Sueur de Sang/Le Fossoyeur des vivants

La bibliothèque libre.
Georges Crès (p. 133-142).

XIII

LE FOSSOYEUR DES VIVANTS


M. Joséphin Prosper Digital, autrefois connu sous le nom de Papa Joséphin, est, sans contredit, le plus honorable des prébendiers de la prostitution réglementaire. À son début, tenancier d’une des plus humbles maisons de Grenelle, il s’éleva peu à peu comme le palmier qui symbolise, dans les Écritures, la prospérité du juste.

En moins de dix ans, il devint propriétaire, au centre de Paris, d’un établissement renommé dans le monde entier. Aujourd’hui, son nom remplit les orifices de la gloire. L’Assistance publique honore en lui un de ses plus illustres munificents, et la Préfecture de police n’a pas assez d’or moulu pour inscrire le nom de cet admirable serviteur dans les diptyques des commissariats.

Depuis longtemps affranchi des grosses besognes, il s’arrondit au milieu des auréoles, en formant de nombreux disciples dans les succursales multipliées du Lupanar Métropolitain dont il est le fondateur.

L’éloge de ce lieu de délices n’est plus à faire. Tous les organes, toutes les trompes, tous les tubes et tous les placards l’ont divulgué. L’assentiment universel des visiteurs de l’Exposition le consacra.

De fait, c’est l’unique endroit des hémisphères où se puisse trouver une simili-contrefaçon garantie des béatitudes plausibles espérées par tous les ruffians.

On s’épuiserait à décrire les enfilades somptueuses des petits et des grands salons de ce caravansérail prototypique, l’éclairage lunaire des massifs de nudités disposées avec génie dans les vastes hémicycles, le choix merveilleux, presque infini, des instruments de consolation et le fonctionnement infaillible de chacun d’eux.

Enfin, on serait à bout de salive ou d’encre avant d’avoir pu décerner une congruente apothéose au marlou génial qui sut annexer furtivement à son emporium, pour la révigoration et le bon plaisir de quelques vieillards genevois ou anglo-saxons, les Catacombes de la Pudeur.

M. Joséphin n’en est pas plus fier. Ami des lois, ami de la religion et du pouvoir, ami des notaires et de la propriété, mais plus particulièrement ami de tout le monde, excepté des malheureux, il condescend à souffrir que d’innombrables individus trempent quotidiennement leurs mains dans les siennes, et ce n’est pas sans une certaine noblesse de fils de ses propres œuvres que parfois, il narre ses commencements amers.

— Ah ! ce n’était pas toujours drôle, mes enfants, quand on travaillait dans le soldat. Il fallait mettre la main à la pâte et payer souvent de sa personne. Heureusement que ma chère sainte femme, aujourd’hui défunte, était là pour me seconder. En voilà une qui doit avoir une belle couronne dans le ciel ! etc.

Comme il passe pour avoir le billet de vingt-cinq assez facile, on l’écoute naturellement avec respect.

À la longue, il est devenu spirite, puis occultiste, et, depuis quelque temps, il nage dans l’ésotérisme le plus abondant. Son premier initiateur, un mage chaldéen de la langue d’oc, en profita pour lui soutirer d’assez fortes sommes qui représentaient, ô Seigneur ! combien de soupirs ?

Cette expérience douloureuse, loin de le calmer, paraît avoir enflammé son zèle, car il sait le moyen d’égarer la vigilance des dragons du haut grimoire et, moins que jamais, il désespère d’arriver à la captation de la Clavicule et de quelques autres arcanes.

Voici maintenant l’origine vraie de l’opulence de cette crapule. Je transcris de mémoire le récit d’un pauvre diable qui le reconnut un jour, dans la rue, après quinze ans. Il ne l’avait pourtant vu qu’une seule fois, à la clarté d’une lanterne, mais en de telles circonstances que depuis lors, il n’avait jamais cessé de le voir dans sa veille ou dans son sommeil, et que, le rencontrant tout à coup au milieu des êtres vivants, il s’évanouit d’horreur.

— Vous ne savez pas ce que c’est qu’un champ de bataille, la nuit, quand les bourgeois dorment dans leurs lits. C’est une chose, monsieur, dont le Dante n’a point parlé.

