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Suite de Joseph Delorme/Texte entier

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Suite de Joseph Delorme
Poésies de Sainte-BeuveMichel Lévy frères. (p. 173-301).




SUITE
DE
JOSEPH DELORME
——
POÉSIES DU LENDEMAIN OU DANS LE MÊME TON


À MADAME ADÈLE J…


qui avait lu avec attendrissement les poésies du jeune auteur qu’elle croyait mort.


Et c’est lui, c’est bien lui dont tous avez parlé :
Si vous l’aviez connu, vous l’auriez consolé !
Vous me l’avez écrit ; n’est-il pas vrai, Madame ?
Et depuis bien des nuits ce mot me trouble l’âme,
Et je me dis souvent qu’il aurait été doux
Pour lui, d’être compris et consolé par vous.

Mais, saviez-vous, hélas ! compatissante et belle,
En écrivant ce mot à son ami fidèle,
Saviez-vous ce que fut celui que nous pleurons ?
Saviez-vous ses ennuis, tous ses secrets affronts ;
Tout ce qu’il épanchait de bile amère et lente :
Que ce marais stagnant avait l’onde brûlante ;
Que cet ombrage obscur et plus noir qu’un cyprès
Donnait un lourd vertige à qui dormait trop près ?…
Savez-vous de quels soins, de quelle molle adresse

Vous auriez dû nourrir et bercer sa tendresse ;
Que même entre deux bras croisés contre son cœur,
Il eût aimé peut-être à troubler son bonheur,
Et ce qu’il eût fallu de baisers et de larmes ?…
Et savez-vous aussi, vous, brillante de charmes,
Que ce jeune homme, objet de vos tardifs aveux,
N’était point un amant aux longs et noirs cheveux,
Au noble front rêveur, à la marche assurée,
Qu’il n’avait ni cils blonds, ni prunelle azurée,
Ni l’accent qui séduit, ni l’œil demi-voilé ?…
Pourtant vous avez dit : Je l’aurais consolé !

Le dites-vous encor ? car si vous l’osez dire,
Si, le connaissant mieux, la pitié qu’il inspire
Résiste en vous. Madame, au mépris, à l’effroi,
Si vous me répétez : Que ne vint-il à moi ?
Ah ! qui sait ? — de la tombe, où son humeur sauvage
Et son besoin d’aimer l’ont conduit avant l’âge,
— Qui sait ? — certain d’avoir enfin à qui s’unir,
Ce mot puissant pourrait le faire revenir.
Au fond de votre parc, dans la plus sombre allée,
Vous le verriez, un soir, de dessous la feuillée
Sortir, et, s’avançant au milieu du chemin,
Se nommer, vous nommer et vous prendre la main ;
Et l’un l’autre d’abord croyant vous reconnaître,
Comme deux âmes sœurs qu’un même astre a vu naître,
Vous parleriez longtemps ; il vous dirait son mal,
Vous lui diriez le vôtre, et vos ennuis au bal,
Vos vingt-cinq ans, le vide où leur fuite vous laisse,
Comment aux vœux légers succède la tristesse,
Et ce qui fit qu’un jour votre gaieté changea
Puis vos loisirs, vos vers, — tout ce qu’il sait déjà ;
Il irait au-devant des phrases commencées,
Et vous l’écouteriez achever vos pensées.

Lui, sûr d’être compris pour la première fois,
Lisant dans vos regards, ému de votre voix,
Se sentirait moins prompt à rompre un nœud qu’il aime,
À refermer sa tombe, à se clore en lui-même ;
Il oublierait qu’il n’est qu’un fantôme incertain,
L’ombre de ce qu’il fut à son riant matin ;
Il vivrait, retrouvant un reste de jeune âge :
Les cieux sont plus brillants le soir d’un jour d’orage !
Il rouvrirait son toit aux songes amoureux,
Et redeviendrait bon, fidèle, et presque heureux.


À MADAME PAULINE F…


Le fleuve Poésie épand ses chastes eaux
Tantôt le long des prés, tantôt dans les roseaux,
Aux flancs des verts rochers que tapisse la vigne,
À travers de grands lacs où navigue le cygne ;
Il devient lac lui-même, et, bien loin des cités,
Sans trace de limon dans ses flots argentés,
Il s’endort et s’oublie en plus d’un golfe sombre,
Sous des bois où jamais midi ne perce l’ombre ;
Il baigne, arrose, emplit de bruits harmonieux
Les saules ignorés, les échos de ces lieux ;
Et tandis que la foule, esclave de la gloire,
Aux endroits fréquentés se presse et croit y boire,
Et, pareille au troupeau qui trouble le courant,
N’y boit que sable et fange ainsi qu’en un torrent,
Loin de là, sur ces bords où tout n’est que silence,
Sur ces tapis de mousse, asile d’indolence,

Quelque fleur rare et tendre, un lis au front penché,
Un bleuâtre hyacinthe, à tous les yeux caché,
Puise à l’eau sa fraîcheur, et se mire sans peine
Dans ce fleuve aussi pur qu’une claire fontaine.

Oui, vous êtes, Madame, oui, vous êtes la fleur,
L’hyacinthe caché, dont la tiède pâleur,
Dont la tige, docile au zéphyr, fut choisie
Pour se pencher au bord du fleuve Poésie.

Ce fut hasard, bonheur, presque un jeu du destin !
Vous n’aviez pas quitté, dès votre humble matin,
La maison maternelle où la vierge s’ignore ;
L’époux qui vous y prit vous y laissait encore ;
Il partait en voyage, et vous restiez toujours
À voir ces escaliers, ces murs, ces mêmes cours,
Où vous aviez joué dans votre enfance heureuse,
Où jouait votre enfant, jeune mère rêveuse !
Ainsi pouvaient passer les saisons et les ans
Dans les devoirs soumis, dans les soins complaisants ;
Et si la Poésie, à votre seuil venue,
N’eût parlé la première à votre âme ingénue,
Jamais vous ne l’eussiez été chercher ailleurs ;
Vous n’auriez pas troublé vos jours intérieurs
Pour de lointains désirs ; car vous êtes de celles
Qui gardent dans leur sein leurs douces étincelles,
Qui cachent en marchant la trace de leurs pas.
Qui soupirent dans l’ombre et que l’on n’entend pas,
Vous eussiez toutefois été toujours la même ;
Cette âme délicate et discrète, qu’on aime,
Eût versé tout autant de parfums et d’amour
À l’enfant chaque soir, à l’époux au retour.
Mais vous n’auriez pas su ce qu’est la poésie,
Et que, pour recevoir cette vive ambroisie,

Vous étiez préparée entre les cœurs mortels,
Autant qu’un vase d’or pour le vin des autels,
Qu’un encensoir vermeil pour la myrrhe embrasée,
Qu’un calice entr’ouvert pour l’humide rosée.

Cependant, par hasard, dans la même maison,
Du même âge que tous, de la même saison,
Croissait et fleurissait une jeune compagne,
Qu’un noble enfant, un jour, arrivé de l’Espagne,
Vit, aima, poursuivit ardemment en chemin,
Et dont il eut bientôt le cœur avec la main :
Cet époux d’une amie était un grand poète ;
Et dès lors vous voilà, du fond de la retraite,
Initiée au prix des plus divins trésors,
Recevant un reflet des clartés du dehors,
Des plus glorieux noms respirant les prémices
Avant cette rumeur qui trouble nos délices ;
Vous voilà recueillie, et les yeux rayonnants,
Lisant leur âme à nu sur ces fronts étonnants,
— Ce qu[ils ont dû souffrir, — ce qu’un Dieu leur destine ;
Une fois vous avez entendu Lamartine ;
Pour vous rien n’est perdu dans vos jours enchainés,
Vous sentez en silence et vous vous souvenez.

Et, dans le même temps solitaire et secrète,
Toute à l’époux absent que votre cœur regrette,
Toute à l’enfant chéri qui croît sous vos baisers,
Vous contenez en vous vos désirs apaisés ;
Vous calmez d’un soupir votre âme douloureuse,
Et, triste quelquefois, vous savez être heureuse.

Heureux, heureux aussi quiconque près de vous
A vu sous ses regards luire vos yeux si doux !

