Aller au contenu

Sueur de Sang/La Boue

La bibliothèque libre.
Georges Crès (p. 143-150).

XIV

LA BOUE


Le médecin Cuche vient de donner sa démission pour cause d’impuissance à soigner les malades dans l’eau. Reçu dépêche qui promet armement et encourage à maintenir l’ordre. L’ordre existe. On meurt silencieusement. Mais la mesure est comble. »

Telle est la dépêche envoyée le 17 décembre au ministre de la guerre par le général de Marivault, successeur de M. de Kératry au commandement en chef du camp de Conlie.

Ce général était en fonctions depuis une semaine et n’avait pas encore pu visiter la dixième partie du monstrueux cloaque où pourrissaient cinquante mille hommes.

Je crois bien ! Il fallait des manœuvres de pontonniers pour franchir le moindre intervalle et on ne réussissait pas toujours à passer d’une tente à une autre. On pouvait mourir en chemin.

L’Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord et le Morbihan grouillaient dans un marécage. La Loire-Inférieure et le Finistère agonisaient dans dix pieds de fange.

Le silence était trop facile. La vase enlize le bruit aussi bien qu’elle enlize un homme, et la foudre même, quand elle s’y égare, devient presque aphone, a l’air de tousser.

Si le général en chef épouvanté, navré de douleur, indigné profondément de l’inertie ou de l’obstination du ministère, et lui-même soupçonné par ses propres hommes de cette effroyable conspiration contre la Défense nationale, n’avait, à la fin, pris sur lui l’évacuation de ce lieu de mort, le silence, bientôt, eût été vraiment absolu.

Cette foule immense, éclaircie déjà d’un sixième, se fût couchée définitivement dans la crotte liquide qui semblait monter toujours, et les historiens de la guerre franco-prussienne auraient eu à enregistrer une bataille de plus, la grande victoire de la Boue remportée sur toutes les forces vives de la Bretagne.

« Le camp de Conlie confine à la politique », écrivait M. de Freycinet, valet de bourreau du Cyclope. On n’a jamais su pourquoi. Mais il n’en fallut pas davantage pour décider du sort de ces pauvres diables extirpés de leurs familles, chauffés à blanc sur le devoir de se faire démolir en combattant pour la patrie et qui furent envoyés vivants au pourrissoir.

Sur une masse de quarante-cinq bataillons, six seulement furent opposés à l’ennemi, dans les plus atroces conditions imaginables. C’étaient les 2e et 3e de la légion de Rennes ; le 1er, de la légion de Saint-Malo ; les 1er, 2e et 3e de la légion de Redon-Montfort.

Ces troupes n’avaient jamais été exercées ni même armées. Le bataillon de Saint-Malo, par exemple, ne reçut des fusils, hors d’usage, d’ailleurs, et non accompagnés de cartouches, que le 7 ou 8 janvier, c’est-à-dire après deux mois de cantonnement dans l’horrible purée mentionnée ci-dessus et trois jours avant l’affaire décisive de la Tuilerie où on les mit en présence des formidables soudards de Mecklembourg.

Il paraît que ces fiévreux mangés de vermine et incapables de défendre leur peau une demi-minute, étaient redoutés comme chouans probables ou possibles. Rien ne prévalut contre cette imbécile crainte et les malheureux furent sacrifiés odieusement dans les circonstances précises où devait s’accomplir le dernier et suprême effort de la guerre de résistance.

Ils le sentaient bien, les infortunés Bretons qui se révoltèrent plusieurs fois et tentèrent de déserter. On les entendait à Conlie crier : « Partons, retournons chez nous. À la maison ! à la maison ! »

Ce n’était pas un complot ténébreux, mais une résolution annoncée ouvertement qui désespérait les chefs privés de moyens de répression.

L’affreux cloaque les retint plus efficacement que n’eussent pu le faire les quarante gendarmes dont chacun aurait eu à lutter contre un millier d’hommes au désespoir.

L’avenir ne le croira pas. On ne pouvait faire un pas sans enfoncer à mi-jambe. On eût dit que des mains flasques et puissantes saisissaient, au fond de chaque ornière, les sabots des misérables que les fournisseurs de l’intendance, persuadés de l’insolvabilité du camp, s’obstinèrent à ne pas chausser.

Quand les hommes avaient accompli les corvées indispensables à la quotidienne existence, ils étaient à bout de force, à moitié morts d’épuisement. On voyait des êtres jeunes et robustes, les plus intelligents peut-être, dont on eût pu faire des soldats, s’arrêter privés d’énergie, enfoncés dans la boue jusqu’aux genoux, jusqu’au ventre, et pleurer de désespoir.

