Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre XXI

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 236-240).

LETTRE XXI

Salzbourg, 8 juin 1809.


La carrière musicale de Haydn finit avec les Quatre Saisons. Ce travail et l’âge l’avaient affaibli. « J’ai fini, me dit-il quelque temps après avoir terminé cet oratorio, ma tête n’est plus la même ; autrefois les idées venaient me trouver sans que je les cherchasse, maintenant je suis obligé de courir après elles, et je ne me sens pas fait pour les visites. »

Il fit cependant encore quelques quatuors, mais il ne put jamais achever celui qui porte le numéro 84, quoiqu’il y travaillât depuis trois ans presque sans interruption. Dans les derniers temps, il s’occupait à mettre des basses à d’anciens airs écossais, un libraire de Londres lui donnait deux guinées pour chaque air. Il en arrangea près de trois cents ; mais en 1805 il discontinua aussi ce travail, par ordre du médecin. La vie se retirait de lui ; dès qu’il se mettait à son piano, il avait des vertiges.

C’est aussi à compter de cette époque qu’il n’est plus sorti de son jardin de Gumpendorf : il envoie à ses amis, quand il veut se rappeler à leur souvenir, un billet de visite de sa composition.

Les paroles disent :

« Mes forces m’ont abandonné, je ne puis plus continuer. »

La musique qui les accompagne, s’arrêtant au milieu de la période, et sans arriver à la cadence, exprime bien l’état languissant de l’auteur.

Ligne de musique avec les paroles Hin ist alle meine Kraft. Alt und schwach bin ich.
Ligne de musique avec les paroles Hin ist alle meine Kraft. Alt und schwach bin ich.

Au moment où je vous écris, ce grand homme, ou plutôt la partie de lui-même qui est encore ici-bas, n’est plus occupée que de deux idées : la crainte de tomber malade, et la crainte de manquer d’argent. À tous instants il prend quelques gouttes de vin de Tokai, et c’est avec le plus grand plaisir qu’il reçoit les présents de gibier qui peuvent diminuer la dépense de son petit ordinaire.

Les visites de ses amis le réveillent un peu ; quelquefois même il suit assez bien une idée. Par exemple, en 1805, les journaux de Paris annoncèrent sa mort, et comme il était membre honoraire de l’Institut, cette compagnie illustre, qui n’a pas la pesanteur allemande, fit célébrer une messe en son honneur. Cette idée amusa beaucoup Haydn. Il répétait : « Si ces messieurs m’avaient averti, je serais allé moi-même battre la mesure de la belle messe de Mozart qu’ils ont fait exécuter pour moi. » Mais, malgré sa plaisanterie, au fond du cœur il était fort reconnaissant.

Peu après, la veuve et le fils de Mozart célébrèrent le jour de naissance de Haydn par un concert qu’ils donnèrent au joli théâtre de la Wieden. On exécuta une cantate que le jeune Mozart avait composée en l’honneur du rival immortel de son père. Il faut connaître la profonde bonté des cœurs allemands pour se figurer l’effet de ce concert. Je parierais que, pendant les trois heures qu’il dura, il n’y eut pas une plaisanterie, bonne ou mauvaise, de faite dans la salle.

Ce jour rappela au public de Vienne la perte qu’il avait faite, et celle qu’il était sur le point de faire.

On s’arrangea pour donner la Création avec les paroles italiennes de Carpani. Cent soixante musiciens se réunirent chez M. le prince Lobkowitz.

Ils étaient secondés par trois belles voix, Madame Frischer de Berlin, MM. Weitmüller et Radichi. Il y avait plus de quinze cents personnes dans la salle. Le pauvre vieillard voulut, malgré sa faiblesse, revoir encore ce public pour lequel il avait tant travaillé. On l’apporta sur un fauteuil dans cette belle salle, pleine en ce moment de cœurs émus. Madame la princesse Esterhazy, et madame de Kurzbeck, amie de Haydn, vont à sa rencontre. Les fanfares de l’orchestre, et plus encore l’attendrissement des assistants, annoncent son arrivée. On le place au milieu de trois rangs de sièges destinés à ses amis et à tout ce qu’il y avait alors d’illustre à Vienne. Salieri, qui dirigeait l’orchestre, vient prendre les ordres de Haydn avant de commencer. Ils s’embrassent ; Salieri le quitte, vole à sa place, et l’orchestre part au milieu de l’attendrissement général. On peut juger si cette musique, toute religieuse, parut sublime à des cœurs pénétrés du spectacle d’un grand homme quittant la vie. Environné des grands, de ses amis, des artistes, de femmes charmantes dont tous les yeux étaient fixés sur lui, écoutant les louanges de Dieu imaginées par lui-même, Haydn fit un bel adieu au monde et à la vie.

Le chevalier Capellini, médecin du premier ordre, vint à s’apercevoir que les jambes de Haydn n’étaient pas assez couvertes. À peine avait-il dit un mot à ses voisins, que les plus beaux châles abandonnèrent les femmes charmantes qu’ils couvraient pour venir réchauffer le vieillard chéri.

Haydn, que tant de gloire et d’amour avaient fait pleurer plusieurs fois, se sentit faible à la fin de la première partie. On enlève son fauteuil : au moment de sortir de la salle, il fait arrêter les porteurs, remercie d’abord le public par une inclination, ensuite se tournant vers l’orchestre par une idée tout à fait allemande, il lève les mains au ciel, et, les yeux pleins de larmes, il bénit les anciens compagnons de ses travaux.