Eh ! bien, écoutez. On s’était battu toute la journée, et j’étais resté dans le tas des demi-morts. Quand je dis le tas, je ne suis pas tout à fait exact. Les choses ne se passent point, en réalité, comme dans les tableaux de batailles. Ce serait une erreur de croire qu’on trouve les malheureux bougres entassés les uns sur les autres, accumulés et enchevêtrés d’une manière esthétique, étalant des blessures extrêmement nobles pour le saisissement des dames en toilettes fraîches qui se reculent pour mieux voir l’ensemble à travers un binocle d’or.

La vérité vraie, c’est qu’il y a presque toujours un intervalle de plusieurs mètres entre chaque corps, même sur les points où le combat a été le plus meurtrier, et ce n’est que dans des cas fort exceptionnels, tels que l’assaut d’un étroit ravin, sous le feu de puissantes batteries, que les cadavres s’amoncellent.

Pour ce qui est des blessures, je ne puis vous dire que ceci. Le peintre assez audacieux pour être exact passerait pour une brute immonde et serait infailliblement accusé, même par les soldats, de manquer de patriotisme.

Bref, j’avais roulé par terre au milieu de la bataille. Abruti, assourdi par le vacarme diabolique, incapable d’une idée précise, je dus demeurer longtemps immobile, presque sans souffrance, avec le souvenir vague d’un énorme coup de bâton sur la jambe gauche.

Le crépuscule tombait et le canon ne s’entendait plus déjà qu’à de longs intervalles et de plus en plus lointain, lorsque je vis arriver les Prussiens. Nous étions battus une fois de plus, évidemment, puisque ces animaux s’emparaient de nos positions.

Ah ! j’en ai vu passer du cuir bouilli, des plumes vertes aux chapeaux saxons et des casques wurtembergeois à double visière. Il y avait, je crois, des Poméraniens, des Silésiens, des Polonais, des uhlans noirs, des hussards rouges, des jean-foutres venus du tonnerre de Dieu.

J’ai vu défiler des régiments d’infanterie avec la tunique bleu sombre et le shako d’un noir brillant orné de l’aigle et de la cocarde prussienne blanche et noire ; puis des artilleurs bavarois à n’en plus finir, bleu-de-ciel, ceux-là, avec la chenille noire sur leurs damnés couvre-chefs. On en a crevé pas mal, pendant la guerre. Leurs bons frères de Prusse en fourraient partout devant eux, mais on en retrouvait toujours et c’est un miracle qu’ils ne m’aient pas écrasé sous leurs caissons.

Quand parurent les voitures d’ambulance, je me mis à pousser des hurlements dans l’espoir d’être ramassé. Peine perdue. Enfin, j’eus la chance de m’assoupir, la tête posée sur mon sac, ayant trouvé la force de le déboucler et d’étendre ma couverture sur mes pauvres jambes inertes.

Je ne sais combien de temps dura mon sommeil. Mais il paraît qu’il était l’heure de souffrir.

La procession allemande était finie. Autour de moi, le silence dans la nuit limpide, illuminée de quarante milliards d’étoiles. Au fond de l’horizon une ligne de feux pâles, attestant la présence d’un corps allemand campé là, car l’armée française devait être loin.

Les deux premières sensations, en me réveillant, furent le froid et la soif, tellement intenses l’une et l’autre, que j’exhalai un gémissement.

Aussitôt quelques voix faibles, inarticulées comme la mienne, y répondirent dans l’obscurité. Je vis alors, çà et là, quelques taches noires sur le sol tout près de moi et regardant attentivement, j’en aperçus d’autres plus loin, plus loin encore, à perte de vue. C’étaient les agonisants et les morts. Et maintenant, comme si j’avais donné le signal des plaintes, de toute la plaine m’arrivaient des râles, des sanglots et des soupirs…

Nous étions peut-être deux mille, attendant ainsi qu’on vînt nous soigner ou nous mettre en terre. Un désespoir sans mesure s’abattit sur moi.

Je pense, monsieur, qu’il faut avoir passé par là, pour oser parler de la misère de ce monde. Cela, pourtant, vous allez le voir, était peu de chose encore.

Les murmures s’éteignirent. Chaque moribond, sans doute, avait mis dans cet appel douloureux son suprême effort. Les trois quarts peut-être venaient d’expirer et le grand silence polaire s’était rétabli.

Quelles sont, là-bas, à la lisière du bois, ces ombres dressées, ces ombres inquiètes qui se meuvent sans aucun bruit ? Combien sont-elles ces figures de ténèbres qui se penchent les unes vers les autres, que je crois entendre chuchoter ?

