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Stirner et Nietzsche/3

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Société nouvelle de librairie et d’édition (p. 44-76).


CHAPITRE III

COMPARAISON ENTRE LES IDÉES DE STIRNER ET LES IDÉES DE NIETZSCHE DANS SA DEUXIÈME PÉRIODE


Dans sa deuxième période, celle où il s’affranchit de ses éducateurs, Schopenhauer et Richard Wagner, pour se rapprocher du positivisme, Nietzsche paraît plus voisin de Stirner. Les deux philosophes affirment en effet l’égoïsme et la liberté : ils nient tous deux la morale, le droit et l’État. Mais il importe de définir exactement ce que les deux philosophes entendent par ces affirmations et ces négations.

a) L’égoïsme

Stirner donne de l’égoïsme deux définitions. Quand il dit que tout acte est égoïste, il entend d’abord par là qu’il y a toujours un lien entre le sujet qui agit et son acte. Même ceux qui se sacrifient pour une idée se sacrifient pour leur idée ; chacun n’agit donc à vrai dire que pour l’amour de soi. Toutefois cet égoïsme est le plus souvent inconscient : l’homme ne cherche jamais que son bien, mais il croit devoir servir des êtres supérieurs ; il s’imagine qu’il se sacrifie absolument, sans s’apercevoir que le sacrifice même n’est qu’une satisfaction de l’égoïsme : Stirner appelle pour cette raison l’homme un égoïste involontaire. En insistant sur cette première définition de l’égoïsme, Stirner a surtout l’intention d’affranchir l’homme des illusions religieuses. Pourquoi, demande-t-il, vous souciez-vous des commandements de Dieu ? Ce n’est pas uniquement, je suppose, pour faire plaisir à Dieu ; non, c’est pour l’amour de vous-même ; c’est pour le salut de votre âme. Ayez donc le courage d’être franchement égoïstes. Sur ce point, les théories de Stirner sont très voisines de celles que Feuerbach a longuement développées dans ses Conférences sur l’essence de la religion.

Cette première définition que donne Stirner de l’égoïsme se retrouve aussi chez Nietzsche. Nietzsche dit par exemple : « Un bon auteur qui a réellement son sujet à cœur, souhaite qu’il vienne quelqu’un pour l’anéantir en développant plus distinctement le même sujet et en répondant intégralement à la question posée. La jeune fille qui aime désire trouver dans l’infidélité de celui qu’elle aime l’occasion de prouver sa fidélité dévouée ; le soldat désire tomber sur le champ de bataille pour sa patrie ; car dans la victoire de sa patrie triomphe aussi son désir suprême. La mère donne à l’enfant ce qu’elle se refuse à elle-même, le sommeil, la meilleure nourriture ; dans certains cas, elle sacrifie sa santé et sa fortune. Mais y a-t-il dans tout cela désintéressement ?... N’est-il pas clair que dans chacun de ces quatre cas l’homme préfère tel fragment de lui-même, pensée, désir ou œuvre, à tel autre, qu’il se divise par conséquent lui-même et sacrifie une partie à l’autre ? N’est-ce pas au fond une conduite analogue à celle que tient l’entêté qui dit : « Je préfère être fusillé plutôt que de m’écarter d’un pas devant cet individu » ? L’inclination (désir, instinct, aspiration), existe dans tous les cas cités ; céder à cette inclination, en acceptant toutes les conséquences, n’est pas en tout cas faire preuve de désintéressement[1]. Nietzche dit encore à propos du désir de rédemption chez les chrétiens : « Un être capable d’actions absolument désintéressées est un être plus fabuleux que le phénix ; il ne saurait même être distinctement conçu, quand ce ne serait que pour cette raison que l’idée « d’action désintéressée » ne résiste pas à une analyse rigoureuse. Jamais un homme n’a agi exclusivement pour autrui et sans motif personnel ; comment pourrait-il même faire quelque chose qui n’aurait aucun rapport à lui, sans obéir par conséquent à une impulsion intérieure (qui supposerait un besoin personnel) ; comment l’ego pourrait-il agir sans ego ? »[2] L’argumentation ressemble bien à celle de Stirner ; mais l’intention est différente. Stirner veut prêcher l’égoïsme conscient ; il s’efforce donc de montrer que tout acte est inconsciemment égoïste. Nietzsche, dans sa deuxième période, cherche surtout à réfuter la morale et la théologie métaphysique ; il veut prouver contre Schopenhauer que les actes désintéressés ne sont pas des miracles, des actes à la fois impossibles et réels ; il veut montrer qu’il faut renoncer à la théologie apologétique qui, depuis Schleiermacher, se préoccupe plus de conserver la religion chrétienne que d’expliquer les phénomènes religieux ; il essaie donc d’analyser ce qui se passe dans l’âme des chrétiens, pour trouver une interprétation dégagée de toute représentation mythologique. C’est en psychologue que Nietzsche étudie dans cette deuxième période l’égoïsme, et c’est dans les œuvres des psychologues qu’il faut chercher l’origine de ses théories.

Nietzsche lui-même cite Lichtenberg et La Rochefoucauld. « Il nous est impossible, dit Lichtenberg, de sentir pour autrui comme on a coutume de dire ; nous ne sentons que pour nous. La phrase paraît dure ; elle ne l’est pourtant pas, pourvu qu’on l’entende bien. On n’aime ni père, ni mère, ni femme, ni enfant, mais les sentiments agréables qu’ils nous causent. » La Rochefoucauld dit de son côté : « Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé. » Mais l’influence qui a agi sur Nietzsche d’une manière décisive est évidemment celle de son ami Rée. L’auteur de l’Origine des sentiments moraux a fait connaître au philosophe allemand les théories anglaises sur la généalogie du bien et du mal. Nietzsche a sans doute déclaré qu’il n’y avait pas une phrase de Rée qu’il eût signée sans réserve, et il est vrai qu’il n’est presque jamais d’accord avec les Anglais ; mais on retrouve là précisément un des traits du caractère de Nietzche : ses adversaires ont beaucoup plus d’influence sur lui que les philosophes qui soutiennent des théories analogues aux siennes. Il écrit toujours contre quelqu’un. Il ne parle guère de la Grèce sans attaquer Socrate ; de même, il n’étudie guère la généalogie du bien et du mal sans réfuter les Anglais ; mais c’est malgré tout à leur école qu’il se rattache dans sa deuxième période ; il se propose comme eux de faire la « chimie des idées et des sentiments[3] » Il oppose à la métaphysique la philosophie historique, la plus jeune de toutes les méthodes philosophiques, qu’on ne peut plus séparer aujourd’hui des sciences naturelles.