Qu’il soit peintre ou poëte, il emporte une image
Qui brillera longtemps sur son obscur voyage.
Souvent, dans ses ennuis, il croira vous revoir,
Pâle et pensive, assise à la fenêtre au soir,
Suivant d’un œil distrait quelque tremblante étoile,
Dont le rayon expire à votre front sans voile,
Attentive à des chœurs lointains, mystérieux,
Et vos longs doigts jouant sur vos sourcils soyeux.


LA VALLÉE AU LOUP[1]


Frigidus, o pueri, fugite hinc ! latet anguis in herba.
Virgile.


Que ce vallon est frais et que j’y voudrais vivre !
Le matin, loin du bruit, quel bonheur d’y poursuivre
Mon doux penser d’hier, qui, de mes doigts tressé,
Tiendrait mon lendemain à la veille enlacé !
Là mille fleurs sans nom, délices de l’abeille ;
Là des prés tout remplis de fraise et de groseille ;
Des bouquets de cerise aux bras des cerisiers ;
Des gazons pour tapis, pour buissons des rosiers ;

Des châtaigniers en rond sous le coteau des aulnes ;
Les sentiers du coteau mêlant leurs sables jaunes
Au vert doux et touffu des endroits non frayés,
Et grimpant au sommet le long des flancs rayés ;
Aux plaines d’alentour, dans des foins, de vieux saules,
Plus qu’à demi noyés, et cachant leurs épaules
Dans leurs cheveux pendants, comme on voit des nageurs ;
De petits horizons nuancés de rougeurs,
De petits fonds riants ; deux ou trois blancs villages
Entrevus d’assez loin à travers des feuillages ;
— Oh ! que j’y voudrais vivre, au moins vivre un printemps,
Loin de Paris, du bruit, des propos inconstants,
Vivre sans souvenir ! —

Vivre sans souvenir ! — Mais, ô Muse, prends garde ;
Muse naïve, avant de t’oublier, regarde ;
Le venin du crapaud souille parfois la fleur ;
Quand on gémit, parfois rit un écho railleur.
Regarde, écoute et vois ! — Le sourire à la bouche,
Là-bas, à pas furtifs, l’œil timide et farouche,
As-tu vu dans le bois glisser ce promeneur ?
On dirait que glapit un follet ricaneur ;
C’est ainsi que s’exhale, à lui, sa poésie !
Faux, clandestin, amer, gonflé de jalousie,
Amoureux de la palme et n’osant la saisir,
Et ne pouvant, il ronge et creuse son loisir ;
Au fond de son divan, couché seul et sans joie,
Sans ami, sans maîtresse, et la main sur son foie,
Tantôt pour se distraire il rêve un rêve impur,
Invente en volupté quelque délire obscur,
Et, les falsifiant, combine avec caprice
Ces doux biens que nous fit la Nature nourrice ; —
Ou, regrettant des jours trop affreux une fois,
Tantôt il se provoque à détester les rois ;

Dès l’aurore, en ces lieux où tout veut que l’on aime,
Jaloux de ce qui luit, même du diadème,
Il jure outrage et haine à ces vieux fronts courbés,
Il fouille dans l’abîme où, morts, ils sont tombés :
Son roman se réchauffe aux crimes de l’histoire ; —
Ou tantôt, laissant là leur éteinte mémoire,
Il s’acharne au Génie et maudit les talents,
Ces autres rois du monde, aux fronts étincelants ;
Il les guette, il voudrait les souiller, mais il n’ose ;
Il tourne autour, et, comme un serpent dans la rose
Glisse en sifflant, il glisse et siffle avec douleur,
Et le fiel infiltré colore sa pâleur.
Muse, Muse aux pieds nus, qui cours dans la rosée,
Ne va pas te jouer à sa tête écrasée,
Car il pique en mourant ; — de ces ombrages verts
Fuis plutôt, porte ailleurs ta corbeille et tes vers !
À le savoir si près, tes molles fantaisies
Comme d’un froid mortel se sentiraient saisies ;
Ta voix ferait silence aux tons les plus touchants ;
Son mauvais œil de loin fascinerait tes chants,
Viens ; à ce prix laissons cette fraîche vallée ;
Mieux vaut encor pour toi ma plaine désolée !


15 mai.

POUR MON AMI ULRIC GUTTINGUER[2]

I

STANCES


Par ce soleil d’automne, au bord de ce beau fleuve,
Dont l’eau baigne les bois que ma main a plantés,
Après les jours d’ivresse, après les jours d’épreuve,
Viens, mon Âme, apaisons nos destins agités ;

Viens, avant que le Temps dont la fuite nous presse
Ait dévoré le fruit des dernières saisons,
Avant qu’à nos regards la brume qu’il abaisse
Ait voilé la blancheur des vastes horizons ;

Viens, respire, ô mon Âme, et, contemplant ces îles
Où le fleuve assoupi ne fait plus que gémir,
Cherche en ton cours errant des souvenirs tranquilles
Autour desquels aussi ton flot puisse dormir.

Dépose le limon qu’a soulevé l’orage ;
L’abîme est loin encore, il nous faut l’oublier ;
Il nous faut les douceurs d’une secrète plage :
J’attache ma nacelle au tronc d’un peuplier.


Hélas ! dans ces jardins, dont j’aime le mystère,
Que de jours écoulés, sereins ou nuageux !
À midi sur ce banc s’asseoit encor mon père ;
Mes filles ont foulé ces gazons dans leurs jeux.

Sous ces acacias, les pieds dans la rosée,
J’ai quelquefois, dès l’aube, égaré la beauté :
L’oiseau chantait à peine, et la fleur reposée
Assemblait un parfum chargé de volupté.

Après bien des détours dans l’ombre et sur la mousse,
L’aurore avec le jour amenait les adieux !
En me disant Demain, que sa voix était douce !
Que loin, en la quittant, je la suivais des yeux !

Puis je m’en revenais, solitaire et superbe,
Recevant le soleil et l’air par tous mes sens,
Cueillant le frais bouton, ramassant le brin d’herbe,
Et le cœur inondé d’harmonieux accents.

Voici toujours les lieux, les places trop connues,
Et l’ombre comme hier flottant dans ce chemin :
Vous toutes, seulement, qu’êtes-vous devenues ?
Et quelle autre, à mon bras, doit y marcher demain ?

Je n’ai point passé l’âge où l’on plaît, où l’on aime ;
Mes cheveux sont touffus et décorent mon front ;
Les regards de mes yeux ont un charme suprême,
Et, bien longtemps encor, les âmes s’y prendront.

Mais que pour cette fois ce soit une belle âme,
Tendre et douce à l’amour, et légère à guider,
Qui de jeunes baisers rafraîchisse ma flamme,
Me couvre de son aile et me sache garder ;


Qui, des rayons de feu que lance ma paupière,
Réfléchisse en ses pleurs la tremblante clarté,
Et sans orage au ciel, sans trop vive lumière,
Se lève sur le soir de mon rapide été !

Que l’oubli du passé me vienne à côté d’elle ;
Que, rentré dans la paix, je craigne d’en sortir…
Que cet amour surtout, bien que noble et fidèle.
Au cœur pieux des miens n’aille pas retentir !


II

DÉSIR


Eh quoi ! ces doux jardins, cette retraite heureuse,
Qui des plus chers désirs de mon âme amoureuse
Enferme les derniers ;
Beaux lieux dont je n’ai vu que l’enceinte, bordée
De mélèzes en pleurs et d’arbres de Judée
Et de faux-ébéniers ;

Bosquets voilés au jour, secrètes avenues,
Dont je n’ai respiré les odeurs inconnues
Que par la haie en fleur ;
Au bord desquels, poussant mon alezan rapide,
J’ai souvent en chemin cueilli la feuille humide
Pour la mettre à mon cœur ;

Quoi ! ces lieux de son choix, ces gazons qu’elle arrose.
Ces courbes des sentiers dont à son gré dispose
Un caprice adoré ;

Ce plaisir de ses yeux, son bonheur dès l’aurore ;
Tout ce qu’elle embellit et tout ce qu’elle honore,
Demain je le verrai !

Je verrai tout : déjà je sais et je devine ;
Je suis sous les berceaux sa démarche divine
Et son pas agité ;
Je l’imagine émue, en flottante ceinture,
En blonds cheveux, plus belle au sein de la nature,
Ô Reine, ô ma Beauté !

