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Stirner et Nietzsche/4

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Société nouvelle de librairie et d’édition (p. 77-86).


CHAPITRE IV

COMPARAISON ENTRE LES IDÉES DE STIRNER ET LES IDÉES DE NIETZSCHE DANS SA TROISIÈME PÉRIODE


Le dernier système de Nietzsche est une synthèse des idées parfois opposées qu’il a exprimées dans ses deux premières périodes ; il faut cependant remarquer que ce système rappelle plus, par ses conclusions, les théories du jeune philologue épris de la Grèce que les sentences dédiées aux esprits libres par le moraliste des Choses humaines, par trop humaines ; la partie critique de ce système n’est en effet que l’introduction à la partie positive. Nietzsche revient en somme par un détour aux préférences instinctives qu’il avait manifestées dès le début ; au lieu d’en chercher la justification dans la philologie ou dans la métaphysique de Schopenhauer, il croit la trouver dans l’histoire naturelle des morales humaines ou même dans la physiologie proprement dite ; mais les tendances primitives apparaissent de nouveau très nettement ; nous ne serons donc pas étonnés de retrouver à propos de cette troisième période, le désaccord fondamental que nous avons déjà constaté entre Nietzsche et Stirner, en étudiant la première période.

a) L’individu et l’aristocratie

Nietzsche insiste de nouveau dans cette troisième période sur la singularité du Moi ; il déclare que chaque individu doit suivre son chemin propre ; il n’y a pas de chemin en soi (den Weg giebt es nicht). Chaque individu est nécessaire : il n’existe qu’une fois, et il est impossible de le suppléer. Chaque voix a son timbre ; chaque nature a sa qualité propre. Stirner concluait de ce caractère singulier, inimitable et indéfinissable de l’individu qu’il fallait affranchir tous les individus ; Nietzsche en conclut que l’aristocratie ne doit pas se conformer à la loi du vulgaire. Il s’emporte contre John Stuart Mill qui admet comme tout le monde que ce qui est bon pour l’un est bon pour l’autre et qu’il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il vous fît. Cette théorie suppose, selon Nietzsche[1], qu’il y a une certaine équivalence ente les actions des hommes ; elle annule le caractère personnel des actes, la valeur qui ne peut être appréciée en monnaie courante, la grâce ou la disgrâce qui ne peut être payée de retour. C’est donc une théorie bonne pour le vulgaire ; toute aristocratie est fondée sur la théorie opposée ; le noble dit : ce que je fais ne peut pas et ne doit pas être fait par les autres. Nietzsche admet comme toute aristocratie l’équivalence dans une sphère restreinte : inter pares ; le caractère unique des individus n’est pour lui qu’un argument contre l’égalité. Stirner, au contraire, ne reconnaissait pas de pairs ; la disparité était pour lui un argument contre l’autorité.

De même Nietzsche continue dans sa troisième période à réhabiliter l’égoïsme trop rabaissé par le christianisme et la morale de la pitié ; mais il ne s’agit pas de l’égoïsme imprescriptible, antérieur et supérieur à toute autre considération, dont parle Stirner ; les meilleurs seuls ont le droit d’être égoïstes. Nietzsche déclare expressément que la valeur de l’égoïsme varie avec la valeur physiologique de l’individu égoïste ; il est excellent ou méprisable, selon qu’il favorise l’ascension ou la décadence de la vie[2]. Zarathustra avait déjà pesé dans sa balance l’égoïsme en même temps que la volupté et le désir de domination ; il avait maudit le lâche égoïsme des faibles et béni l’égoïsme sain des forts.

La liberté aussi, qui, selon Stirner était propriété intangible du Moi, doit être selon Nietzsche un privilège. Avant de conférer ce privilège, Zarathustra demande à ses disciples de prouver qu’ils ont des titres à la liberté, qu’ils ont le droit et la force de la conquérir[3]. Il serait bien inutile de donner la liberté à ceux dont l’existence même serait superflue s’ils ne servaient d’instruments dans les mains d’autrui.

