Suite de Joseph Delorme/Le Contre-temps

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Suite de Joseph DelormeMichel Lévy frères. (p. 195-197).

LE CONTRE-TEMPS


Ibam forte via sacra
Horace.


Par un des gais matins de l’avril le plus doux,
Vers onze heures, j’allais, rêveur, au rendez-vous,

Sans hâte, et du soleil, au bon côté des rues,
Essuyant pas à pas les tiédeurs reparues,
M’arrêtant aux rayons comme aux blés le glaneur :
Il est mieux de marcher lentement au bonheur.
Mais voici qu’en songeant, un détour téméraire,
Un caprice me pousse au seuil de mon libraire,
Et là Ballanche était, Ballanche, fils d’Hébal,
Fils d’Orphée, empêché dans un siècle inégal,
Et qui, d’un imprimeur en quête dès l’aurore,
Voit sa Thèbes pendante et ne pourra la clore.
— « Oh ! bonjour ; vous voilà. De quel côté, dit-il,
Allez-vous ? » — Et déjà je sentais le péril :
— « Je suis pressé, je cours. » — Mais vainement j’élude :
« Je vous suis, » m’a-t-il dit avec béatitude.
Il le faut : nous marchons ; à son pas enchaîné,
J’avais la demi-heure, et je me résignai.
Oh ! si tu n’as pas vu le personnage, Amie,
Si tu n’as pas dix fois ouï sa bonhomie,
Tu te figures mal le sort et les malheurs,
Et les tiraillements et les lutins railleurs
D’un amoureux, tandis que Ballanche s’explique :
Jamais je ne l’ai vu si palingénésique,
Si lent dans sa parole et dans sa fluxion,
Si traînant à franchir l’initiation.
Comme à l’Égyptien sous la funèbre voûte.
Chaque coin me semblait un degré qu’on redoute,
Une épreuve, un écueil, un dur cap à doubler.
Et ton poète aussi venait se rappeler,
Régnier, — et ton plaideur, Horace, — et me sourire,
Et du bout de leur trait attiser mon martyre !
Certes dans ce moment, plaideur, rimeur outré,
Humanitaire enfin, j’eusse tout préféré,
Tout, excepté Cousin qui jamais ne vous lâche !
« — Monsieur, disait Ballanche, or mon œuvre, ma tâche,

C’est ma chair et mon sang ! » — Et comment quitter là,
Je vous prie, et brusquer auteur qui dit cela ?
Comment lui voir le sang couler, sans qu’on y mette
La main, au moins le doigt, d’un mouvement honnête ?
J’écoutais, j’expiais, et j’avais mérité
Plus d’un beau rang déjà dans sa noble Cité,
Dans sa Cité future,… hélas ! quand midi sonne,
Midi, l’heure chérie, où Celle qui la donne
Doit arriver là-bas et va chercher longtemps
L’Ami pour qui son cœur célèbre le printemps.
Nous, en plein Carrousel nous étions : — « Je découvre
Que votre œuvre, monsieur Ballanche, est comme un Louvre,
Dis-je aussitôt, le Louvre aperçu de ce lieu :
Il n’y manque qu’une aile, il faut la faire : adieu ! »
Et sur ce mot adieu ! j’échappe et me dégage ;
Lui, bâille et rit, content du compliment pour gage,
Humant ma flatterie en face du beau ciel,
Et digérant longtemps ce doux gâteau de miel !

— Oh ! laissons-les de loin et mourir et renaître,
Ces rêves nés à l’âge où l’Amour n’est plus maître,
Systèmes qu’un mot flatte, et qui se croient moins faux ;…
Nous, comptons nos saisons par des baisers nouveaux !


(Il ne faudrait pas voir dans cette pièce autre chose qn’une plaisanterie innocente, entre amoureux, envers un homme qu’on vénère d’ailleurs, mais dont une fois on a souri)