Oh ! dis, en ces moments de suave pensée,
Lorsqu’au pâle rayon dont elle est caressée
L’âme s’épanouit,
Comme ces tendres fleurs que le soleil dévore,
Que le soir attiédit, et qui n’osent éclore
Qu’aux rayons de la nuit ;

Quand loin de moi, sans crainte et plus reconnaissante,
Tu nourris de soupirs cette amitié naissante
Et ce confus amour ;
Quand sur un banc de mousse, attendrie et pâlie,
Tu tiens encor le livre et que ton œil oublie
Qu’il n’est déjà plus jour ;

Quand tu vois le passé, tous ces plaisirs factices,
Tous ces printemps perdus comparés aux délices
Qui germent dans ton cœur ;
Combien pour nous aimer nous avons de puissance,
Mais que, même aux vrais biens, le mensonge ou l’absence
Retranchent le meilleur ;

Oh ! dis, en ces moments d’abandon et de larmes,
Sens-tu tomber tes bras et se briser tes armes
Contre un amant soumis ?

Sens-tu fléchir ton front et ta rigueur se fondre
Et les gémissements essayer de répondre,
Quand de loin je gémis ?

Oh ! dis, sous la fraîcheur du plus charmant ombrage,
Dans tes loisirs sans fin, toujours et sans partage
Suis-je en ton souvenir ?
Dis, songeant au réveil que dans ta chère allée,
Sous l’arbre confident de ta plainte exhalée,
Demain je dois venir,

As-tu, ce matin même, as-tu revu les places,
As-tu peigné le sable ou se verront tes traces
Et les miennes aussi ?
As-tu bien dit à l’arbre, aux oiseaux, à l’abeille,
Au vent, — de murmurer longtemps à mon oreille :
 « C’est ici, c’est ici !

« Ici qu’elle est venue, ici que, solitaire,
« S’est lentement en elle accompli ce mystère
 « Qui nous change en autrui ;
« Ici qu’elle a rêvé qu’elle s’était donnée,
« Ici qu’elle a béni le jour, le mois, l’année
 « Qui l’uniront à lui ! »

Vœu sacré ! — Mais au moins, pour demain, belle Élise,
N’est-il pas, n’est-il pas, vers cette heure indécise
Où tout permet d’oser,
N’est-il pas un sentier dans le myrte et la rose,
Un bosquet de Clarens où le ramier se pose,
Où descend le baiser ?


III


Quod mihi si secum tales concedere noctes
Illa velit, vitæ longus et annus erit ;
Si dabit hæc multas, fiam immortalis in illis
Nocte una quivis vel Deus esse potest.

Properce.


Au temps de nos amours, en hiver, en décembre,
Durant deux nuits souvent enfermés dans sa chambre[3],
Sans ouvrir nos rideaux, sans lever nos verrous,
Ardents à dévorer l’absence du jaloux,
Nous avions, dans nos bras, éternisé la vie ;
Tous deux, d’une âme avide et jamais assouvie,
Redoublant nos baisers, irritant nos désirs,
Nous n’avions dit qu’un mot entre mille soupirs,
Nous n’avions fait qu’un rêve, — un rêve de chaumière,
D’âge d’or, de printemps, de paisible lumière,
De fuite ensemble au loin, d’amour au sein des bois,
D’entretiens, chaque soir, sans fin, à demi-voix :
Et tout cela confus, comme dans un nuage ;
Et dehors, cependant, la bise faisait rage,
Et la neige à flocons aux vitres s’entassait ;
Et lorsque après deux nuits le matin commençait,
Lorsque, sans plus tarder, glissant par sa croisée,
Je la laissais au lit haletante et brisée,
Et que, tout tiède encor de sa molle sueur,
L’œil encor tout voilé d’une humide lueur,

Le long des grands murs blancs, comme esquivant un piège,
Le nez dans mon manteau, je marchais sous la neige,
Mon bonheur ici-bas m’avait fait immortel ;
Mon cœur était léger, car j’y portais le ciel ;
Mon pied impatient, touchant la terre à peine,
Bondissait ; et toujours je sentais son haleine
Et ses moites baisers ; et fatigue, et péril,
Et froid, j’oubliais tout : tel l’amant en avril
S’ouvre dans les lilas sa route parfumée,
Ou tel un jeune dieu suit la mortelle aimée.


IV

SONNET


Il est au monde un lieu, quel lieu ! quelles délices !
Un bois, et dans ce bois un arbre, sous lequel
J’ai tant reçu de toi de bonheur immortel,
Où j’ai tant de tes yeux essuyé les calices ;

Où tant de fois, criant comme dans des supplices.
Nous avons dit au Temps qui fuit d’être éternel ;
Où tu m’as tant aimé, tant appelé cruel,
Tant brûlé du poison de tes folles malices ;

Que si jamais un jour, une heure, un seul instant,
Femme, redevenue ingrate et résistant,
Devant moi, sous ce Ciel qui tous deux nous regarde,

Tu pouvais, en passant, le front haut, sans me voir,
Au bal ou dans l’église insolemment t’asseoir ; —
Que si tu m’oubliais jamais, — je te poignarde !


V

LE COTEAU


Pauca meo Gallo, sed quæ legat ipsa Lycoris.
Virgile.


Voilà deux ans, ici, c’était bien ce coteau,
Roide et nu par ses flancs, et dont le vert plateau
Étale un bois épais de hêtres et de frênes ;
Et là, soit que régnât l’astre des nuits sereines,
Soit qu’un soleil d’août embrasât les longs jours,
Je venais, et d’en haut je regardais le cours
Du ruisseau dans la plaine, et les moissons fécondes,
Et les pommiers sans nombre avec leurs touffes rondes,
Pareils aux cerisiers tout rouges de leurs fruits ;
Les fermes d’alentour dont j’aimais tant les bruits ;
Et les acacias qui fleurissent en grappes,
Et le gazon du parc aux verdoyantes nappes,
Et dans ce parc heureux, sur ce lit de gazon,
Assise doucement, cette blanche maison,
Surtout une fenêtre, aujourd’hui trop fermée,
Toujours ouverte alors, — et toi, ma bien-aimée !

Tu l’étais, tu m’aimais. — Hélas ! combien de fois,
Pour me venir trouver sous les frênes du bois,
De peur des yeux jaloux choisissant l’heure ardente
Où les champs sont déserts, où la meule pendante
Abrite les faucheurs sous son chaume attiédi,
Je te vis, gravissant la côte en plein midi !
Moi, par l’autre sentier arrivé dès l’aurore,
J’attendais, j’épiais. Je la crois voir encore

Avec son grand chapeau de paille, tout en blanc ;
Son voile qui recèle un front étincelant ;
Sa joue en feu, son sein battant et hors d’haleine ;
N’osant lever les yeux, se retournant à peine
De peur d’être suivie. Oh ! que j’eusse souvent
Souhaité me montrer et courir au-devant,
Dans mes bras l’emporter, la cacher tout entière,
De son front sous ma lèvre essuyer la poussière,
Et, comme une rosée, aspirer sa sueur ;
Puis, arrivés bientôt, consoler sa frayeur !
Mais non, il faut rester ; car de quelque fenêtre,
Qui sait ? un œil malin pourrait nous reconnaître.
C’est tout, si près d’un arbre un mouchoir agité,
Si mon cri familier, par l’écho répété,
L’avertit qu’on l’attend, et de prendre courage,
Et combien de baisers la paieront sous l’ombrage.

Patience ! elle arrive ; elle est au bord du bois,
Au premier arbre, et tombe entre mes bras sans voix.

Jamais le naufragé, qui, dans la nuit obscure,
Sans espoir a lutté longtemps à l’aventure,
Et qui voit au matin le rivage approcher,
Ne s’attache si fort aux algues du rocher ;
Jamais le voyageur, qui glisse d’une cime,
Si fort ne se cramponne, en roulant vers l’abîme,
Au buisson dont la touffe a croisé son chemin,
Qu’Elle, quand de sa main elle serrait ma main ;
Et du ravin jamais, où son œil étincelle,
Le tigre n’a si fort bondi sur la gazelle,
Ni si vite rejoint ses petits altérés,
Que moi, quand j’emportais ces charmes adorés.
— Ô viens ! pourquoi pâlir ? le feuillage est bien sombre,
L’instant est calme et sûr plus que minuit dans l’ombre ;

Nul pâtre aux environs, nul chant de moissonneur,
Qui harcèle de loin notre secret bonheur ;
Tout dort, tout de l’amour protège le mystère ;
L’arbre à peine murmure, et l’oiseau sait se taire.
Va, laisse-moi t’aimer ; oublions le soleil,
Et nos siècles d’attente et l’effroi du réveil,
Entre nos deux destins le noir torrent qui gronde,
Les amis, les jaloux, et le Ciel et le monde ;
Et quand tu parleras d’heure et de revenir,
Par tes cheveux longtemps je te veux retenir.