Tandis que Stirner veut, en isolant l’individu, supprimer la domination des castes, Nietzsche affime de nouveau la nécessité d’une classe de maîtres et d’une classe d’esclaves. Chacune de ces classes a sa morale propre qui ne convient pas à l’autre. Nietzsche veut élargir le fossé qui sépare ces deux classes ; bien loin de justifier, comme les démocrates, le gouvernement par l’intérêt et la souveraineté du peuple, il affirme que la classe inférieure ne doit être qu’un piédestal pour la classe supérieure. L’aristocratie est la raison d’être de la masse, comme la statue est la raison d’être du socle qui la supporte. La seule organisation qu’admet Stirner, le Verein, ne ressemble en rien à cette société aristocratique rêvée par Nietzsche : il détruit toute hiérarchie et toute autorité ; il n’est qu’un moyen au service du Moi égoïste. Le Vereinse distingue précisément des sociétés anciennes (Gesellschaft) en ce qu’il est un libre contrat entre des individualités qui ne sacrifient aucune parcelle de leur propriété ni de leur puissance ; les égoïstes fondateurs du Verein ne se laissent enchaîner ni par les liens du sang, ni par aucun sentiment de piété ou de fidélité.

b) L’anarchie et la discipline

Selon Stirner, le Moi est un souverain absolu qui ne connaît pas plus l’obéissance que Dieu lui-même ; selon Nietzsche, la nature ordonne aux individus, aux castes, aux races, aux peuples, à l’humanité même d’obéir, d’obéir à une règle quelle qu’elle soit, de se soumettre à une discipline sévère, de marcher toujours dans la même direction ; et cet ordre aussi est un impératif catégorique, puisqu’il a pour sanction la vie ou la mort[4]. Nietzsche s’emporte donc contre la bêtise des utilitaires qui ne voient dans le respect des règles littéraires ou morales qu’un préjugé, et contre l’entêtement des anarchistes qui n’admettent pas la soumission à une loi sous prétexte qu’elle est arbitraire.

Aussi, tandis que Stirner demande que l’éducation respecte la libre volonté des élèves, Nietzsche fonde tout son système sur une discipline sévère ; sans doute il ne veut pas apprivoisier, dompter (zähmen) les hommes comme l’a fait le christianisme, mais il entend élever (züchten) par une méthode rigoureuse. Le mot Zucht est de nouveau son expression favorite ; le jeune philologue l’employait au début pour désigner la discipline sévère que le maître doit imposer aux élèves pour les habituer à respecter la langue, à l’exemple des classiques ; le disciple de Schopenhauer s’en servait pour recommander une discipline morale rigoureuse ; maintenant l’apôtre de la volonté de puissance y a recours pour imposer à l’humanité le rude traitement qui en fera une belle race. Mais le sens propre du mot n’a pas changé ; il s’agit toujours d’une éducation qui rappelle la discipline militaire, et qui n’exclut ni la contrainte ni les sanctions pénales ; au contraire l’éducation doit, selon Stirner, se passer de sanction et de contrainte, puisqu’elle n’a d’autre but que de fortifier l’esprit d’opposition.

c) La jouissance et le but

Selon Stirner, le Moi n’a ni devoir, ni vocation, ni mission : il n’a qu’à jouir de soi. De même que Dieu ne saurait avoir de but, puisque toutes les fins sont dès le principe réalisées en lui, de même le Moi est parfait dès l’origine. Il est à vrai dire aussi difficile de donner un sens au mouvement du Moi dans le système de Stirner que d’expliquer la chute ou la création ; quoi qu’il en soit, l’Unique sur terre ne peut pas se proposer un idéal puisqu’il est comme l’Unique au ciel l’idéal réalisé.

Nietzsche, au contraire, substitue au Dieu mort le Surhomme, dont il veut préparer la naissance ; il a besoin de voir un but devant lui ; l’âme héroïque ne veut pas renoncer à sa plus haute espérance ; la liberté lui est indifférente si elle ne permet pas une grande œuvre. L’âme noble ne veut pas vivre en vain (umsonst) : que la populace accepte la vie sans chercher à se montrer reconnaissante de ce présent, l’homme supérieur se croit diminué tant qu’il n’a pas rendu plus qu’il n’a reçu[5]. Sans doute, en se proposant une fin, on s’impose une tyrannie, mais c’est un honneur d’être esclave d’une grande tâche. Tandis que Stirner craignait toute domination extérieure ou extérieure, Nietzsche aime le destin qui le mène : « Ô vocation de mon âme que j’appelle Destin ! Ô En-Moi ! Au-dessus de Moi ! (In-mir ! Ueber-mir !) Conserve et réserve Moi pour Une grande destinée[6]. » De même que chaque individu doit obéir à sa vocation, de même l’humanité doit se proposer une fin : le Surhomme est la fin que Zarathustra propose à l’humanité. Stirner, sans doute, avait dit aussi que le Moi était supérieur à l’humanité ; mais il n’entendait pas par là poser un idéal ou fixer un but ; il affirmait simplement que le sujet (Moi) est supérieur à son prédicat (l’humanité) ; de même que Schiller n’est pas seulement un Souabe, je ne suis pas seulement un homme ; il ne suffit pas de dire que ma main est une main humaine ; on la distinguerait sans doute en la qualifiant ainsi de la patte des autres animaux ; mais on ne tiendrait pas compte de ma personnalité ; on me confondrait avec ceux qu’on appelle improprement mes semblables. Stirner veut, en déclarant que le Moi est surhumain, l’affranchir de tout idéal humain ; tandis que Nietzsche, en prêchant le Surhomme, veut précisément révéler à l’humanité l’idéal qui lui fait défaut, depuis la mort de Dieu surtout :