Pour Stirner, l’égoïsme est une règle d’action ; pour Nietzsche, il est avant tout un objet de science. Quand, par exception, Nietzsche conseille de se préoccuper d’abord de l’intérêt personnel, les raisons qu’il en donne n’ont absolument rien de commun avec les arguments de Stirner. Tandis que Stirner, en effet, estime que tout souci de l’intérêt général est une duperie, Nietzsche considère comme prouvé — et il est bien difficile de ne pas voir ici l’influence de l’école anglaise — qu’il y a harmonie préétablie entre l’intérêt personnel et l’intérêt général, de sorte que c’est précisément la conduite rigoureusement personnelle qui répond le mieux à notre conception actuelle de la moralité fondée sur l’intérêt général[4].

Il y a d’ailleurs dans l’Unique et sa propriété une deuxième définition de l’égoïsme qui est plus originale que la première. Ma conduite ne doit pas seulement être égoïste en ce sens que tous mes actes doivent se rapporter consciemment à mes fins personnelles ; elle doit encore être vraiment mon œuvre, en ce sens qu’elle doit manifester l’autononomie du moi créateur. Stirner considère que c’est l’autonomie (Selbstbestimmung) qui fait la dignité de l’homme ; il ne doit subir l’influence ni d’un objet, ni d’une personne, il doit être le créateur de lui-même[5]. L’homme égoïste au sens vulgaire du mot (der Selbstsüchtige) veut posséder l’objet de son désir ; il ne cherche pas à se donner à lui-même une certaine forme, à se modifier lui-même ; il reste tel qu’il est. L’homme qui aime est souvent transformé par son amour, car il efface en lui tout ce qui ne convient pas à l’objet aimé ; il est donc en un sens son propre créateur, mais il dépend encore d’autrui ; il s’adapte à autrui, il est encore passif. L’homme libre, au contraire, ne réalise que sa propre volonté. L’homme égoïste n’est qu’une créature, un objet naturel ; l’homme qui aime est déjà une œuvre, mais seul l’homme libre est une œuvre originale. Ainsi l’amour est plus noble que l’égoïsme vulgaire, mais il est inférieur à la liberté, à l’autonomie, à l’égoïsme supérieur qui est essentiellement actif et exclut tout sacrifice de soi.

Or Nietzsche distingue bien comme Stirner trois phases dans l’histoire de la moralité. « On reconnaît que l’animal est devenu homme à ce que son activité n’aspire plus au bien-être momentané, mais au bien-être durable ; l’homme acquiert ainsi le sens de l’utile, de l’opportun : c’est la première manifestation de la libre domination de la raison. Un degré supérieur est atteint quand l’homme agit selon le principe de l’honneur ; en vertu de ce principe, il entre dans une organisation, il se soumet à des sentiments communs et cela l’élève bien haut au-dessus de la phase où seul l’intérêt personnel le guidait ; il respecte et veut être respecté, c’est-à-dire, il considère que l’intérêt dépend de ce qu’il pense d’autrui, de ce qu’autrui pense de lui. Enfin, parvenu au plus haut degré de la moralité atteint jusqu’ici, il agit selon son appréciation personnelle des choses et des hommes ; il détermine pour lui et pour autrui ce qui est honorable ou utile ; il est devenu le législateur des opinions, selon sa conception toujours plus haute de l’utile et de l’honorable. La connaissance lui permet de préférer l’intérêt supérieur, c’est-à-dire l’intérêt général et durable, à l’intérêt personnel, le tribut d’honneur qui a une valeur générale et durable au tribut momentané ; il vit et agit en qualité d’individu collectif[6].

Il semble à première vue que Stirner et Nietzsche conçoivent tous deux le progrès moral de la même façon. Le sujet passe par trois phases : dans la première, il agit par intérêt personnel ; dans la deuxième, il tient compte d’autrui ; dans la troisième, grâce à une sorte de synthèse des deux conceptions primitives, il est son propre législateur. Mais, à y regarder de près, ce parallélisme apparent permet de mieux mesurer toute la distance qui sépare la doctrine de Stirner et celle de Nietzsche, car à vrai dire les deux philosophes cherchent le progrès moral dans une direction opposée. Selon Stirner, l’homme vraiment libre se reconnaît à deux signes : d’une part il ne dépend plus d’autrui, et d’autre part il se modifie sans cesse. Ces deux conditions s’impliquent, d’ailleurs, car, si l’égoïste involontaire se sacrifie à autrui, c’est parce qu’il croit se transformer et se dépasser en se fuyant lui-même. Si tu es lié à ton passé, si tu es forcé de répéter aujourd’hui ce que tu as dit hier, si tu ne peux pas te rajeunir à chaque instant, tu te sens enchaîné comme un esclave et figé comme la mort. C’est pourquoi tu cherches sans cesse à atteindre la fraîche minute de l’avenir qui te délivre du présent. Le créateur qui est en toi ne veut pas se laisser immobiliser par la créature éphémère. Cette tendance qui pousse le créateur à dépasser à chaque instant ses créatures s’appelle chez Stirner tantôt l’instict de dissolution (Trieb nach Selbstauflösung)[7], tantôt l’instinct de jouissance (Sebstgenuss, Lebensgenuss)[8]. Au nom de cette tendance, Stirner exclut tout souci de l’objet et tout but fixe. L’homme n’a ni devoir, ni vocation ; il n’a qu’à se dépenser, à se consommer ; la vie comme la lumière brûle en se consumant.