Et ces jours sont passés ! et moi, morne et fidèle,
Je revois seul ces lieux, ces beaux lieux si pleins d’Elle !
C’est le même coteau, c’est la même saison ;
Ces frênes, dont l’ombrage a troublé ma raison,
Unissent comme alors leurs branches enlacées ;
Chaque feuille qui tremble éveille mes pensées ;
Le gazon a gardé la trace de ses pas ;
Insensé ! je l’attends ; elle ne viendra pas.


ENVOI


Ainsi, mon cher Ulric, ma muse gémissante
Cherche en vos souvenirs des instants qu’elle chante,
Et, ranimant pour vous des temps qui ne sont plus,
Pleure, comme autrefois Virgile pour Gallus.
Puissent au moins ces chants que l’amitié soupire,
De votre cœur saignant alléger le martyre,
D’un passé qui s’éteint vous rendre les couleurs,
Et faire luire encore un rayon dans vos pleurs !



INVOCATION


Sæpe venit magno fœnore tardus Amor.
Properce


Il est de l’amour comme de la petite vérole, qui tue d’ordinaire quand elle prend tard.
Bussy-Rabutin


Ils m’ont dit, ces mortels en qui toujours j’ai foi,
Ceux qui savent le Ciel et l’homme mieux que moi ;
Ces poëtes divins que le génie inspire
Et qu’au livre du cœur, dès l’enfance, il fait lire ;
D’Ossian, de Milton, jeune postérité,
Qui sans cheveux blanchis, sans longue cécité,
Introduits de bonne heure au parvis des cantiques,
Ont dans leur voix l’accent des vieillards prophètiques ;
Ils m’ont dit, me voyant dans mon âme enfermé,
Malade et dévoré de n’avoir point aimé,
Morne, les yeux éteints, frappant cette poitrine
D’où jamais n’a jailli la flamme qui la mine,
Et me plaignant au Ciel du mal qui me tuera :
« Enfant, relève-toi, ton heure sonnera !
« Va, si tu veux aimer, tu n’as point passé l’âge ;
« Si le calme te pèse, espère encor l’orage.
« Ton printemps fut trop doux, attends les mois d’été ;
« Vienne, vienne l’ardeur de la virilité,
« Et sans plus t’exhaler en pleurs imaginaires,
« Sous des torrents de feux, au milieu des tonnerres,
« Le cœur par tous les points saignant, tu sentiras
« Au seuil de la beauté, sous ses pieds, dans ses bras,
« Tout ce qu’avait d’heureux ton indolente peine
« Au prix de cet excès de la souffrance humaine.

« Car l’amour vrai, tardif, qui mûrit en son temps,
« Vois-tu, n’est pas semblable à celui de vingt ans,
« Que jette la jeunesse en sa première sève,
« Au blond duvet, vermeil, et doré comme un rêve :
« C’est un amour profond, amer, désespéré,
« C’est le dernier, l’unique ; — on dit moins, J’en mourrai ;
« On en meurt ; — un amour armé de jalousie,
« Consumant tout, honneur et gloire et poésie ;
« Sans douceurs et sans miel, capable de poison,
« Et pour toute la vie égarant la raison. »

Voilà ce qu’ils m’ont dit, ceux qui connaissent l’âme ;
Je les crois, et j’attends la tempête et la flamme ;
Je cherche autour de moi, comme un homme averti,
Demandant à mon cœur : « N’ai-je donc rien senti ? »
Et comme, l’autre soir, quittant la causerie
D’une femme pudique et saintement chérie,
Heureux de son sourire et de ses doigts baisés,
Je revenais, la lèvre et le front embrasés ;
Comme, en mille détours, la flatteuse insomnie
Faisait luire à mes yeux son image bénie,
Et qu’à travers un bois, volant pour la saisir,
Mon âme se prenait aux ronces du désir,
Un moment j’espérai que, fondant sur sa proie.
Amour me déchirait, et j’en eus grande joie.
Mais tout s’évanouit bientôt dans le sommeil,
Et je ne sentais plus de blessure au réveil.

Amour, où donc es-tu ? descends, vautour sublime ;
J’étalerai mon cœur pour qu’il soit ta victime ;
Je t’ouvrirai ma veine et mon flanc tout fumant ;
Docile à ton essor, comme un crédule amant,
J’irai, j’irai partout où montera ton aile ;
Je chérirai sans fin ta morsure éternelle.

Tu me seras léger et doux, maître adoré !
Jamais gazon flétri, jamais sable altéré,
Jamais guerriers mourants dont la plaine est jonchée
N’ont plus avidement bu la pluie épanchée
Que moi, rôdant, la nuit, aux lieux les plus déserts,
Je ne boirai mes pleurs cuisants, mes pleurs amers.
Oui, même sans bonheur, même sans espérance.
Quelque passion folle, abîme de souffrance,
Quelque amour désastreux, fléau de tout devoir ;
Oui, pourvu qu’il déchaîne en moi tout son pouvoir.
Pourvu que bien avant dans ma chair il se plonge,
Qu’il aiguise mes jours et sans pitié me ronge ;
Qu’importe ? je l’accepte et je m’attache à lui.
Plus de fade langueur, de vague et mol ennui ;
La tempête, en soufflant dans une âme élargie.
Des hautes facultés rallume l’énergie ;
La foudre éclate en nous, et si l’homme est vaincu,
Avant de succomber, du moins il a vécu[4].


LE CONTRE-TEMPS


Ibam forte via sacra
Horace.


Par un des gais matins de l’avril le plus doux,
Vers onze heures, j’allais, rêveur, au rendez-vous,

Sans hâte, et du soleil, au bon côté des rues,
Essuyant pas à pas les tiédeurs reparues,
M’arrêtant aux rayons comme aux blés le glaneur :
Il est mieux de marcher lentement au bonheur.
Mais voici qu’en songeant, un détour téméraire,
Un caprice me pousse au seuil de mon libraire,
Et là Ballanche était, Ballanche, fils d’Hébal,
Fils d’Orphée, empêché dans un siècle inégal,
Et qui, d’un imprimeur en quête dès l’aurore,
Voit sa Thèbes pendante et ne pourra la clore.
— « Oh ! bonjour ; vous voilà. De quel côté, dit-il,
Allez-vous ? » — Et déjà je sentais le péril :
— « Je suis pressé, je cours. » — Mais vainement j’élude :
« Je vous suis, » m’a-t-il dit avec béatitude.
Il le faut : nous marchons ; à son pas enchaîné,
J’avais la demi-heure, et je me résignai.
Oh ! si tu n’as pas vu le personnage, Amie,
Si tu n’as pas dix fois ouï sa bonhomie,
Tu te figures mal le sort et les malheurs,
Et les tiraillements et les lutins railleurs
D’un amoureux, tandis que Ballanche s’explique :
Jamais je ne l’ai vu si palingénésique,
Si lent dans sa parole et dans sa fluxion,
Si traînant à franchir l’initiation.
Comme à l’Égyptien sous la funèbre voûte.
Chaque coin me semblait un degré qu’on redoute,
Une épreuve, un écueil, un dur cap à doubler.
Et ton poète aussi venait se rappeler,
Régnier, — et ton plaideur, Horace, — et me sourire,
Et du bout de leur trait attiser mon martyre !
Certes dans ce moment, plaideur, rimeur outré,
Humanitaire enfin, j’eusse tout préféré,
Tout, excepté Cousin qui jamais ne vous lâche !
« — Monsieur, disait Ballanche, or mon œuvre, ma tâche,

C’est ma chair et mon sang ! » — Et comment quitter là,
Je vous prie, et brusquer auteur qui dit cela ?
Comment lui voir le sang couler, sans qu’on y mette
La main, au moins le doigt, d’un mouvement honnête ?
J’écoutais, j’expiais, et j’avais mérité
Plus d’un beau rang déjà dans sa noble Cité,
Dans sa Cité future,… hélas ! quand midi sonne,
Midi, l’heure chérie, où Celle qui la donne
Doit arriver là-bas et va chercher longtemps
L’Ami pour qui son cœur célèbre le printemps.
Nous, en plein Carrousel nous étions : — « Je découvre
Que votre œuvre, monsieur Ballanche, est comme un Louvre,
Dis-je aussitôt, le Louvre aperçu de ce lieu :
Il n’y manque qu’une aile, il faut la faire : adieu ! »
Et sur ce mot adieu ! j’échappe et me dégage ;
Lui, bâille et rit, content du compliment pour gage,
Humant ma flatterie en face du beau ciel,
Et digérant longtemps ce doux gâteau de miel !