Il faut l’avoir connu ce supplice de ne jamais pouvoir se coucher ! Car cette foule condamnée à mort — pour quel crime, grand Dieu ? — vit recommencer la chose qui n’a pas de nom, l’horreur sans mesure, et qui n’était encore arrivée qu’une seule fois, du célèbre naufrage de la Méduse. Une masse d’hommes forcés d’agoniser pendant des semaines, debout, les jambes dans l’eau !

Et encore les naufragés de l’Atlantique n’étaient pas sans espérance de s’étendre, un jour, fût-ce pour mourir. Chaque fois que l’un d’eux, tué par l’inanition ou gobé par le requin, disparaissait, le radeau, allégé d’autant, remontait d’une toute petite ligne. D’homicides bousculades s’ensuivirent. Ces « humains au front sublime » comme disait Ovide, faits pour contempler le ciel, étaient moins rongés par la famine que par l’ambition de revoir enfin leurs pieds…

À Conlie, cette ambition ou cet espoir était impossible. Plus on crevait, plus la boue montait. Si, du moins, c’eût été de la bonne boue, de la saine argile délayée par des météores implacables ! Mais comment oser dire ce qu’était, en réalité, cette sauce excrémentielle où les varioleux et les typhiques marinaient dans les déjections d’une multitude ?

Même après vingt ans, ces choses doivent être dites, ne serait-ce que pour détendre quelque peu la lyre glorieuse des vainqueurs du Mans qui eurent, en vérité, la partie beaucoup trop belle.

Il ne serait pas inutile, non plus, d’en finir, une bonne fois, avec les rengaines infernales dont nous saturent les moutardiers du patriotisme sur l’impartialité magnanime et le désintéressement politique de certains organisateurs de la Défense.

On essaya pourtant de jouir dans ce marécage. En attendant les quelques escadrons de uhlans ou les deux ou trois compagnies d’artillerie bavaroise qui pouvaient suffire amplement à l’extermination de cette armée sans fusils, sans tête et surtout sans pieds, le camp était assiégé par une autre armée de marchands de cidre dont les charrettes innombrables chargées de tonneaux eussent dû être réquisitionnées avec violence pour le baraquement ou le chauffage des moribonds.

Il y avait aussi des femmes, et quelles femmes ! venues, on ne savait d’où, qui compliquaient de leurs ferments la putridité générale.

C’était une chose à dépasser l’imagination, de voir ces créatures maquillées et vêtues de fange, s’accoupler, dans des coins fétides, avec d’impurs marcassins ruisselants de liquides noirs, jusque sous le nez tolérant de sous-officiers caparaçonnés eux-mêmes d’immondices.

Il y avait surtout, et l’histoire en est surprenante, une fille protégée par un vieux tringlot gardé, je crois, par pitié, et qui pourrissait à vue d’œil. L’aspect seul de ce chevalier de la couperose et de l’eczéma, muselé de croûtes perpétuelles eût dû être, pour les amateurs de sa compagne, le plus efficace des prophylactiques.

La vue même de cette compagne semblait, tout d’abord, ce qu’on peut imaginer de moins excitant. Visiblement consumée de phtisie et la face en tête de mort, on l’appelait l’Épitaphe, dénomination singulièrement expressive et presque géniale, après laquelle une tentative de portrait serait ridicule.

Eh bien ! les ravages de ce couple furent inouïs. Tout le monde voulut de cette fille et tout le monde en redemanda. Les plus favorisés ou les plus riches étaient reçus dans la voiture du tringlot, voiture hors de service et immobilisée comme tout le reste, au-devant de laquelle se liquéfiait le cheval enterré, lui aussi, dès le commencement, dans quelque chose de bleuâtre qui prétendait à l’honneur d’être de la boue. La place en était marquée, fort heureusement, par les quatre sabots en l’air, dressés au-dessus de l’effroyable magma qu’on pouvait ainsi éviter.

Les roues de ce char n’ayant pas encore succombé, l’intérieur passait pour un endroit sec, assimilable, par conséquent, aux plus lointains paradis, et les élus étaient fort enviés. On essayait, à la sortie, de les faire tomber dans le cheval.

Cependant il y avait de bons jours, des jours de vadrouille pour l’Épitaphe que ces mobilisés indéracinables appelaient alors : Madame.

Elle faisait la tournée des tentes sur une manière de traîneau dont on se lançait les cordes — équipage suggestif de la claie des suicidés — et consolait jusqu’à douze lamentateurs pour la somme de cinquante centimes.

Mais, comme disaient les gens de Lannion, c’était trop beau pour durer. Elle fut étouffée un jour par un grand gars de Pont-l’Abbé ou de Concarneau qui besognait avec énergie sans s’apercevoir qu’elle avait complètement disparu dans le « tapioca de macchabées » dont sa tente était à moitié remplie…

On s’étripa, quelques-uns se tuèrent de désespoir, la désolation fut à son comble et telle serait, d’après une légende popularisée dans les alentours, la vraie cause ignorée de l’évacuation de ce camp maudit.