Aux yeux de Nietzsche, au contraire, l’homme supérieur se reconnaît précisément à ce que d’une part il envisage l’intérêt général et durable et à ce que d’autre part il a une mission. Le progrès de l’humanité aura pour conséquence de proposer aux hommes des fins œcuméniques. Lui-même, Nietzsche s’impose un devoir. Il lui importe peu de savoir comment on vit, l’essentiel est de savoir pourquoi. Une ligne qui va droit à son but est à ses yeux le symbole d’une belle conduite. Il a personnellement un problème à résoudre ; c’est une tâche à laquelle il ne peut se soustraire ; elle pèse sur lui comme une fatalité. Sa vocation agit en elle-même, à son insu, et absorbe ses forces, comme l’enfant qui grandit aux dépens de sa mère[9]. Ainsi, tandis que Stirner cherche à rendre le sujet indépendant de tout objet extérieur et veut que le créateur se montre à chaque instant supérieur aux fins provisoires qu’il s’est imposées, en détruisant ces créatures éphémères, Nietzsche propose d’une part au sujet de confondre sa cause et celle de l’humanité, et d’autre part l’engage à rester fidèle au devoir qui est né et qui a mûri en lui, dût-il mourir pour faire vivre le fruit de ses entrailles.

b) La tradition et la liberté

Stirner oppose la liberté à la moralité qui n’est à l’origine que tradition et habitude. Agir d’après la coutume de son pays, c’est être moral : en Chine, par exemple, on s’en tient à la tradition, et on déteste comme un crime digne de mort toute nouveauté[10]. Mais, dans l’Europe chrétienne même, on ne fait que réformer ou améliorer les traditions, ce qui est une manière de les fortifier et de les conserver. On remplace sans cesse les anciens statuts par de nouveaux, les anciennes règles générales par de nouvelles : bref, les maîtres changent, la domination reste. Or, selon Stirner, la liberté exclut toute stabilité, toute substance, tout objet immuable. Il faudrait détruire, anéantir toutes les coutumes, tous les articles de foi, toutes les maximes et tous les principes qu’on prétend nous imposer comme ayant une valeur durable et sacrée. Le sujet n’est pas libre tant qu’il doit respecter une croyance. Le christianisme a donné sans doute au sujet sa première liberté en montrant que la nature était vaine, finie et éphémère : il faut maintenant que le Moi absolu mette fin à la domination de l’esprit.

Nietzsche comme Stirner considère que la moralité n’est au début que le respect de la tradition. Il importe peu qu’on s’y soumette de bon gré ; on n’est blâmable que si on ne se considère pas comme lié par la coutume. La morale de la pitié est ainsi la plus ancienne des morales[11]. Nietzsche estime aussi que le progrès est dû aux individus qui ne se laissent pas lier, aux esprits libres, qui résistent à l’éducation qu’on leur impose. Mais Nietzsche se garde bien d’exalter la liberté aux dépens de la tradition comme le fait Stirner : il considère que la tradition est aussi nécessaire que l’aptitude au progrès. Pour qu’un organisme individuel ou collectif ait des chances de durée, il faut qu’il ait un caractère constant : or, Nietzsche admet avec Machiavel que la durée a bien plus de valeur que la liberté[12]. Il reconnaît donc qu’il faut, tout en prenant des précautions contre l’autorité qui pourrait s’opposer à tout changement, augmenter la stabilité.

Par là même, Nietzsche est obligé de réserver la liberté à une minorité : il reconnaît comme Stirner que les représentations morales religieuses ou métaphysiques sont des chaînes, mais il ne veut pas qu’on brise ces chaînes inconsidérément. La plus grande prudence est nécessaire : on ne doit accorder la liberté qu’à l’homme parvenu à la noblesse morale : le temps n’est pas encore venu d’affranchir tous les hommes[13].

Nietzsche est aristocrate dans sa deuxième période comme dans sa première ; il a simplement substitué l’oligarchie des esprits libres à l’ordre des génies créateurs en art ou en religion ; aussi quand, dans La gaie science, il veut opposer la liberté à la moralité traditionnelle, c’est l’exemple de Richard Wagner qui lui revient à l’esprit[14]. Stirner, dupe malgré tout de la métaphysique supranaturaliste qu’il combat, oppose toujours le sujet à la substance et veut que la liberté absolue du Moi triomphe de tous les objets qui lui font obstacle ; de son côté, Nietzsche demeure fidèle au fond aux idées de sa première période en dépit de sa conversion superficielle : les hommes supérieurs sont toujours à ses yeux la raison d’être de l’humanité. Ainsi les différences fondamentales subsistent sous les ressemblances apparentes.

c) L’Immoralisme

En partant de sa conception du Moi unique et libre, Stirner devait aboutir par deux voies à l’immoralisme. Si d’une part tout individu est un être absolument différent des autres, rebelle à toute définition et à toute classification, il est évidemment impossible de le juger en le comparant à un type préétabli et de l’apprécier en le ramenant à une unité fixe. Mesurer les individus en leur appliquant la même toise morale, c’est leur infliger un supplice analogue à celui que subissaient les malheureux sur le lit de Procuste. Il est aussi naïf en tout cas d’imposer à une fille comme la Marie des Mystères de Paris[15] les vertus morales, que de juger le lion à sa générosité ; au lieu de tenir compte de sa ressemblance avec l’homme, on ferait mieux de se rappeler que par sa nature le lion est un animal particulier. Il n’y a pas de vertus communes à toutes les espèces animales ; or, chaque individu est à vrai dire seul de son espèce. Aucune bête ne s’efforce de réaliser le type de son espèce ; aucune brebis ne se donne du mal pour être une vraie brebis ; aucun chien ne cherche à être un vrai chien. De même, nous n’avons pas besoin de nous demander si nous sommes vraiment des hommes. Stirner n’entend pas nous conseiller de ressembler aux animaux : d’abord parce qu’on pourrait trouver chez les animaux des modèles moraux et nous imposer ainsi de nouveaux devoirs en nous ordonnant par exemple d’égaler le zèle de l’abeille ; puis parce que l’homme n’a pas plus à se soucier des autres animaux que ceux-ci n’ont à se préoccuper de lui. Ce que Stirner veut dire, c’est que tout dressage est contre nature ; ce n’est pas une raison parce qu’un chien dressé est d’un commerce plus agréable pour croire qu’il a plus de valeur qu’un autre ou que son intérêt est d’être dressé[16].