— Oh ! laissons-les de loin et mourir et renaître,
Ces rêves nés à l’âge où l’Amour n’est plus maître,
Systèmes qu’un mot flatte, et qui se croient moins faux ;…
Nous, comptons nos saisons par des baisers nouveaux !


(Il ne faudrait pas voir dans cette pièce autre chose qn’une plaisanterie innocente, entre amoureux, envers un homme qu’on vénère d’ailleurs, mais dont une fois on a souri)



SONNET


Laisse ta tête, Amie, en mes mains retenue,
Laisse ton front pressé ; nul œil ne peut nous voir.
Par ce beau froid d’hiver, une heure avant le soir,
Si la foule élégante émaille l’avenue,

Ne baisse aucun rideau, de peur d’être connue ;
Car en ce gîte errant en entrant nous asseoir,
Vois ! notre humide haleine, ainsi qu’en un miroir,
Sur la vitre levée a suspendu sa nue.

Chaque soupir nous cache, et nous passons voilés.
Tel, au sommet des monts sacrés et recelés,
À la voix du désir, le Dieu faisait descendre

Quelque nuage d’or fluidement épars,
Un voile de vapeur, impénétrable et tendre :
L’Olympe et le soleil y perdaient leurs regards[5].


SONNET

À Théophile Gautier.


Pour venger du passé la jalousie amère,
Souvent je me suis dit : Jeune fille n’est rien

(Si belle qu’elle brille aux côtés de sa mère),
Rien qu’un beau marbre blanc aux mains du praticien,

Qu’il met à point, dit-on, mais que seul mène à bien,
Avant que dans Milo, déesse, on la révère,
Le Sculpteur au génie amoureux et sévère.
L’époux vient et se croit ce grand Corinthien

Il s’éprend du Paros, il arrondit l’ivoire,
Et dans son nom inscrit s’applaudit de sa gloire.
L’amant, s’il vient plus tard, a tout fait en un jour :

Sans lui ce sein mourait ; il met l’âme au sourire ;
Ce front dormait de marbre, un éclair le déchire,
Mère, époux, vous serviez Polyclète et l’Amour !


(On n’oserait répondre que M. Quatremère de Quincy, s’il vivait encore, ne trouvât rien à redire ici pour ce technique de l’art antique. Le poëte a supposé que Polyclète travaillait le marbre d’après le procédé moderne.)


I

SONNET


Des laves du Vésuve une goutte enflammée,
Durcie en pierre sombre où l’onyx est scellé,
Luit dans l’or sur sa gorge, à son sein étoilé :
Un guerrier s’y figure en antique camée.

Et tandis qu’elle parle, et que, de grâce armée,
Elle glisse et fait fuir, autre part appelé,

Le regard qu’attachait l’éblouissante clé,
Toujours il y revient, à l’idole fermée.

Ô Vous qu’on aime à l’ombre, et selon vous trop tard,
Qu’on désire avec pleurs, qu’on implore sans art,
Oh ! quand il nage encor dans sa neige si belle,

Oh ! qu’à ce sein je puisse, avant mon soir aussi,
Mieux qu’antique camée ou lave au flot durci,
Clouer mon front brûlant, toute une heure… éternelle !


II


Mitia poma.
Virgile.


Sous les derniers soleils de l’automne avancée,
Dans les derniers rayons des plus pâles beaux jours,
Il est une douceur plus tendre à la pensée,
Et belle encor d’effets et de riches retours.

Dans le déclin aussi de la beauté qu’on aime,
Dans ses yeux, dans ses traits et sur son sein pâli,
Il est un dernier charme, une haleine suprême,
Une blancheur de pampre, et comme un fruit d’oubli.

C’est la rose mourante et toujours plus touffue ;
Plus désirée à l’œil, la pêche qui va choir,
La prune qui se fend et sa chair entrevue,
Ivresse de l’abeille à son butin du soir !



III

ÉPODE


Audivere, Lyce, Di mea voto, Di
Audivere Lyce…

Horace, Odes, liv. IV, xiii


Le matin, en passant sous l’humide ramée,
Un double fruit vert-tendre est tombé du pècher :
Votre robe était là, rien qu’à demi fermée,
Il s’est pris au dedans comme pour s’y cacher.

Et le fruit d’abord vert, dans ce doux nid qu’il aime,
Sur ce cœur qui tout près réchauffe en palpitant,
A mûri, s’est gonflé mieux que sur l’arbre même :
Hébé tient le trésor et tout l’Olympe attend.

Je passais, j’entrevis le beau fruit dans sa gloire ;
Altéré de désirs, j’y plongeais tous mes vœux.
Vous l’entr’ouvriez de loin, mais sans m’y laisser boire :
La neige et le soleil m’embrasaient de leurs feux.

J’avais soif, je brûlais ; dans mon ardeur fatale
J’implorais un seul soir pour m’y désaltérer :
Mais vous avez souri de mon air de Tantale,
Vous faisiez votre jeu, croyant mieux m’enivrer.

Et pour plus aiguiser la flamme provocante,
Vous vous pariez le sein par un art diligent :

Tantôt l’onyx gravé figurait la Bacchante,
Tantôt l’épingle ouvrait son papillon d’argent[6].

Six ans entiers, six ans, sans marchander ma peine,
Comme un chien aboyant suit le croissant qui fuit,
J’ai suivi ce dur sein, cette avare fontaine,
Ce beau fruit odieux dont l’éclat m’a séduit.

Il était si facile à celle qui m’embrase
D’apaiser mon supplice et de me faire heureux ;
Il eût été si doux, dans la commune extase
De s’enivrer à temps au rameau savoureux !

Tout disait de mourir, et les molles délices
Du fruit presque échappé de son réseau brillant,
Et la langueur du soir, la blancheur des calices
Que la rose affaiblie étale en s’effeuillant.

L’automne laissait choir sa dernière corbeille ;
Toute vie était lasse et tout orgueil brisé :
Le vôtre est seul debout ; comme au matin, il veille :
Vous portiez le bonheur, vous l’avez refusé.

Mais, vengeance et retour ! et terme du martyre !
Tant et tant et si bien vous avez attendu,
Que le fruit s’est flétri : tout mon désir expire,
Madame, et je suis libre, et vous m’avez perdu.



LA SUIVANTE D’EMMA[7]


Ne sit ancillæ… amor pudori.
Horace.


Emma, vous fûtes belle, et depuis Champmêlé
Rien de si cher que vous au public assemblé
Ne reçut chaque soir accueil plus unanime,
N’eut un accent plus tendre et plus de grâce intime,
Et ne fit naître à l’âme aussi touchante erreur ;
Non,… et jamais Contat, Gaussin ou Le Couvreur
N’eurent autant qu’Emma d’artifice et d’empire
Pour ravir d’une larme et troubler d’un sourire ;
Nulle ne déploya des charmes plus aimés ;
Beaucoup, blessés par vous, sans vous être nommés,
Sont morts ; beaucoup en vain vous ont ouvert leur âme ;
Des conquérants grondants, lions au cœur de flamme,
Ont gémi dans vos bras et baisé vos pieds nus ;
Et maintenant, hélas ! que les ans sont venus,
Que vos attraits s’en vont au vent qui les dévore,
Inimitable Emma, vous nous charmez encore :
Vous semblez par instants la même qu’autrefois ;
Vos yeux encor sont doux et jeune est votre voix ;
Votre front a gardé sa chevelure noire,
Votre main sa blancheur, et vos dents leur ivoire,
Et la nuit, au théâtre, un public enchanté
Avec illusion croit à votre beauté.