« Il y eut jusqu’ici mille fins, car il y avait mille peuples. Seul le joug des mille nuques manque encore, il manque la fin Une. L’humanité n’a pas encore de fin.

« Mais dites-moi donc, mes frères, si la fin manque encore à l’humanité, ne faut-il pas dire que l’humanité elle-même manque encore[7] ? »

Ainsi, selon Stirner, le Moi s’affirmer en affirmant son indépendance absolue ; selon Nietzsche, on s’affirme soi-même en affirmant une fin, en s’imposant le joug d’un idéal.

d) Le Moi et la Volonté de puissance

Toutes ces oppositions entre les idées de Stirner et celles de Nietzsche se ramènent à l’opposition fondamentale entre le Moi et la Volonté de puissance.

Stirner a cherché à définir la nature de l’être. Mais il s’est aperçu que tout prédicat était un danger pour le sujet. Si tu admets que tu es par exemple un homme, un esprit, un chrétien, etc., on ne respectera en toi que l’homme, l’esprit, le chrétien ; on t’obligera à te conformer au caractère que tu t’es laissé donner. Aussi Stirner conclut-il que l’être est unique, c’est-à-dire impossible à définir ; sans prédicat, mais aussi sans vocation et sans loi[8].

Nietzsche, au contraire, a cherché à dégager la loi même de l’activité. « Or, écoutez ma parole, ô sages d’entre les sages ! Vérifiez-la sérieusement pour voir si j’ai pénétré jusqu’au cœur même de la vie, et jusque dans les recoins de son cœur !

« Où j’ai trouvé de la vie, là j’ai trouvé de la volonté de puissance ; et jusque dans la volonté du serf, j’ai trouvé la volonté d’être seigneur[9]. »

Selon Stirner, le Moi est unique et par là même souverain ; il n’y a qu’à dépenser ses forces. Selon Nietzsche, toute vie est soumise à une loi qui l’oblige à aspirer sans cesse à la puissance et par là même à se dépasser sans cesse elle-même.

e) Le christianisme

Ainsi s’expliquent les jugements que les deux philosophes portent sur le christianisme. Stirner admire d’une part, dans le christianisme, l’esprit de rebellion : le christianisme est en effet une rebellion contre la nature et une rebellion contre la société ; Jésus est un grand révolté (Empörer)[10] ; Stirner attaque d’autre part la hiérarchie morale et sociale que le christianisme a imposé au Moi.

Nietzsche trouve que l’idéal ascétique a eu cet avantage de donner, en attendant mieux, un sens à la terre ; il est préférable de vouloir le Néant que de ne pas vouloir ; mais le christianisme a été une religion de décadence, parce qu’elle a justifié l’impuissance, flatté les rancunes des petites gens et favorisé le soulèvement des esclaves qui a été préparé par les Juifs et qui a abouti à la Révolution française et à la démocratie moderne.



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  1. Nietzsche, Nachgelassene Werke, XV, 458
  2. Nietzsche, Werke, VIII, 140.
  3. Nietzsche, Werke, VII, p. 91.
  4. Nietzsche, Werke, VII, 116-118.
  5. Nietzsche, Werke, VI, 291.
  6. Nietzsche, Werke, VI, 312.
  7. Nietzsche, Also sprach Zarathustra, VI, 87.
  8. Stirner, Kleine Schriften, 116.
  9. Nietzsche, Also sprach Zarathustra, VI, 167.
  10. Stirner, Der Einzige, p. 371.