Nietzsche a, comme Stirner, objecté aux définitions de la morale normative que le Moi est un être singulier. Il proteste par exemple[17] contre la formule d’Ariston de Chios : « la vertu est la santé de l’âme ». Pour que cette formule fût pratique, il faudrait au moins la rectifier et dire : « Ta vertu est la santé de ton âme ». Car il n’y a pas de santé en soi, et toutes les tentatives faites pour définir cette abstraction ont misérablement échoué. Même la santé de ton corps dépend de ta nature psychologique, de tes instincts et de tes erreurs, de ton idéal et de tes rêves ; il y a donc autant de santés physiques que de corps différents ; plus on permettra à l’individu incomparable de relever la tête, plus on cessera de croire au dogme de l’égalité des hommes, et plus nos médecins devront renoncer à l’idée d’une santé normale, d’une diète normale, d’un cours normal des maladies. Nietzsche savait par expérience combien ces idées normatives sur les maladies étaient dangereuses pour les malades, et il ne voulait pas s’exposer à de graves erreurs en parlant de maladie et de santé morale : il admet donc qu’il y a une vertu propre à chaque individu, et que les vertus personnelles pourront ne pas se ressembler et parfois même avoir l’air de s’opposer ; mais, tout en prévoyant ces contrastes, Nietzsche se garde bien de nier l’antithèse fondamentale entre la santé et la maladie ; or, cette antithèse suffit à justifier l’art moral, comme elle justifie l’art médical. Nietzsche réserve simplement deux questions : il se demande d’abord s’il n’y a pas des crises morales nécessaires au développement de la vertu, comme il y a des crises de croissance nécessaires à la santé du corps ; il croit d’autre part que pour faciliter le progrès de notre science, il est nécessaire d’étudier aussi les âmes malades ; il craint que le désir exclusif de santé ne soit un préjugé ou une lâcheté ; mais il est facile de voir que ces problèmes se posent en médecine comme en morale et dans les mêmes termes.

Tandis que Stirner proteste contre toute morale, Nietzsche demande que l’art moral tienne compte des cas individuels. Tous deux estiment que l’humanité a beaucoup souffert des morales autoritaires et indiscrètes ; mais tandis que Stirner, pour réagir contre la tyrannie, va jusqu’à la liberté absolue, Nietzsche souhaite plus de tolérance, de tact et de bonté. Stirner déclare : « Si ce que je pense et ce que je fais est chrétien, que m’importe ? Je ne demande pas si c’est humain ou inhumain, libéral ou non. Pourvu que ma pensée et mon acte visent ce que je veux, pourvu que ces moyens me servent à me satisfaire, vous pouvez les qualifier comme vous voudrez : cela m’est égal[18]. » L’intention et le ton de Nietzsche sont bien différents. Ce n’est pas le Moi qu’il veut mettre au-dessus de toute appréciation, il veut augmenter la somme de bonheur et de joie en justifiant toutes les diversités : il considère l’effet que produit sur tel ou tel individu une justification philosophique de sa manière de vivre et de penser, — il trouve que l’influence de ces justifications singulières ne peut être que bonne et féconde, et il souhaite qu’on découvre le plus grand nombre possible de ces rayons de lumière et de chaleur. Le méchant, le malheureux, l’être d’exception aussi doit avoir sa philosophie, son bon droit, son soleil[19]. Nietzsche, comme Stirner, trouve que la religion chrétienne a habitué les hommes à être trop sévères pour les autres et pour eux-mêmes : tous deux reprochent à l’idée du péché d’avoir tout assombri la vie humaine. Or, il n’y a pas de péché. C’est le chrétien qui, sous prétexte d’aimer l’humanité, méprise tous les hommes. Il n’y a qu’à cesser d’appeler les hommes des pécheurs : ils cesseront de l’être, car tu n’as jamais vu un pécheur, tu l’as rêvé seulement[20]. Nietzsche voit aussi dans cette idée du péché une folie ou un mauvais rêve. De même que Stirner compare ceux qui s’imaginent être des pécheurs aux pauvres insensés qui se croient Dieu le père ou l’homme de la lune, de même Nietzche met sur le même rang le chrétien qui se rabaisse trop pour avoir mis son idéal trop haut et le Don Quichotte égaré par les romans de chevalerie ; l’humanité lui paraît un enfant qui a fait un mauvais rêve et qui n’a qu’à ouvrir les yeux pour retrouver son innocence première. Mais tandis que Stirner croit trouver la vérité en opposant à la doctrine chrétienne une doctrine diamétralement opposée et affirme que nous sommes tous parfaits, Nietzsche se borne à dire que nous sommes irresponsables et innocents. Or il n’y a pas là qu’une simple différence d’expression, car la perfection exclut toute idée de progrès moral, tandis que l’irresponsabilité et l’innocence permettent au contraire toutes les espérances. Pour Stirner, chaque individu est parfait comme Dieu : « on dit de Dieu qu’il est parfait et n’a pas le devoir d’aspirer à la perfection. Cela aussi n’est vrai que de Moi[21] ». Pour Nietzsche, comme pour Socrate et Platon, le progrès de la morale est lié au progrès de la raison[22].