Le taillis en vomit encore, j’en vois à ma droite et à ma gauche. Il y en avait dix, tout à l’heure, à présent, il y en a trente ou quarante.

Ces êtres s’accroupissent auprès des gisants, lacèrent les sacs, fouillent les poches, étranglent ou poignardent ceux qui les implorent. D’affreux cris s’élèvent qui ne traverseront certes pas ce désert.

Ô ciel juste ! ô Dieu de pitié ! était-ce donc pour devenir la vivante proie de ces araignées du Golgotha que ces lamentables soldats ont versé leur sang tout le jour ?

Une femme s’approche de moi. Je devine bien qu’elle sera plus féroce encore, s’il est possible, que ses compagnons. Incapable de me défendre, glacé de terreur et recommandant mon âme à l’Invisible, je ferme les yeux…

Soudainement des coups de fusil et des cris de rage éclatèrent. Une escouade allemande jaillissait à son tour du bois et tirait sur les maraudeurs. L’horrible femelle gloussait à mes pieds son dernier soupir.

Dressé sur mon séant, je vis à la clarté, cette fois, d’une lanterne, s’évanouir le troupeau sinistre furieusement talonné par les soldats.

— C’est par ici qu’il y en a le plus, dit une voix.

Je crus qu’il s’agissait des fuyards. Il s’agissait simplement des morts, c’est-à-dire de moi et de tous les autres sans distinction, que le porteur de la lanterne, requis tout exprès, devait enterrer le plus promptement possible. C’était un paysan quelconque accompagné de sa femme, l’un et l’autre armés de pioches et de pelles.

Aussitôt, ils se mirent à creuser une large fosse. Vous me croirez si vous pouvez, je ne pus pas même obtenir de ces deux individus le secours d’un monosyllabe. Ils n’étaient pourtant ni muets, ni sourds, ni étrangers, puisque je les entendais parler français.

Ils étaient simplement résolus à ne pas me répondre, comme des ouvriers qui travaillent pour un client importun, s’obstinant à me refuser le droit de n’être pas mort.

Lorsqu’à la fin, je compris ou crus comprendre que ces fantômes, encore plus funèbres que les précédents, avaient l’intention de me jeter vivant dans leur trou, je me mis à les supplier, à les conjurer avec larmes, par tout ce qui peut rester de sacré ou de redoutable aux pires canailles, de ne pas me condamner à cet inhumain supplice.

Mais, sans doute, j’avais le délire, n’est-ce pas ? Et ce délire, évidemment, s’exaspéra quand je les vis, après une demi-heure de leur effrayante besogne, recueillir autour d’eux les plus proches morts ou blessés et les précipiter pêle-mêle dans le charnier, non sans les avoir préalablement allégés de tous les objets précieux qu’ils pouvaient trouver sur ces indigents.

Cela, monsieur, je le vois encore, et je le verrai certainement toute ma vie. J’ai su, plus tard, que ces faits invraisemblables se sont produits assez fréquemment, et j’ai même entendu dire à un vieux paysan craignant Dieu, que c’était la cause des hivers plus longs et de l’infécondité significative du sol français depuis ces jours exécrables.

Cependant, il serait injuste d’en accuser les armées allemandes partout implacables pour les maraudeurs, mais qui protégèrent, sans le savoir, les fossoyeurs de vivants.

Quand vint mon tour, il paraît qu’il n’y avait plus de place. J’ignore, d’ailleurs, ce qui se passa exactement. Les ambulanciers me ramassèrent le lendemain. On m’évacua sur je ne sais quel hôpital, où ma jambe fut raccommodée, puis j’eus la chance d’être compris dans l’un des très rares échanges qui s’opérèrent, et je ne recouvrai l’équilibre de ma raison que six mois plus tard, au milieu des miens.

Mais je me souviens, avec une précision infinie, d’avoir vu cet homme, qui me prit sans doute, au dernier moment, pour un vrai cadavre, se pencher sur moi plein de soupçon, avant de partir. Je vous dis que j’ai ses traits, ses abominables traits, en caillots de sang noir, au fond de mon âme, et puisqu’il n’est plus possible d’accuser en France un maquereau milliardaire et triomphant, je prends les morts à témoin qu’il me trouvera à la fin des fins, devant un Juge qu’il ne connaît pas.