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Stirner et Nietzsche/Conclusion

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Société nouvelle de librairie et d’édition (p. 87-91).


CONCLUSION


1o Nous n’avons pas de document qui permette d’affirmer que Stirner ait eu une influence sur Nietzsche. Nietzsche ne cite jamais le nom de Stirner dans ses œuvres ; on ne trouve pas non plus ce nom dans la correspondance de Nietzsche. Il résulte simplement du témoignage d’une ou deux personnes qui ont connu Nietzsche à Bâle, que le philosophe a parlé de Stirner vers 1874. Nietzsche avait sans doute été frappé, comme J.-H. Mackay, par la courte analyse que Lange donne dans son Histoire du Matérialisme, de l’Unique et sa propriété : Lange y présente en effet le système de Stirner comme une sorte d’introduction à la métaphysique de Schopenhauer : or, Nietzsche était, dans sa première période, un fervent admirateur de cette métaphysique.

2o Si l’on compare d’autre part les idées de Stirner aux idées successives de Nietzsche, on constate que les ressemblances des deux systèmes sont bien superficielles :

Dans sa première période, en effet, Nietzsche insiste comme Stirner sur le caractère singulier du moi ; mais Stirner est arrivé à cette idée de l’unique en partant du panthéisme de Hegel et de Feuerbach ; Nietzsche y a été conduit en méditant la métaphysique de Schopenhauer et en suivant l’exemple de Richard Wagner. Stirner veut affranchir le moi de tout lien et de toute loi ; Nietzsche prêche le devoir d’originalité et de sincérité. Stirner demande que l’éducation se borne à fortifier l’esprit d’opposition ; Nietzsche exige une discipline rigoureuse. Stirner considère le réalisme comme un progrès ; Nietzsche est un humaniste qui ne voit que barbarie en dehors de l’antiquité grecque. Stirner veut que le sujet triomphe de tout objet ; Nietzsche cherche à absorber dans l’objet — un tout sujet individuel. Stirner est un esprit critique ; Nietzsche est un artiste. Stirner croit au progrès continu ; l’avènement du christianisme et de la Révolution française marquent à ses yeux des étapes importantes ; Nietzsche admire la Grèce, considère le christianisme comme une décadence et souhaite une Renaissance. Stirner est démocrate : il réclame la liberté et l’égalité pour tous ; Nietzsche est aristocrate : son idéal est l’état platonicien.


Dans sa deuxième période, Nietzsche paraît plus voisin de Stirner ; il affirme comme lui l’égoïsme et la liberté, il nie la morale, le droit et l’État, mais,

a) Tandis que Stirner veut opposer à l’égoïsme inconscient de la religion l’égoïsme conscient, Nietzsche se propose simplement d’étudier le caractère égoïste des actes et des sentiments en savant et en psychologue. Tandis que Stirner veut opposer l’intérêt personnel à tout autre intérêt, Nietzsche admet qu’il y a harmonie entre l’intérêt personnel et l’intérêt général, et ne cesse pas un instant de se préoccuper du progrès de l’humanité. Tandis que Stirner demande au Moi créateur de ne pas se rendre esclave de ses créatures, Nietzsche est fidèle à son œuvre, comme la mère est fidèle à son enfant.

b) Tandis que Stirner nie toute tradition au nom de la liberté, Nietzsche s’efforce de concilier la stabilité nécessaire à tout organisme et l’aptitude au progrès ; tandis que Stirner invite chaque individu à rejeter les chaînes du passé, Nietzsche croit devoir réserver la liberté à une élite d’esprits supérieurs.

c) Tandis que Stirner proteste contre toute règle morale par désir d’indépendance, Nietzsche attaque simplement l’intolérance ; tandis que Stirner affirme la perfection du Moi souverain, Nietzsche se plaît à constater l’irresponsabilité et l’innocence des créatures ; tandis que Stirner, heureux de voir la morale s’écrouler avec le dogme, déclare que la vie individuelle n’a d’autre fin que de se dépenser en se déployant, Nietzsche souffre de vivre dans l’interrègne moral et cherche avec passion une nouvelle table des valeurs.

d) Tandis que Stirner ne voit dans le droit qu’une superstition et ne reconnaît de réalité qu’à la puissance, Nietzsche constate que les forces s’équilibrent parfois et établissent des contrats. Stirner parle en révolté qui souffre des privations que le droit d’autrui lui impose ; Nietzsche parle comme un homme de gouvernement qui pèse les forces et dirige leur jeu.

e) Nietzsche estime comme Stirner que l’État est une institution religieuse et que la démocratie est la forme historique de la décadence de l’État ; mais tandis que Stirner est heureux d’hériter de la puissance de l’État mourant, Nietzsche hésite à porter un jugement sur l’évolution qu’il constate et préfère le progrès lent à la révolution. Stirner rappelle Jean-Jacques Rousseau ; Nietzche invoque le nom de Voltaire.

Dans sa troisième période, Nietzsche bâtit un système qui est la synthèse des théories qu’il avait exprimées dans ses deux premières périodes ; il semble pourtant que la partie critique de ce système soit moins importante que la partie positive. Il ne faut donc pas s’étonner si le désaccord entre les idées de Nietzsche et celles de Stirner apparaît nettement dans cette dernière période.

Stirner veut affranchir le Moi de toute hiérarchie ; Nietzsche réserve à une aristocratie le privilège de l’originalité, de l’égoïsme et de la liberté. Tandis que Stirner conçoit un Verein qui ne serait fondé que sur le contrat des égoïsmes et qui n’enchaînerait pas le Moi, Nietzsche rêve d’une organisation où la noblesse de la classe supérieure justifierait l’existence d’une masse d’esclaves. Tandis que Stirner veut fortifier l’esprit d’opposition, Nietzsche veut imposer une discipline rude pour créer une belle race. Tandis que Stirner n’admet aucune vocation individuelle et ne se soucie pas de l’humanité, Nietzsche estime que chaque individu doit s’imposer une tâche et que l’humanité doit se proposer un idéal. Tandis que Stirner proclame que le Moi est d’ores et déjà un être surhumain, Zarathustra annonce la venue du surhomme. Tandis que Stirner assure que le Moi parfait et indéfinissable n’a qu’à se dépenser, Nietzsche constate que la volonté de puissance oblige toute vie à se dépasser sans cesse elle-même.

Stirner admire dans le christianisme la révolte de l’esprit contre la nature et la société ; mais il condamne l’esclavage où l’Église chrétienne a maintenu les individus. Nietzsche au contraire condamne l’esprit de révolte égalitaire que le christianisme juif a communiqué aux masses ; mais il admire l’effort qu’ont fait les ascètes pour imposer un idéal aux hommes et un sens à la terre.



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