Suite de Joseph Delorme/« Non, je ne chante plus… l’oiseau sous le feuillage »

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XVI


Qui sapit in tacito gaudeat ille sinu.
Tibulle.
. . . . . . . fut heureux en silence.
André Chénier.


Non, je ne chante plus… l’oiseau sous le feuillage
Aux instants les plus doux n’a de chants ni de voix ;
Perdu dans son bonheur comme en un saint orage,
Il a peur d’éveiller l’écho jaloux des bois.
Il soupire, il se tait ; il palpite, il expire ;
Il ne confierait pas au plus voisin zéphire
Le moindre son brillant pour être rapporté ;
Tout son souffle amoureux est à la volupté.
Que lui font les concerts des hôtes du grand chêne,
Tous ces gosiers rivaux chantant à pleine haleine,
Bruyants et glorieux, purs favoris de l’art,
Ou ceux dans leur buisson qui chantent à l’écart ?
Que lui fait qu’on le croie absent ou mort lui-même ?
Que, ne l’entendant pas, on ignore qu’il aime,
Et qu’on dise en riant qu’il s’est évanoui ?
Si le bonheur nous prend, taisons-nous aujourd’hui !
Ton sein contre le mien, ô ma belle oppressée,
Comme un calice plein gardons notre pensée !
Ta voix qui balbutie est douce en se brisant,
Et ta lèvre me parle un parler suffisant.
Loisirs et souvenirs viendront trop tôt, je pense ;
Trop tôt le sort fâcheux, l’empêchement, l’absence
(Oh ! jamais la froideur, jamais !), mais l’âge enfin,
Nous sèvreront du bien, seul réel et divin

Que ferons-nous alors, mon âme ? que ferai-je,
Sinon de déployer ce qu’aujourd’hui j’abrège,
De rouvrir en pleurant tous mes bonheurs secrets,
Et, n’en jouissant plus, de les chanter après[1] ?


  1. « Je n’ai jamais conçu l’amour sans le mystère, et là où était le mystère, là pour moi déjà était l’amour. » (Pensées de Joseph Delorme.) — Κρυπταδιὴ φιλότης, a dit Mimnerme, — Mimnerme, ce huitième Sage de la Grèce, celui qu’on aurait droit d’appeler le Sage du plaisir.