Stirner fonde d’autre part son immoralisme sur son idée de liberté. Le bien n’a pas plus de valeur que le mal, car la soumission à la vertu est un esclavage comme la soumission au vice. Tous les personnages des Mystères de Paris que l’auteur répartit en deux camps : le camp de la vertu et le camp du vice, doivent être mis sur la même ligne : car ils sont tous bornés. Les uns obéissent aveuglément à leur instinct comme Rigolette, ou le méchant petit paralytique : ils ont la même vie morale que les petits canaris que Rigolette garde dans sa cage. Les autres se soumettent à une idée fixe ; mais qu’ils soient, comme le grand-duc, un champion de la vertu ou comme la mère Martial, une héroïne du vice, ce sont tous des valets. Stirner transpose ainsi dans le domaine de la morale la lutte contre le dogmatisme, que la critique de Bruno Bauer avait engagée dans le domaine des idées. Bruno Bauer avait opposé la Pensée toujours en progrès aux pensées particulières qui tendent à devenir stables. Stirner reconnaît que la critique de Bruno Bauer est victorieuse : c’est, dit-il, un plaisir de voir avec quelle facilité il triomphe en se jouant : le seul tort de Bruno Bauer est de considérer la Pensée comme supérieure au Moi[23]. Stirner suit donc l’exemple de Bruno Bauer en s’opposant à toute règle stable en morale. Il voit dans la morale la dernière citadelle du dogmatisme et du fanatisme. Il trouve que le protestantisme est sur ce point plus intolérant que le catholicisme : non seulement le catholicisme admettait le trafic des indulgences, mais encore il ne considérait pas tels ou tels actes comme moraux en soi : la fin justifiait les moyens et la bénédiction du prêtre conférait le caractère sacré aux choses temporelles. Pour le protestant, au contraire, les institutions et les actes sont par leur nature même sacrés ou profanes, permis ou coupables. Feuerbach n’a fait que définir la conception du protestantisme éclairé quand il dit « Est sacrée et te soit sacrée l’amitié, sacrée la propriété, sacré le mariage, sacré le bien de tout homme, mais sacré en soi et pour soi[24]. » C’est ce caractère sacré et intangible de la morale que Stirner considère comme incompatible avec le progrès, avec le libre développement de l’individu : comme Bruno Bauer et la gauche hégélienne, il voit la liberté se manifester dans le mouvement.

Nietzsche considère, comme Stirner, que les idées morales ne sont pas stables. Une action n’est morale ou immorale que par son rapport à l’ordre des biens ; or l’ordre des biens n’est pas constant. L’échelle qui nous sert à mesurer est variable, et la postérité considérera sans doute nos actions et nos jugements comme bornés, de même que nous considérons aujourd’hui comme bornés les actions et les jugements des peuplades sauvages[25]. C’est bien ainsi que raisonnait Stirner quand il déclarait qu’à ses yeux la loi morale était dès maintenant abrogée : de même que le Christ n’avait pas à soutenir les pharisiens qui observaient consciencieusement l’Ancienne loi contre les publicains ; de même l’égoïste refuse de s’associer aux récriminations des honnêtes gens contre ceux qui ne se conforment pas à la loi morale. Comme Stirner, Nietzsche considère que la morale est liée au dogme : si les fondements sont ébranlés, l’édifice tombe. Il est impossible d’obéir à des ordres catégoriques, si on ne croit pas à l’autorité de celui qui les donne. Les morales anciennes naissent et meurent avec les dieux : la morale chrétienne suivra dans la tombe le Dieu des chrétiens. Nietzsche estime donc qu’il y a aujourd’hui un interrègne moral. Mais tandis que Stirner profite de cet interrègne pour affirmer la liberté absolue du Moi, Nietzsche cherche avec passion une nouvelle règle de l’activité humaine. Dès le début de sa deuxième période, il se console en songeant à l’avenir. Il n’a pas renoncé sans amertume à la responsabilité et au devoir qui lui paraissaient le titre de noblesse de l’humanité ; il n’a pas brisé sans tristesse sa table des valeurs ; tout lui a paru d’abord s’en aller à la dérive, mais il espère que le courant qui a entraîné ce qu’il croyait éternel a un but[26]. Dans la doctrine de Stirner, au contraire, le mouvement ne peut pas avoir de but, puisque le Moi créateur est à chaque instant supérieur à sa créature. Les difficultés particulières au système de Hegel se retrouvent dans le système de Stirner, et elles sont aggravées parce que l’auteur de l’Unique a substitué à l’Esprit en progrès le Moi individuel qui s’use par son mouvement même. La logique de son système a obligé Stirner à enfermer l’histoire universelle dans le cadre d’une vie individuelle : « l’individu, dit-il, est pour lui-même une histoire universelle : le chrétien se préocupe de l’histoire universelle, parce qu’elle est à ses yeux l’histoire du Christ et de l’homme ; pour l’égoïste, son histoire seule a une valeur, parce qu’il ne tient qu’à son évolution à lui : il ne s’inquiète pas de l’idée d’humanité, du plan de Dieu, des intentions de la Providence, de la liberté ou autres choses analogues. Il n’est pas l’instrument d’une idée, il ne contribue pas au progrès de l’humanité, il se dépense en vivant (er lebt sich aus) sans se demander si l’humanité s’en porte bien ou mal. S’il ne craignait que, par un malentendu, on ne lui reproche de vanter l’état de nature, Stirner rappellerait les « trois tsiganes » de Lenau[27], qui passent à jouer, à fumer et à dormir la vie qu’ils méprisent trois fois. Nietzsche est bien loin de tomber dans ce pessimisme romantique : il ne cesse pas de se préoccuper dans sa deuxième période, des évolutions de l’humanité : il est immoraliste en ce sens qu’il critique les morales courantes et les tables de valeurs en usage : quand il croit avoir trouvé une fin nouvelle, il s’empresse de la proposer à l’humanité par la voix du prophète qui opposa jadis le bien au mal, et avec la parole de Zarathustra commence la tragédie de la troisième période.

d) Le Droit

Stirner ne respecte pas plus le droit que la morale. Il ne voit en effet dans le droit que l’expression de l’autorité que les autres s’arrogent sur le Moi. Le droit est extérieur et supérieur au Moi, c’est un droit étranger, le droit du roi, du sultan, du pape, du peuple ou de la société, ce n’est pas mon droit. Pourquoi serais-je tenu de respecter ce droit sacré qui n’est pas le mien ? Les révolutionnaires eux-mêmes sont victimes d’une idée fixe, car ils parlent des droits sacrés de la société ou de l’humanité : ainsi le droit que me donnera la société rêvée par Weitling ne sera pas plus mon droit que le droit que me laisse le despote aujourd’hui. Mon droit, c’est le droit que je me donne moi-même, c’est le droit que je prends, c’est une expression impropre pour désigner ma puissance. On ne prouve son droit que par la force.