Mais bien tard, de plus près, quand derrière la scène,
La curiosité, jeunes gens, nous entraîne

(Car ce n’est plus l’amour) dans la loge, au boudoir,
Où se fait et défait la toilette du soir,
Que dirai-je ? on vous voit, on aime à tous entendre ;
On regrette tout bas ce que rien ne peut rendre ;
On jouit des trésors de votre esprit charmant ;
En vous on veut connaître un dernier monument
De l’âge qui n’est plus, d’un règne qui s’efface ;
— Et pendant ce temps-là, souvent passe et repasse
Votre fraîche suivante, alerte, au pied glissant,
Fine de taille, à l’œil doux, furtif, agaçant,
Dont on ne sait le nom ; elle tourne sans cesse
Détachant vos joyaux, vos robes de princesse,
Et sans bruit les emporte, et bientôt reparaît ;
Et, tout la regardant, l’adolescent distrait
À peine vous répond,… car elle est jeune et belle ;
Et, s’il revient demain, c’est peut-être pour elle.


I


Je ne veux plus, je ne chercherai plus, me disait-elle
— Je répondais :


Amie, il faut aimer quand le feu couve encore
Et qu’une main fidèle en refait les apprêts ;
Il faut rendre à l’autel ce qui tout bas dévore
Et qu’on regrette après.

Il faut aimer tandis que l’âme endolorie
N’a laissé qu’un éclair au front inaltéré.
Et qu’à de jeunes yeux l’amant soumis s’écrie :
 « Par toi je revivrai ! »


Amie, il faut aimer pour qu’à l’heure où tout passe,
À l’âge où toutes fleurs quitteront le chemin,
Dans les landes du soir, en entrant, tête basse,
Nous nous serrions la main.

Il faut aimer pour l’heure où les suprêmes transes
Dans un sein qui se brise éteindront les soupirs :
Le dernier nous rendra toutes les espérances
Et tous les souvenirs !


II

CHANSON


Dans des coins bleus parsemés d’or,
(Sans trop le dire)
Il faut qu’on cache âme et trésor,
Et doux martyre.

Quand tout déborde en l’univers,
Quand nul n’a honte ;
Quand la rumeur sur tous concerts
Étouffe et monte ;

Quand va l’injure au front d’acier,
Et la huée,
Et la louange, au plus grossier
Prostituée ;

Quand le talent trop virginal,
S’il ne renie,

S’il ne baise au pied l’infernal,
N’a qu’avanie ;

Quand c’est le règne du méchant,
Ou du cupide,
Ou du cœur sourd pour qui le chant
N’est qu’un son vide ;

Oh ! s’il se peut, s’il est encor
Lieux où l’on fuie,
Dans des coins bleus parsemés d’or,
Cachons la vie !

Moi, j’en sais un, bien bien, bien pur,
Où Beauté siège.
Beauté sans fard, lis dans l’azur,
Candeur de neige ;

Ou Reine ou Muse, essor de cœur
Et fantaisie !
Valmore y vient, comme une sœur
En poésie.

Là, chaque jour, je veux venir,
Ô Bien-aimée ;
Dans ton doux règne il faut tenir
L’âme enfermée ;

Soumission, amour sans fin,
Joie ou martyre ;
Pleurs sur les mains, pleurs sur un sein
Qui bas soupire.



III


Quand votre père octogénaire
Apprend que vous viendrez visiter le manoir,
Ce front tout blanchi qu’on vénère
De plaisir a rougi, comme d’un jeune espoir.

Ses yeux, où pâlit la lumière,
Ont ressaisi le jour dans un éclair vermeil,
Et d’une larme à sa paupière
L’étincelle allumée a doublé le soleil.

Il vous attend : triomphe et joie !
Des rameaux sous vos pas ! chaque marbre a sa fleur.
Le parvis luit, le toit flamboie,
Et rien ne dit assez la fête de son cœur.

Moi qui suis sans flambeaux de fête ;
Moi qui n’ai point de fleurs, qui n’ai point de manoir,
Et qui du seuil jusques au faîte
N’ornerai jamais rien pour vous y recevoir ;

Qui n’ai point d’arbres pour leur dire
Ce qu’il faut agiter dans leurs tremblants sommets[8],
Ce qu’il faut taire ou qu’il faut bruire ;
Chez qui, même en passant, vous ne viendrez jamais ;

Dans mon néant, ô ma Princesse,
Oh ! du moins j’ai mon cœur, la plus haute des tours ;
Votre idée y hante sans cesse ;
Vous entrez, vous restez, vous y montez toujours.


Là, dans l’étroit et sûr espace,
Vous monterez sans fin par l’infini degré ;
Amie, et si vous êtes lasse.
Plus haut, montant toujours, je vous y porterai[9].


IV


Plus que narcisse et pâle tubéreuse,
Plus que blanc nénuphar aux troublantes odeurs,
Doux sont à l’âme, après l’absence affreuse,
L’heureux retour et l’haleine amoureuse
De ma Beauté, la plus chaste des fleurs.

Parfum léger qui dit d’abord : C’est elle !
Petit parfum qu’on distingue entre tous,
Qu’à chaque brise on sent venir vers nous,
Qu’on voit sortir de la tige fidèle :
L’air s’en embaume, et connaît l’Immortelle.

Mais qui dira l’autre parfum caché,
Parfum mortel et d’amères délices,
Qui fait pâlir nénuphars et narcisses ?
Oh ! l’amant seul, à vos genoux penché,
Sait le mystère et garde les supplices :
Au fond de lui, c’est la fleur de désir,
Par vous craintive, et si close au plaisir !



V


Comment chanter quand l’Amie est en pleurs,
En pleurs ardents, en cuisantes douleurs,
Quand l’insomnie,
À son chevet, comme pour l’insulter,
Chaque nuit, dresse une image bannie.
Comment chanter ?

D’un court sommeil quand un odieux rêve
Toujours l’éveille, et debout la soulève :
Pâleur de mort !
Quand, plus étreint que ce vieillard de Troie,
Sous deux serpents son noble cœur se tord
Comme une proie ;

Tenant sa main que je n’ose baiser,
Dans ma tendresse essayant d’apaiser
Son âpre veine,
Quand j’ai senti passer un brusque effroi,
Et ce beau sein ressaisi d’une peine
Qui n’est pas moi,

Comment chanter ? — Mais si la belle aimée
S’est adoucie et par degrés calmée,
Si sa pâleur
N’est plus qu’un charme où sourit l’amour même ;
Sans s’irriter, si sa molle douleur
Permet : Je t’aime !

Si son regard le plus lent, le plus fin,
Envoie au mien, dans un oubli divin,
L’âme sacrée,

Et si sa lèvre, enflant ses beaux trésors,
Semble mûrir pour l’heure désirée,
On chante alors ;

On chante un peu, comme après une pluie
L’oiseau mouillé dont l’aile se ressuie
Sous un rayon ;
On chante aussi comme un rayon qui tremble,
Qui craint qu’au ciel le fuyant tourbillon
Ne se rassemble.

Que si l’amie, heureuse d’écouter,
Osait encore après moi répéter
Ce mot : Je t’aime !
Si tout son cœur, à la fin découvert,
Tombait au mien dans un aveu suprême
D’un seul concert,

Chant du bonheur ! ô quelle hymne de fête
Pour couronner et bénir la conquête
À deux genoux !
À moins, à moins qu’à ce chant qui s’élance
Ne se mêlât le murmure plus doux,
Ou le silence !



VI

RONDEAU


À UNE BELLE CHASSERESSE.


Doux Vents d’automne, attiédissez l’amie !
Vaste Forêt, ouvre-lui tes rameaux !
Sous les grands bois la douleur endormie,
En y rêvant, souvent calma ses maux.
Aux maux plus doux tu fus hospitalière,
Noble Forêt ! ici vint La Vallière ;
Ici Diane[10], en ces règnes si beaux ;
Et la charmille éclatait aux flambeaux.
La chasse court, le cerf fuit, le cor sonne :
Pour prolonger ce que l’ombre pardonne,
Vous ménagiez le feuillage aux berceaux,
Doux Vents d’automne.

Ô ma Beauté, n’y soupirez-vous pas ?
Pourquoi ce cri vers le désert sauvage ?
Sur son coursier la voila qui ravage
Rocs et halliers, et franchit tous les pas.
Cœur indompté, l’air des bois l’aiguillonne,
L’odeur des pins l’enivre. Ah ! c’est assez ;
Quand la forêt la va faire amazone,
Soufflez sur elle et me l’attiédissez,
Doux Vents d’automne.



