Sueur de Sang/Le grand Polaque

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Georges Crès (p. 125-132).

XII

LE GRAND POLAQUE


Mes petits cochons, gueula Proserpine, le sergent-major de la 2e, vous savez qu’on va rigoler cette nuit. Il paraît qu’ils sont quarante mangeurs de choucroute dans une maison pas bien loin d’ici. C’est un chemineau qui est venu le dire au commandant. On va leur faire un bout de visite passé minuit. C’est le lieutenant qui conduira le cotillon. Moi, j’ai dit que je trouverais bien une soixantaine de lapins de bonne volonté. On ne force personne. Ceux qui ont la chiasse sont même priés de ne pas venir. Dis donc, hé ! Polaque, tâche d’inviter tes demoiselles. »

Ce Polaque était un volontaire polonais, à peine capable de proférer quelques sons intelligibles, quand il ne parlait pas aux quatre flibustiers de sa nation dont il paraissait être le chef et qui s’étaient engagés avec lui.

On savait peu de chose de ces aventuriers à mines féroces dont personne dans le bataillon ne pouvait entendre la langue. Ils étaient venus offrir leurs services, en justifiant de leur nationalité et, sur l’heure, on les avait incorporés et armés sans en demander plus long, l’époque n’étant pas aux certificats.

Leurs noms barbares inscrits régulièrement au rôle avaient beau être vociférés à chaque appel, aucun homme n’avait pu les retenir et tout le monde se bornait à les désigner sous le nom générique de polaques impliquant, d’ailleurs, en même temps qu’une bravoure légendaire, les instincts de soulographie et de pendardise qui font impression sur le soldat.

Leur chef seul jouissait d’une épithète. On l’appelait le grand Polaque, à cause de sa taille vraiment extraordinaire. Mais il eût été peu facile de trouver un malotru plus hétéroclite et plus malgracieux.

Son aspect évoquait l’idée de quelque araignée monstrueuse, toute en pattes velues et gigantesques. Ses mains descendaient si bas qu’il aurait pu, croyait-on, ramasser des pierres sans se courber, et il était si drôlement bâti et configuré que ses moindres gestes ressemblaient à des exercices de dislocation.

Sur le tréteau d’un saltimbanque, il eût sans doute aisément désopilé le populaire, mais, ici, la robustesse exceptionnelle de ses grands membres était connue, quelques-uns ayant éprouvé, dans les premiers jours, qu’il avait la claque aussi assommante que facile, et les plus malins renfonçaient avec prudence la faribole en leurs gésiers.

Cette espèce de chef de clan qui ne parlait pas le français, mais le comprenait fort bien, s’inclina en manière d’assentiment, et s’éloigna pour aviser de l’aubaine ses compatriotes dont la joie fut aussitôt manifeste.

Ces aventuriers, heureux de l’annonce d’un casse-cou, faisaient évidemment la guerre en vrais Slaves qu’ils étaient, pour le seul plaisir, à plusieurs milliards de lieues de tout préjugé politique ou patriotique. L’imagination pouvait voir en eux les tziganes du chambardement et du massacre…

Le sergent-major n’eut pas trop de peine à rassembler son contingent de lascars. Il prit simplement la fine fleur de la troupe, étant le doyen des sous-officiers du bataillon, pleinement accrédité par le commandant qui savait que nul ne serait aussi capable de conditionner le bouquet de chenapans intrépides qu’il lui fallait pour son coup de main.

Personnellement, Proserpine était un vieux brave tranquille, qui avait longtemps servi en Afrique, et ne possédait de remarquable que son nom mythologique.

Retraité depuis dix ans dans un village d’Eure-et-Loir, il avait repris le service aussitôt après Sedan et s’était déjà signalé dans plusieurs affaires. Mais il n’était, en somme, rien de plus que le chef subalterne mentionné dans toutes les légendes militaires, dont le rôle banal et surnaturel consiste à faire entrer l’âme sanglotante ou furibonde de la patrie dans les brutes qu’il commande — et à mourir ensuite, s’il le faut, sans indignation ni gémissements, dans les pitoyables bras des Capitaines invisibles…

Le départ eut lieu vers une heure du matin, à la lueur passablement sinistre d’une lune déclinante sur le point de disparaître. Le froid était vif et le silence profond dans la campagne. Toutes les précautions avaient été prises pour que le défilé ne troublât pas le léger sommeil des lutins de l’Inquiétude.

La distance était faible, d’ailleurs, six kilomètres à peine. On était sûr de tomber sur les Allemands vers deux heures. On les trouverait endormis pour la plupart et on les éveillerait gentiment à coups de baïonnettes.

Proserpine et le lieutenant marchaient les premiers, immédiatement suivis des cinq Polonais, choisissant avec soin les endroits les plus ombreux, les contrebas et les plis du sol pour y faire passer leur monde, préoccupés avant tout de n’être pas aperçus.

À la fin du premier quart d’heure, le rougeâtre fragment de lune qui les impatientait était au moment de tomber sous l’horizon, lorsqu’un petit corps blanc passa brusquement à deux pas en avant du sergent-major, coupant le sentier de gauche à droite et s’évanouit dans un fourré.

