Suite de Joseph Delorme/« Jeune, avide, inconnu, j’ai désiré la gloire »

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XIV


My shame in crowds, my solitary pride
Goldsmith, the Deserted Village.


Jeune, avide, inconnu, j’ai désiré la gloire,
J’ai voulu quelque éclat à mon front ennobli ;
Puis, quand j’eus obtenu plus que je n’osais croire,
J’ai soudain demandé l’oubli.

J’ai fait, pour regagner l’obscurité première,
Le contraire des forts et des cœurs glorieux ;
Je me suis tu longtemps, j’ai caché la bannière
Qu’appelaient déjà bien des yeux.

J’ai fui mon nom redit et le bruit déjà proche,
Aussi prompt, je crois bien, qu’un autre, aux jours passés,
Que voulait faire évêque Aquilée, Antioche,
Fuyait les peuples empressés.

J’ai fui du nid qu’on guette et du buisson qui chante,
J’ai laissé mon sentier de peur qu’on le connût ;

Et dans la foule entré, dans la poudre mouvante,
L’un de tous, j’ai payé tribut.

Et ce n’est plus qu’au soir, par la lande secrète,
Sous les rares croissants, qu’au verger désiré,
À l’ermitage en fleurs, Vaucluse du poëte,
J’ai repris le rêve sacré,

Trompant l’œil curieux, le passant qui m’effraie,
Qui, dès qu’il sait sa route à quelque frais réduit,
Passe auprès chaque fois, et secouant la haie,
Réclame, comme un droit, son fruit ;

Non pas au moins, non pas qu’entre tous il vous aime,
Non qu’il vive des sucs arrosés de vos pleurs ;
Car au détour de là, tous fruits, les moindres même,
Lui sont aussi bons ou meilleurs.

Or, si j’étais ainsi, quand, par pudeur pour elle,
La Muse me vouait aux seuls échos des bois,
Qu’est-ce donc à présent qu’un tendre amour s’y mêle
Et qu’un nom tremble dans ma voix ?

Ô sainte Poésie, intime, et qu’il faut taire,
Belle aujourd’hui pour une…, un jour pour quelques-uns ;
Mon secret devant tous, mon orgueil solitaire,
Amour a doublé tes parfums !

Aussi je viens à toi, mais plus timide encore.
De moi laissant au monde un spectre sans chanson,
Une ombre qui sourit : l’âme a suivi l’aurore
Et se renferme en son buisson.

Au loin l’air retentit ; l’orme superbe expose
Mille prix disputés à ses rameaux pendants :

Le buisson s’épaissit d’une fleur longtemps close,
Qui ne se penche qu’en dedans.

Hélas ! et bien souvent en vain elle se penche,
Car Celle qui devait à temps la respirer,
Craintive, ne vient pas, et la rose trop blanche
Aura passé sans enivrer.

Poésie odorante, immobile et pâlie !
Berceau tout d’épaisseur, et d’ombre, et de gazon !
Blancheur que nul zéphyr n’essuie et ne déplie !
Rosée où ne boit nul rayon !

Oh ! puisse-t-il un jour, si chéri dans son ombre,
Berceau qui nous aura, tous deux, si peu reçus,
Sous ses rameaux baissés, toujours clos au grand nombre,
Mais des vrais amants aperçus,

Puisse-t-il immortel, dans sa fleur encor rare,
Peindre aux tendres heureux nos noms avec honneur,
Et par nos chants si doux sous le sort qui sépare,
Leur dire d’aimer leur bonheur !