L’idée ancienne du droit est une idée religieuse, c’est-à-dire, selon Stirner, fausse[28]. L’égalité des droits telle que la Révolution française l’a proclamée, n’est qu'une forme de l'égalité chrétienne, de l'égalité des frères, des enfants de Dieu : c'est un synonyme de fraternité. Quand la Révolution française déclara que les droits naturels de l'homme étaient sacrés et imprescriptibles, c'est-à-dire éternels, elle s'aventura dans le domaine religieux, dans la région du sacré, de l'idéal. Aux droits éternels, on opposa les droits historiques. Ceux-ci, en effet, sont aussi bien que les autres des droits naturels, car on les acquiert en naissant. Quelle différence y a-t-il entre le prince héritier qui dit : je suis le roi par droit de naissance, et le citoyen qui dit : Je suis homme par droit de naissance ? La force seule décide, à vrai dire, dans ces conflits de droits : si les citoyens laissent monter le prince héritier sur le trône, ils ont le droit qu'ils méritent, celui d'être des sujets. Il en est du droit de propriété comme des droits politiques : les communistes affirment que la terre appartient à ceux qui la cultivent, les produits à ceux qui les créent ; non, les biens appartiennent à ceux qui les prennent et savent les garder. Pour moi, le tigre qui m'attaque a le droit de m'attaquer ; si je le tue, j'en ai le droit aussi. Mais vous, vous reculez devant vos adversaires parce que vous croyez voir le spectre du droit combattre avec eux, comme les déesses combattaient avec les héros d'Homère ; au lieu de lancer le javelot, vous tâchez de séduire le spectre et de l'attirer de votre côté[29].

Je ne reconnais pas de droit absolu, de droit en soi, de droit éternel ; je n'admets pas que l'état ou la nature ou l'humanité me donnent des droits ; je suis la seule source de mon droit. Le droit qui est ma créature, a voulu me dominer ; je le reprends en moi[30], ou, pour parler plus franchement, je nie tout droit ; j'affirme ma puissance. Le droit n'est qu'une illusion, un titre imaginaire que je dois à la grâce d'un spectre (ein Sparren erteilt von einem Spuk) : ma puissance est réelle : car c'est moi-même.

Stirner, pour ruiner la conception religieuse ou mystique d'un droit sacré ou éternel, va jusqu'à nier l'idée même du droit, et ne laisse debout que la puissance du Moi qui lui paraît seule réelle.

Nietzsche n'admet pas plus que Stirner l'existence d'un droit intangible, devant qui la force victorieuse serait obligée de s'incliner. Il ne connaît pas de droits naturels : le droit n'est que la reconnaissance des forces réelles ; il varie quand les forces augmentent ou diminuent et se dépense avec elles ; il n'est donc pas antérieur ou supérieur à la puissance, mais au contraire s'y ajoute comme une consécration et une garantie. Mais tandis que Stirner conclut de cette conception que le droit n'est qu'une aliénation du Moi, c'est-à-dire une concession analogue au sacrifice religieux, et veut que le Moi reprenne en lui sa créature devenue dangereuse depuis qu'on lui a accordé une existence objective, Nietzsche étudie les origines historiques du droit et arrive à cette conclusion que le droit n'est pas l'ombre que le Moi redoute comme un spectre, mais le fruit d'un contrat. La justice doit son origine à un équilibre de forces : c'est ce que Thucydide a bien compris dans le terrible dialogue des envoyés d'Athènes et de Mélos. Quand les forces sont sensiblement égales, et qu'il est impossible de prévoir avec certitude l'issue d'une lutte ruineuse pour les deux adversaires, l'idée d'un accord vient à l'esprit : l'échange est le premier caractère de la justice : on le retrouve dans la vengeance, la revanche ou la reconnaissance[31]. La justice est, au début, l'expression d'une égalité entre deux égoïsmes ; mais on a oublié peu à peu cette humble orgine, on a habitué les enfants à admirer la justice comme le titre de noblesse de l'espèce humaine : et on a fini par voir dans les actes justes une manifestation de désintéressement absolu. À vrai dire, les droits doivent leur naissance à un contrat que nous respectons par tradition : la paresse et l'oubli contribuent à les fortifier[32]. Pourtant s'il se produit des modifications importantes dans la situation des puissances liées par contrat, il est impossible que le droit demeure intact : c'est ce que montre clairement l'histoire du droit des gens. L'homme juste a donc constamment besoin d'une balance pour peser les forces : être juste est difficile et exige beaucoup d'expérience, de bonne volonté et surtout d'intelligence[33].

