parvenues à Schœnbrunn, à une demi-lieue du petit jardin de Haydn, dans la nuit du 10 mai, elles tirèrent le lendemain matin quinze cents coups de canon à deux cents pas de chez lui, pour prendre cette Vienne, cette ville qu’il aimait tant. L’imagination du vieillard la voyait mise à feu et à sang. Quatre obus vinrent tomber tout près de sa maison. Ses deux domestiques, pleins de frayeur, accourent auprès de lui ; le vieillard se ranime, se lève de son fauteuil, et, avec un geste altier, s’écrie : « Pourquoi cette terreur ? Sachez que là où est Haydn aucun désastre ne peut arriver. » Un frémissement convulsif l’empêche de continuer, et on le porte à son lit. Le 26 mai les forces diminuèrent sensiblement. Cependant, s’étant fait porter à son piano, il chanta trois fois, avec la voix la plus forte qu’il put,

Dieu, sauvez François !

Ce fut le chant du cygne. À son piano même, il tomba dans une espèce d’assoupissement, et il s’éteignit enfin le 31 mai au matin. Il avait soixante-dix-huit ans et deux mois.

Madame de Kurzbeck, au moment de l’occupation de Vienne, l’avait prié de permettre qu’on le transportât chez elle, dans l’intérieur de la ville ; il la remercia et souhaita ne pas quitter sa retraite chérie.

Haydn fut enterré à Gumpendorf, comme un petit particulier qu’il était. On dit cependant que le prince Esterhazy a le projet de lui faire ériger un tombeau.

Quelques semaines après sa mort on exécuta en son honneur, dans l’église des Écossais, le Requiem de Mozart. Je me hasardai à venir en ville pour cette cérémonie. J’y vis quelques généraux et quelques administrateurs de l’armée française. Ils avaient l’air touchés de la perte que les arts venaient de faire. Je reconnus l’accent de ma patrie. Je parlai à plusieurs, entre autres à un homme aimable qui portait, ce jour-là, l’uniforme de l’Institut de France, que je trouvai fort élégant[1].

La mémoire de Haydn reçut un hommage de même nature à Breslau et au Conservatoire de Paris ; on chanta à Paris un hymne de la composition de Cherubini. Les paroles sont assez plates, à l’ordinaire ; mais la musique est digne du grand homme qu’elle célèbre.

Toute sa vie, Haydn avait été très religieux. On peut même dire, sans vouloir faire le prédicateur, que son talent fut augmenté par la foi sincère qu’il avait aux vérités de la religion. Toutes ses partitions portent en tête les mots :

In nomine Domini,

Ou ceux-ci :

Soli Deo gloria ;

Et on lit à la fin de toutes :

Laus Deo.

Quand, au milieu de la composition, il sentait son imagination se refroidir, ou que quelque difficulté insurmontable l’arrêtait, il se levait du piano, prenait son rosaire et se mettait à le réciter. Il racontait que ce moyen n’avait jamais manqué de lui réussir. « Quand je travaillais à la Création, me disait-il, je me sentais si pénétré de religion, qu’avant de me mettre au piano, je priais Dieu avec confiance de me donner le talent nécessaire pour le louer dignement. »

Haydn a eu pour héritier un maréchal ferrant auquel il a laissé trente-huit mille florins en papier, soustraction faite de douze mille florins, légués par lui à ses deux fidèles domestiques. Ses manuscrits, vendus à l’encan, ont été achetés par le prince Esterhazy.

Le prince Lichtenstein voulut avoir l’ancien perroquet de notre compositeur. On racontait des merveilles de cet oiseau : quand il était moins vieux, il chantait, disait-on, et parlait plusieurs langues. On voulait qu’il fut élève de son maître. L’étonnement du maréchal héritier, quand il vit que le perroquet était payé quatorze cents florins, divertit toute l’assemblée assistant à la vente. Je ne sais qui a acheté sa montre. L’amiral Nelson, passant par Vienne, l’alla voir, lui demanda en cadeau une des plumes dont il se servait, et en échange le pria d’accepter la montre qu’il avait portée dans tant de combats.

Haydn avait fait son épitaphe :

Veni, scripsi, vixi.

Il ne laisse pas de postérité.

On peut considérer comme ses élèves Cherubini, Pleyel, Neukomm et Weigl[2].

Haydn eut la même faiblesse que le célèbre ministre autrichien prince de Kaunitz : il ne pouvait souffrir d’être peint en vieillard. En 1800, il gronda sérieusement un peintre qui l’avait représenté tel qu’il était alors, c’est-à-dire dans sa soixante-huitième année. « Si j’étais Haydn quand j’avais quarante ans, lui dit-il, pourquoi voulez-vous envoyer à la postérité un Haydn de soixante-huit ans ? Ni vous, ni moi, ne gagnons à cet échange. »

Telles furent la vie et la mort de cet homme célèbre.

Pourquoi tous les Français illustres dans les belles-lettres proprement dites, La Fontaine, Corneille, Molière, Racine, Bossuet, se donnèrent-ils rendez-vous vers l’an 1660 ?

Pourquoi tous les grands peintres parurent-ils vers l’an 1510 ? Pourquoi, depuis ces époques fortunées, la nature a-t-elle été si avare ? Grandes questions pour lesquelles le public adopte une réponse nouvelle tous les dix ans, parce qu’on n’en a jamais trouvé de satisfaisante.