Proserpine remarqua que les étrangers se signaient avec dévotion, ce qui pouvait étonner de la part de tels forbans, mais il se souvint aussitôt de la singulière croyance orientale qui veut qu’en de pareilles expéditions, la rencontre subite d’un lièvre soit un présage d’insuccès fatal.

Au même instant, le petit souffle noir qui passe au-dessus des champs lorsque la lune se couche — comme si cet astre, glissant, tirait un rideau sur la terre — vint geler la face des soixante noctambules.

Il sembla, dès lors, qu’une tristesse pénétrante flottait au-dessus de ces marcheurs. Toutefois, le geste pieux des Polaques n’avait rien modifié de leur attitude. Ils étaient toujours énigmatiques et résolus, ayant visiblement sacrifié leur peau depuis très longtemps.

Halte ! Le mot chuchoté saute silencieusement d’homme à homme, jusqu’au dernier.

On vient de marcher une demi-heure encore. Le but doit être proche, que diable ! Proserpine qui ne connaît pas le pays et qui se défie de ses vieux yeux, a même cru voir une lumière. Mais c’est un symptôme plus grave qui arrête la petite colonne.

Quelques oiseaux qui devraient être profondément endormis se sont envolés en piaulant d’un sombre massif de jeunes sapins et de broussailles, à la distance de cinquante pas environ, et ce n’est certainement pas la très sourde approche des arrivants qui a pu les effrayer.

Il est absolument nécessaire de sonder ce coin ténébreux avant de pousser plus loin. Car enfin, on ne s’est mis en marche, après tout, que sur le rapport d’un vagabond, et le commandant a prescrit la plus excessive prudence.

Spontanément, le grand Polaque se détermine, refusant même d’être accompagné de ses quatre amis frémissants. Dédaigneux de toute précaution, une demi-douzaine d’enjambées le portent jusqu’au taillis suspect.

Quelques secondes s’écoulent, puis un cri bref d’agonisant et le bruit des pas de deux ou trois hommes en fuite. Le grand Polaque reparaît, traînant le cadavre d’un chasseur saxon qui cherchait à l’étrangler dans l’obscurité et dont il vient de broyer la colonne vertébrale en le ceinturant de ses terribles pattes de crabe. Les autres ont décampé sans décharger leurs fusils, n’étant venus que pour observer, et se replient sans aucun doute pour donner l’alarme.

À partir de ce moment, les minutes devenaient aussi précieuses que les plus rares trésors. Il fallait nécessairement ou retourner en arrière, ce qui n’entrait dans la pensée d’aucun de ces braves, ou prendre l’offensive avec impétuosité. Quelques-uns y laisseraient très certainement leur carcasse, mais au fond, cela leur allait mieux que d’éventrer des gens endormis.

Sur un commandement de l’officier, toute la bande s’élança donc, baïonnette au vent, dans la direction présumée du gîte prussien.

Ici, je l’avoue, l’horreur est assez copieuse. Les quarante Allemands signalés pouvaient être environ cinq ou six cents. Une fois de plus on avait donné dans le piège vulgaire du faux patriote espion que les bons Germains employèrent si souvent avec succès.

Quelques minutes après, les soixante volontaires enveloppés de toutes parts, hébétés par la surprise d’apercevoir autour d’eux un si grand nombre de soldats et ne recevant aucun ordre de tirer sur des ennemis qui ne tiraient pas eux-mêmes, virent arriver un officier supérieur accompagné d’un porte-flambeau qui s’adressa tout de suite au lieutenant.

— Monsieur, vous êtes un contre dix, l’honneur est sauf et vous pouvez vous rendre sans honte. Pourquoi condamner à mort de si braves gens ?

Il y eut un moment d’énorme stupeur. C’était donc pour cela qu’on était venu ! Le lieutenant peu héroïque sans doute, alarmé de l’imminence d’un massacre inutile, subjugué peut-être aussi par le ton tranchant de ce victorieux, ne vit pas immédiatement la réponse qu’il y avait à faire.

Le grand Polaque répondit pour lui. Une gifle surhumaine paraissant emplir le ciel d’Orient en Occident s’abattit sur la face du chef prussien démantibulé du coup.

Ce fut le signal d’une fusillade enragée qui faucha, dans une seconde, le lieutenant, le sergent-major et un bon tiers de leur effectif. Les Polaques, miraculeusement préservés, s’élancèrent alors dans la masse allemande, entraînant les autres par leurs cris sauvages.

Et ce fut la grande fête, le joyeux jubilé du sang pour ces exilés devenus comme la tempête et qui s’estimaient peut-être autant que des Jagellons.

Quelque incroyable que cela puisse paraître, il ne fallut pas moins d’une heure pour les tuer, ces tueurs effrayants qui ne s’arrêtaient pas d’égorger et, lorsque tous les autres étant morts, le grand Polaque n’ayant plus de bras, plus de visage, plus de voix et percé de cinquante coups dut expirer à son tour, les Prussiens, inimaginablement décimés, eurent peur !