Nietzsche conçoit le droit comme une tradition légale, que les esprits libres ne sont pas plus obligés de respecter qu'ils ne respectent la tradition morale : mais le souci constant qu'il a dans sa deuxième période de ménager la transition entre le passé et l'avenir, dicte au philosophe des sentences d'une indulgence prudente : il juge qu'une certaine stabilité est nécessaire, tandis que Stirner voit dans toute stabilité la mort de l'esprit et l'esclavage du Moi ; aussi, Nietzsche souhaite-t-il que la diplomatie ait assez de tact et de finesse pour adapter à chaque moment le droit à la situation nouvelle qui résulte des modifications qu'ont subies les forces en présence. Nietzsche se place au même point de vue pour juger les questions de politique intérieure : tandis que Stirner conseille aux prolétaires de faire valoir leur force sans se préoccuper d'un droit quelconque, de ne pas plus reculer devant la contrebande ou le vol organisé que devant la grève générale, Nietzsche voit dans le socialisme une force naturelle qu'il s'agit d'endiguer et d'exploiter au profit du progrès humain. Il estime, comme Stirner, que la question sociale est aujourd'hui une question de puissance, et non une question de droit[34] ; mais tandis que Stirner ne souhaite pas que les deux partis en présence concluent un traité qui serait à ses yeux une chaîne, Nietzsche prévoit que la crainte de la guerre imminente amènera un arrangement et il y aura dès lors des droits et des devoirs réciproques. Les idées de Nietzsche, sur ce point, ressemblent moins aux idées de Stirner qu’aux idées de Ferdinand Lassalle, par exemple, sur les constitutions. Du moment que Nietzsche invoque l’intérêt général ou supérieur (der höchste Nutzen), il se sépare nettement de Stirner, qui ne voit dans le général qu’une abstraction, et dans le supérieur qu’une ombre tyrannique. Ce que Nietzsche dit de l’humanité : « il faut que l’humanité voit dans toute force, même la plus dangereuse, un outil qu’elle fait servir à ses fins », Stirner le dit du Moi ; il remplace le sujet « humanité » par le sujet « Moi », qui lui paraît seul réel. Tandis que Stirner considère que la révolte ouverte et latente est la seule attitude qui convienne à l’individu conscient de sa force, Nietzsche parle en homme de gouvernement : il se demande quelle est la force exacte du socialisme, comment on peut faire jouer ce ressort et agir ce levier ; il va, malgré la répugnance instinctive qu’il éprouve en présence des forces démocratiques, jusqu’à envisager le cas où il y aurait lieu de fortifier autant que possible le socialisme. Stirner est avec les opprimés qui se soulèvent et se redressent ; son mot favori exprime un mouvement de bas en haut (Empörung). Nietzsche, qui a l’esprit militaire, admire toute organisation qui mène à la victoire ; il juge les moyens d’après la fin[35].

e) L’Anarchisme

Stirner est l’ennemi de l’État, parce que l’État est d’une part une autorité, d’autre part une organisation stable (il insiste souvent sur l’étymologie status) ; l’autorité de l’État humilie le moi ; la stabilité de l’État empêche le moi d’évoluer librement.

L’État est d’abord une autorité : il organise la soumission des citoyens. La forme de gouvernement ne modifie en rien le caractère de l’État : Supposons que le roi, qui confère une part de son autorité à tous ses mandataires, des ministres jusqu’au bourreau inclusivement, vienne à disparaître : la majorité des citoyens maintiendrait néanmoins dans la dépendance tous les adversaires de l’ordre établi. L’expérience a d’ailleurs été faite par la France, après la Révolution de 1789 ; on a supprimé les différences entre les ordres, proclamé la liberté et l’égalité de tous les citoyens : a-t-on par là donné à chacun l’indépendance ? Non, on a simplement substitué à l’autorité du prince, l’autorité de la nation. La nation a maintenant les droits régaliens, elle prélève les dîmes, impose les corvées, juge et condamne, accorde ou refuse le permis de chasse, nomme les colonels des régiments, etc.

La nuit du 4 Août a supprimé la monarchie d’ancien régime pour lui substituer une monarchie moins limitée, la monarchie absolue de la nation[36]. La Révolution française n’a pas plus donné à chaque citoyen l’indépendance que la Réforme de Luther n’a affranchi les croyants de la religion : le citoyen est un protestant politique qui a le droit de communiquer, sans hiérarchie intermédiaire, avec son Dieu, l’État, et de le servir directement. Dorénavant, plus de noblesse, plus de corporation : un seul souverain, l’État tout-puissant, règne sur ses dévots serviteurs.

Le despotisme de l’État n’a pas seulement le tort de réduire chaque citoyen en esclavage ; il a encore l’inconvénient de faire peser sur nous tout le poids du passé. Le décret qui a été promulgué tel ou tel jour par le caprice du souverain nous lie à jamais. Ici encore, la forme de gouvernement est indifférente : la loi votée par la majorité n’en est pas moins une règle inébranlable. Même en supposant qu’un texte réunisse à telle ou telle date l’unanimité des législateurs et le consentement unanime des citoyens, je n’en serais pas moins esclave ; j’aurais simplement contribué à forger mes chaînes. Ma créature M’aurait emmené en captivité, ma volition aurait dominé ma volonté. Mon progrès serait entravé par la permanence de mon acte, comme le cours du fleuve s’arrête, quand l’eau s’est figée en glace immobile et froide.

Nietzsche estime, comme Stirner, que les fondements de l’État sont aujourd’hui la croyance à l’autorité absolue et à la vérité définitive[37] ; la ruine de ces croyances fondamentales entraînera la chute de l’État qu’elles soutiennent, car même dans les états militaires, la contrainte ne saurait suffire à produire les effets que produisait le respect religieux. La conception démocratique de l’État ne peut qu’en accélérer la ruine. Quand Bismark considère la forme constitutionnelle comme un compromis entre deux pouvoirs, le pouvoir du prince et le pouvoir du peuple, il émet une théorie qui n’est peut-être pas très logique, mais qui répond du moins à des réalités historiques, et qui peut contribuer, précisément parce qu’elle n’est qu’à demi rationnelle, à prolonger la vie de l’État. Quand les démocrates, au contraire, nient qu’il y ait dans l’État deux sources du pouvoir, une en haut et l’autre en bas, quand ils ne voient dans le gouvernement que l’organe du peuple, ils mettent en question l’existence même de l’État : car ils modifient la nature des rapports qui s’étaient établis jusqu’ici entre le prince et ses sujets, comme entre l’instituteur et l’élève, le père et les enfants, le maître de maison et les domestiques, l’officier et le soldat, le patron et l’apprenti. De même, quand Napoléon fit le Concordat, il consolidait les pouvoirs légitimes, car il n’y a pas eu jusqu’ici de légitimité qui se soit passée du secours de la religion et de l’appui des prêtres. Quand au contraire les démocrates engagent l’État dans la lutte contre l’Église, il semble sans doute, au début, que l’État puise dans cette lutte de nouvelles forces ; l’ardeur du combat développe, en effet, l’enthousiasme fanatique, et cet enthousiasme s’accroît de toute la force des anciens sentiments religieux qui n’ont plus d’objet ; mais quand la lutte sera terminée, on ne tardera pas à s’apercevoir qu’en attaquant l’adoration religieuse, les mystères, toutes les institutions vénérables, on a, du même coup, ruiné le respect craintif et le sentiment de piété qu’inspirait autrefois l’État. Nietzsche est donc d’accord avec Stirner sur deux points essentiels : il admet avec l’auteur de l’Unique, d’abord que l’État est une institution religieuse, fondée sur le respect de l’autorité et la croyance à la stabilité ; puis que la démocratie, en exaltant l’État, ne fera que nous amener plus vite à le mépriser ; Nietzsche dit en propres termes que la démocratie n’est que la forme historique de la décadence de l’État[38].