VII

HÉROÏDE


À UNE CHASSERESSE ENCORE.


Ô pereant sylvæ !…
Tibulle, liv. IV, élég. iii.


Chez Tibulle, autrefois, Sulpicie à Cérinthe
Criait : « Quitte tes bois, reviens, ô Bien-Aimé ;
« Quelle fureur te tient et quel zèle allumé ?
« Gravir des monts, des rocs, et sur leur cime étreinte
« Pousser au sanglier en tes pieux enfermé !
« Imprudent ! et sans moi !… ton plaisir fait ma crainte. »

Et Phèdre, un peu moins haut, disait également
(Oh ! qu’elle eût voulu dire aussi : Farouche Amant),
Elle disait : « Cruel, descends aux doux ombrages,
« Aux ombrages d’en bas, faciles, sans outrages
« Pour tes membres légers, tout sanglants des buissons,
« Au sommeil de midi, plaisance des gazons,
« Quand la Beauté confuse, à petit bruit venue,
« Entr’ouvre les rameaux, penche une épaule nue,
« Et, mêlée au zéphyr, ose à peine poser,
« À ce beau front qui dort, une haleine, un baiser ! »

Et moi je viens à vous, ô belle Chasseresse,
À vous qui l’oubliez rappeler la tendresse.

Les monts vous ont reprise, et, perdue en vos bois,
Vous ne m’écrivez plus que sauvages exploits,

Torrents franchis, galop lancé dans les ravines,
Vos gazons plus mouvants que les plages marines,
Et dont le vert manteau dans un seul de ses plis
Noya prince et cortége ensemble ensevelis[11].
Vous errez, vous régnez ; sur ces herbes perfides
L’infini vous attire à des chasses rapides ;
Votre écharpe éperdue, aux endroits du danger,
Prête au coursier son aile et le fait plus léger.
Le passant n’ose croire, et de loin il vous jure
Un beau jeune homme en blanc, à longue chevelure.
Où cela mène-t-il ? et quel sera le prix ?
À la fin de vos jours vous serez Thomyris,
Reine, mais en Scythie, et sans ce qu’on adore.
Sur vos steppes là-haut quand l’hiver plane encore,
Quand vous livrez votre âme aux éclatants frimas,
Le printemps est ici, dont je ne jouis pas.
Je soupire, j’invoque un retour un peu tendre :
Viendra-t-il à la fin ? Vous aimiez à m’entendre,
Vous sembliez me le dire, et mieux que de la voix !
Rien ne nous rendra-t-il nos coins bleus d’autrefois ?

Oh ! revenue encore en la chambre amoureuse,
Diane désarmée et plus douce à l’espoir,
Prés du balcon fleuri d’où votre tubéreuse
Exhale un chaud soupir à la tiédeur du soir ;
Quand le petit parfum que votre robe envoie,
Reconnu dès le seuil, m’aura troublé de joie ;
Un jour qu’en me voyant vous aurez repentir ;
Que nous nous serons dit tout ce qu’on peut sentir ;
Que le passé, bien loin avec ses violences,
Ne sera qu’un écho mourant dans nos silences ;
Qu’Hippolyte et Cérinthe, à voix basse nommés,
Serviront de murmure à des noms plus aimés ;

Que, les mots hésitant sur la lèvre ravie,
Plus de langueur aussi rapprochera nos fronts,…
Oh ! dans ces courts moments que l’orgueil sacrifie,
Sous le divin éclair que nous ressaisirons,
Puisqu’il n’est que d’aimer pour oublier la vie,
Oublions et mourons !


VIII

SONNET


Une soirée encore était presque passée :
Je ne la voyais plus que devant des témoins ;
Sous ces yeux étrangers, oh ! si nos yeux du moins
Pouvaient en doux éclairs s’envoyer la pensée !

J’étais loin, je me lève ; elle, plus empressée,
Et dans son propre ennui devinant tous mes soins,
D’un trait et sans quitter l’aiguille aux mille points,
Prend la chaise et tout contre à ses pieds l’a placée.

Et quand, l’instant d’après, je cherche où me rasseoir,
Du regard et du doigt où l’aiguille étincelle,
Sa grâce m’a fait signe, et me voilà près d’elle !

Nos regards retrouvés s’oubliaient à se voir ; —
Et toujours, cependant, allaient ses doigts de fée,
Piquant dans le satin la rosette étoffée.



IX

À UNE AMAZONE


Dans ces essors fougueux d’un galop insensé
Où va, soir et matin, votre coursier lancé,
Dans ces fuites sans fin sur la pâle bruyère,
Vous vous croyez bien chaste, Amazone si fière !
Pourtant dans les hasards de cet emportement
J’ai, Madame, un rival, vous avez un amant…
— Et qui donc ? — Le Zéphyre. — Oh ! non ce zéphyr tendre,
Fade, et que sans sourire on ne peut plus entendre,
Ce zéphyr des boudoirs, des bosquets de Paphos,
Ce badin langoureux éteint sous des pavots :
Non, mais le grand Zéphyre, à l’aile tiède, immense,
D’Aquilon et d’Eurus le rival en puissance,
Avant que dans Paphos il fût efféminé ;
Aux flots d’Égée aussi par les Dieux déchaîné ;
Fraîchissant, frissonnant, s’égayant dans l’aurore[12].
À soupirs redoublés battant le lac sonore.
Sous la chaude nuée emplissant tous les airs,
Enflant d’aise et d’amour la cavale aux déserts,
Et qui luttant sur toi dans ta rapide ivresse.
Sur ton front, sur ton sein, sur ton voile en détresse,
T’apporte obscurément délire et volupté,
À toi qui te crois chaste, ô si fière Beauté !



X


À ELLE, QUI ÉTAIT ALLÉE ENTENDRE DES SCÈNES DE L’OPÉRA D’ORPHÉE.


Tandis que vous alliez ouïr les pleurs d’Orphée
Et que Gluck vous ouvrait son royaume infini,
Moi, j’allais égarant ma douleur étouffée,
Et, par la sombre nuit, j’errais comme un banni.

Sous un croissant moqueur qui sourit avec ruse,
Pareil au chien d’Hécate aboyant longuement,
J’allais jetant ma plainte à la cité confuse,
Et criant : Je suis seul et ne suis plus amant !

Ces pleurs que vous versiez sur la fable sacrée
Et pour une Ombre vaine évanouie au jour,
Je les ai demandés d’une lèvre altérée
Au nom d’un véritable et d’un vivant amour.

Ce que l’art vous apprend et le chant vous révèle
De ces veuves douleurs d’un cœur inconsolé,
Cet obstiné sanglot d’une plainte immortelle,
Je vous l’ai fait entendre, et n’ai rien éveillé.

En me voyant gémir, votre froide paupière
M’a refermé d’abord ce beau ciel que j’aimais.
Comme aux portes d’Enfer, à vos lèvres de pierre
Vous m’avez opposé pour premier mot : Jamais !

Oh ! ne le croyez pas que de tels mots s’oublient,
Ni que l’amitié calme y fonde ses douceurs ;

Ils sont âpres et durs les seuls nœuds qui me lient ;
Ils s’useront peut-être, et les Dieux sont vengeurs.

Mais ce n’est point vengeance ici que je réclame ;
Loin de moi de prétendre offenser ni toucher !
J’exhale amèrement la peine de mon âme,
Je l’exhale sans charme, et me plains au rocher.


XI

SONNET


Osons tout et disons nos sentiments divers :
Nul moment n’est plus doux au cœur mâle et sauvage
Que lorsqu’après des mois d’un trop ingrat servage,
Un matin, par bonheur, il a brisé ses fers.

La flèche le perçait et pénétrait ses chairs,
Et le suivait partout : de bocage en bocage
Il errait. Mais le trait tout d’un coup se dégage :
Il le rejette au loin, tout sanglant, dans les airs.

Ô joie ! ô cri d’orgueil ! ô liberté rendue !
Espace retrouvé ! courses dans l’étendue !
Que les ardents soleils l’inondent maintenant !

Comme un guerrier mûri que l’épreuve rassure,
À mainte cicatrice ajoutant sa blessure,
Il porte haut la tête et triomphe en saignant.