Une chose sûre, c’est qu’après ces époques, il n’y a plus rien. Voltaire a mille mérites différents, Montesquieu nous enseigne avec tout le piquant possible la plus utile des sciences ; Buffon a parlé avec pompe de la nature. Rousseau, le plus grand d’eux tous en littérature, est le premier des Français pour la belle prose. Mais, comme littérateurs, c’est-à-dire comme gens donnant du plaisir avec des paroles imprimées, combien ces grands hommes ne sont-ils pas au-dessous de La Fontaine et de Corneille, par exemple !

Il en est de même en peinture, si vous exceptez l’irruption heureuse qui, un siècle après Raphaël et le Corrége, donna au monde le Guide, les Carrache et le Dominiquin.

La musique aura-t-elle le même sort ? Tout porte à le croire. Cimarosa, Mozart, Haydn viennent de nous quitter. Rien ne paraît pour nous consoler. Pourquoi ? me dira-t-on. Voici ma réponse : Les artistes d’aujourd’hui les imitent ; eux n’ont imité personne. Une fois qu’ils ont su le mécanisme de l’art, chacun d’eux a écrit ce qui faisait plaisir à son âme. Ils ont écrit pour eux et pour ceux qui étaient organisés comme eux.

Les Pergolèse et les Sacchini ont écrit sous la dictée des passions. Actuellement les artistes les plus distingués travaillent dans le genre amusant. Quoi de plus divertissant que les Cantatrici villane de Fioravanti ? Comparez-les au Matrimonio segreto. Le Matrimonio fait un plaisir extrême quand on est dans une certaine disposition ; les Cantatrici amusent toujours. Je prie qu’on se souvienne des spectacles qu’on donnait aux Tuileries en 1810. Tout le monde préférait les Cantatrici à tous les autres opéras italiens, parce que, pour être amusé par ces aimables habitantes de Frascati, il faut la moindre dose de sensibilité dont la musique puisse se contenter, et c’était précisément ce qu’on avait à leur offrir. Être en habit habillé, et au spectacle d’une cour toute remplie des anxiétés de l’ambition, est certainement la disposition la moins favorable à la musique.

Dans les arts, et, je crois, dans toutes les actions de l’homme qui admettent de l’originalité, ou l’on est soi-même, ou l’on n’est rien. Je suppose donc que les musiciens qui travaillent dans le genre amusant trouvent que ce genre est le meilleur de tous, et sont des gens sans véritable chaleur dans l’âme, sans passion. Or, que sont les arts sans véritable passion dans le cœur de l’artiste ?

Après la pureté angélique de Virgile, on eut à Rome l’esprit de Sénèque. Nous avons aussi nos Sénèques à Paris, qui, tout en vantant la belle simplicité et le naturel de Fénelon et du siècle de Louis XIV, s’en éloignent le plus possible par un style pointu et plein d’affectation. De même Sacchini et Cimarosa disparaissent des théâtres d’Italie, pour faire place à des compositeurs qui, brûlant de se distinguer, tombent dans la recherche, dans l’extravagance, dans la déraison, et cherchent plus à étonner qu’à toucher. La difficulté et l’ennui du concerto s’introduisent partout. Ce qu’il y a de pis, c’est que l’habitude des mets préparés avec toutes les épices de l’Inde rend insensible au parfum suave de la pêche.

On dit que les hommes qui, à Paris, veulent se conserver le goût pur en littérature, ne lisent, comme modèles, que les écrivains qui ont paru avant la fin du dix-septième siècle, et les quatre grands auteurs du siècle suivant ; ils voient les livres qui ont paru depuis et tous ceux qui s’impriment journellement pour les faits qu’ils peuvent contenir.

Historia, quoquo modo scripta, placet.

Mais ils cherchent à se garantir de la contagion de leur style.

Peut-être les jeunes musiciens devraient-ils faire de même. Sans cela, quel moyen de se garantir de ce sénéquisme général, qui vicie tous les arts, et auquel je ne connais d’exception vivante que Canova, car Paisiello ne travaille plus ?

  1. Il s’agit de M. Denon avec lequel Beyle, comme il le raconte dans une note manuscrite de l’exemplaire Mirbeau, assista réellement à ce service. N. D. L. E.
  2. Il y a plusieurs biographies de Haydn. Je crois, comme de juste, la mienne la plus exacte. Je fais grâce au lecteur des bonnes raisons sur lesquelles je me fonde. Si cependant quelque homme instruit attaquait les faits avancés par moi, je défendrais leur véracité. Quant à la manière de sentir la musique, tout homme en a une à lui, ou n’en a pas du tout. Au reste, il n’y a peut-être pas une seule phrase dans cette brochure qui ne soit traduite de quelque ouvrage étranger. On ne peut pas tirer grande vanité de quelques lignes de réflexions sur les beaux-arts. On est fort, dans notre siècle, pour enseigner aux autres comment il faut faire. Dans des temps plus heureux, on faisait soi-même ; et il faut avouer que c’était une manière plus directe de prouver qu’on connaissait les vrais principes :
    Optumus quisque facere, quàm dicere, sua ab aliis benefacta laudari, quàm ipse aliorum narrare malebat. (Salluste, Catilina.)
    L’auteur a fait ce qu’il a pu pour ôter les répétitions qui étaient sans nombre dans les lettres originales, écrites à un homme fait pour être supérieur dans les beaux-arts, mais qui venait seulement de s’apercevoir qu’il aimait la musique.