Mais, bien que les deux philosophes soient d’accord sur ces deux points, leur attitude est bien différente, quand il s’agit, non plus d’interpréter les faits, mais d'agir. Ils constatent tous deux la même évolution historique ; mais tandis que Stirner en est heureux, Nietzsche regretterait presque l'ancien régime. Il se résigne sans doute à la situation nouvelle créée par la Révolution française, mais comme on se résigne à une nouvelle géographie au lendemain d'un tremblement de terre ; au demeurant, il pense, comme Voltaire, que tout est perdu quand la populace se mêle de raisonner. Tandis que Stirner refuse d'obéir à un décret, soit à une loi, soit à une personne, soit à une autorité impersonnelle, Nietzsche regrette de voir se perdre la noble habitude de commander et d'obéir. Tandis que Stirner exige que le Moi cesse de se soumettre et fasse, même en signant un contrat, toutes réserves en faveur de l'égoïsme imprescriptible, Nietzsche se demande avec tristesse ce qui adviendra quand toute subordination ne sera plus qu'un souvenir : on ne pourra plus obtenir les mêmes effets qu'autrefois, et le monde sera plus pauvre. Nietzsche sait que le dénouement est inévitable ; mais il ne souhaite pas, comme Stirner, la catastrophe : il faut, selon le philosophes des Choses humaines, par trop humaines, être bien sûr de soi pour la souhaiter : il faut avoir trop bonne opinion de soi-même et ne pas bien comprendre l'histoire, pour mettre la main à la charrue, quand on ne sait encore ce qu'on pourra semer dans les sillons[39]. Ici encore Nietzsche demande beaucoup de prudence tandis que Stirner exige de la décision. Selon Stirner, l’affranchissement de l’esprit n’a de valeur que s’il assure immédiatement l’indépendance réelle au Moi ; selon Nietzsche, la liberté de l’esprit a pour conséquence la modération dans l’action, car le travail de l’intelligence diminue les désirs, absorbe l’énergie vitale et montre l’inutilité ou le danger des modifications subites. Une révolution dans le domaine des opinions n’a pas de répercussion immédiate dans le domaine des institutions : les opinions nouvelles continuent longtemps à demeurer dans les maisons anciennes ; elles ne s’y sentent plus à leur aise, mais n’ont pas d’autre abri[40]. Tandis que Stirner nous rappelle par plus d’un trait Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche ne peut assez s’emporter contre le rêve dangereux, la superstition, les folies passionnées et les demi-mensonges du Contrat social, qu’il rend responsable de l’esprit optimiste de la Révolution française ; c’est contre cet esprit qu’il crie : « Écrasez l’infâme. » Il se réclame de Voltaire dont il admire la nature éprise d’ordre, de mesure, de raison ; il craint qu’une révolution ne réveille les énergies sauvages et terribles qui dorment depuis longtemps, et il préfère aux sauts brusques une évolution progressive.

  1. Nietzsche, Menschliches Allzumenschliches, II, 78-79.
  2. Nietzsche, Menschliches Allzumenschliches, II, 137.
  3. Nietzsche, Menschliches Allzumenschliches, II, 17.
  4. Ibid, II, 96.
  5. Stirner, Kleine Schriften, p. 76.
  6. Nietzsche, Werke, II, 95.
  7. Der Einzige, p. 48 et p. 389.
  8. Ibid., p. 373, 376.
  9. Werke, II, p. 12.
  10. Stirner, Der Einsige und sein Eigentum, p. 83.
  11. Nietzsche, Werke, II, 97-98.
  12. Nietzsche, Werke, II, 213.
  13. Nietzsche, Werke, III, 371-372.
  14. Nietzsche, Werke, V, 134.
  15. Stirner, Kleine Schriften, p. 95. Les Mystères de Paris jouent un grand rôle dans la littérature allemande vers 1845 ; il en est constamment question dans les polémiques de Bauer et de Marx.
  16. Stirner, Der Einsige, p. 388.
  17. Nietzsche, Fröhliche Wissenschaft, V, 158.
  18. Stirner, Der Einsige, p. 418.
  19. Nietzsche, Fröhliche Wissenschaft, V, 218.
  20. Stirner, Der Einsige, p. 422.
  21. Stirner, Der Einzige, p. 429.
  22. Nietzsche, Werke, II, 104.
  23. Stirner, Der Einzige, p. 175.
  24. Stirner, Der Einzige, p. 109 et Feuerbach, Wesen des Christentums, p. 408.
  25. Nietzsche, Werke, II, 110.
  26. Nietzsche, Werke, II, 111.
  27. Stirner, Der Einsige, p. 428.
  28. Stirner, Der Einsige, p. 230.
  29. Stirner, Der Einsige, Meine Macht.
  30. Stirner, Der Einsige, p. 240.
  31. Nietzsche, Werke, II, 93.
  32. Nietzsche, Werke, III, 224.
  33. Nietzsche, Werke, III, 109.
  34. Nietzsche, Werke, II, 330.
  35. Ce n’est pas un hasard si Nietzsche, même pendant sa seconde période, où il se rapproche le plus des idées modernes, prend la défense des jésuites : il se demande si leurs adversaires sauraient faire preuve du même dévouement, de la même discipline.
  36. Stirner, Der Einsige, p. 121.
  37. Nietzsche, Werke, II, 328.
  38. Nietzsche, Werke, II, 349.
  39. Nietzsche, Werke, II, 350.
  40. Nietzsche, Werke, II, 342.