RÉPIT


Ôtez, ôtez bien loin toute grâce émouvante,
Tous regards où le cœur se reprend et s’enchante ;
Ôtez l’objet funeste au guerrier trop meurtri !
Ces rencontres, toujours ma joie et mon alarme,
Ces airs, ces tours de tête, ô Femmes, votre charme ;
Doux charme par où j’ai péri !


REPRISE

I


C’est fait, mon Cœur, quittons la liberté !
Étienne de La Boétie, Sonnets.
Si faut-il une fois brûler d’un feu durable.
La Fontaine, Élég. ii.


N’avoir qu’un seul désir, n’aimer qu’un être au monde,
L’aimer d’amour ardente, idéale et profonde ;
Voir presque tous les jours, et souvent sans témoins,
Cette beauté, l’objet de mes uniques soins ;
Lui parler longuement des doux secrets de l’âme,
De l’une et l’autre vie ; et, sitôt que la flamme
Qui sort de son regard s’est trop mêlée au mien,
Ralentir tout à coup le rapide entretien ;
Sous ma paupière en pleurs noyer mon étincelle ;
Refouler les torrents de mon cœur qui ruisselle ;
Me taire, ou lui parler d’un accent moins aimant,
De peur de donner jour à l’attendrissement ;

Ou bien quand, près de moi, muette, indifférente,
Elle livre au hasard sa rêverie errante,
Moi devant qui toujours elle est seule, elle est tout,
Être là comme un meuble, en silence, debout ;
N’oser, même d’un mot, ramener sa pensée,
Mais grossir lentement ma douleur amassée,
Et quand j’ai le cœur plein, sortir au désespoir,
— Sortir, — pour que peut-être elle songe, le soir,
Que je fus bien distrait, bien ennuyé près d’elle,
Pour que je lui paraisse un ami peu fidèle,
Et que, si quelque absence un jour nous séparait,
À m’oublier longtemps elle ait moins de regret ;
Vivre ainsi, se gêner, mentir à ce qu’on aime ;
Enchaîner cet aveu qui vole de lui-même ;
Mordre sa lèvre en sang, pétrifier ses yeux ;
En pâlir, en mourir,… — et sentir que c’est mieux !


II


Oh ! que son jeune cœur soit paisible et repose,
Que rien n’attriste plus ses yeux bleus obscurcis !
Pour Elle le sourire ou les larmes sans cause !
Pour moi les vrais soucis !

Pour moi le sacrifice et sa brûlante veille,
Le silence et l’ennui de ne rien exprimer,
Comme au novice amant qui croit que c’est merveille
Qu’on puisse un jour l’aimer !

Pour moi, lorsqu’en passant son frais regard m’attire
Et dit avec bonheur : Ami, ne viens-tu pas ?

Pour moi, comme un fardeau, d’hésiter à lui dire
Mon cœur et ses combats ;

De moins souvent mêler mon haleine à la sienne,
Et le soir, à l’abri du monde et des rivaux,
De n’oser éclairer sa tendresse ancienne
À des rayons nouveaux !

Pour moi de ne plus lire à sa face pâlie
Les signes orageux d’un céleste avenir !
Pour Elle les trésors de la mélancolie,
La paix du souvenir ;

Le bonheur souverain de gouverner une âme,
De la sentir, à soi, muette, à son côté :
Des gazons sous ses pas, et son pur front de femme
Dans la sérénité ;

Un sommeil sans remords avec l’essaim fidèle
Et les songes légers d’un amour sans effroi !
Amour ! abeille d’or ! ô tout le miel pour Elle,
Et l’aiguillon pour moi !


III


MERCREDI, 6 HEURES DU SOIR, EN FACE DE LA PIÈCE D’EAU.


Mon âme est ce lac même où le soleil qui penche,
Par un beau soir d’automne, envoie un feu mourant :
Le flot frissonne à peine, et pas une aile blanche,
Pas une rame au loin n’y joue en l’effleurant.


Tout dort, tout est tranquille, et le cristal limpide,
En se refroidissant à l’air glacé des nuits,
Sans écho, sans soupir, sans un pli qui le ride,
Semble un miroir tout fait pour les pâles ennuis.

Mais ne sentez-vous pas, Madame, à son silence,
À ses flots transparents de lui-même oubliés,
À sa calme étendue où rien ne se balance,
Le bonheur qu’il éprouve à se taire à vos pieds,

À réfléchir en paix le bien-aimé rivage,
À le peindre plus pur en ne s’y mêlant pas,
À ne rien perdre en soi de la divine image
De Celle dont sans bruit il recueille les pas ?


IV


Comme au matin l’on voit un Essaim qui butine
S’abattre sur un Lys immobile et penché ;
La tige a tressailli, le calice s’incline,
Et s’incline avec lui tout le trésor caché.

Et tandis que l’Essaim des abeilles ensemble
Pèse d’un poids léger et blesse sans douleur,
De la pure rosée incertaine et qui tremble
Deux gouttes seulement s’échappent de la fleur.

Ce sont tes pleurs d’hier, tes larmes adorées,
Quand sur ce front pudique interdit au baiser,
Mes lèvres (ô pardonne !) avides, altérées,
Ont osé cette fois descendre et se poser :


Ton beau cou s’inclina, ta brune chevelure
Laissa monter dans l’air un parfum plus charmant ;
Mais quand je m’arrêtai contemplant ta figure,
Deux larmes y coulaient silencieusement.


V

SONNET


Que vient-elle me dire, aux plus tendres instants,
En réponse aux soupirs d’une âme consumée,
Que vient-elle conter, ma folle Bien-Aimée,
De charmes défleuris, de ravages du temps,

De bandeaux de cheveux déjà moins éclatants ?
Qu’a-t-elle à me montrer sur sa tête embaumée,
Comme un peu de jasmin dans l’épaisse ramée.
Quelque rares endroits pâlis dès le printemps ?

Qu’a-t-elle ? dites-moi ; fut-on jamais plus belle ?
Le désir la revêt d’une flamme nouvelle ;
Sa taille est de quinze ans, ses yeux gagnent aux pleurs ;

Et, pour mieux couronner ma jeune Fiancée,
Amour qui fait tout bien, docile à ma pensée,
Mêle à ses noirs cheveux quelque neige de fleurs.



VI

LES LETTRES BRÛLÉES


Oh ! ne les pleure point ces lettres inquiètes
Qu’il te faut, pauvre Amie, à tes heures secrètes
Dévorer en tremblant et vite anéantir ;
Ne désire jamais t’y plus appesantir ;
Ce qu’en mots égarés tour à tour je t’envoie
D’épanchement amer, de tristesse ou de joie,
Prends-le, — puis brûle, oublie ; et, si c’est un trésor,
Mon âme intarissable en peut donner encor.
L’arbre est là, fais un signe, et les fleurs trop heureuses
Sur chacun de tes jours vont pleuvoir plus nombreuses.
Vis donc, et laisse aux vents aller chaque débris.
— Et ces pages, vois-tu, qu’aiment tes yeux chéris,
Plutôt qu’un coin les cache à loisir conservées,
C’est mieux pour moi, c’est mieux, qu’aussitôt arrivées,
Tu les lises, émue, — en une heure cent fois, —
Humides de mes pleurs, brûlantes sous tes doigts ;
Que l’effet s’en imprime en images plus tendres ;
Que, tièdes de ton sein, elles volent en cendres ;
Et que dans ta mémoire, adorable tombeau,
Le sens, ainsi qu’une âme, échappant au flambeau,
Survive pur et flotte entouré d’auréoles,
Et retrouve par toi de plus fraîches paroles.
Au lieu d’un froid tiroir où dort le souvenir,
J’aime bien mieux ce cœur qui veut tout retenir,
Qui dans sa vigilance à lui seul se confie,
Recueille, en me lisant, des mots qu’il vivifie,

Les mêle à son désir, les plie en mille tours,
Incessamment les change et s’en souvient toujours.
Abus délicieux ! confusion charmante !
Passé qui s’embellit de lui-même et s’augmente !
Forêt dont le mystère invite et fait songer,
Où la Réminiscence, ainsi qu’un faon léger,
T’attire sur sa trace au milieu d’avenues
Nouvelles à tes yeux et non pas inconnues !


VII

LA BOUCLE DE CHEVEUX


DONNÉE EN RETOUR D’AUTRES LETTRES RENDUES[13]


Je ne regrette rien : ces lettres que je pleure,
M’en voilà tout payé, bien plus riche à cette heure !
Quoi ? tous ces souvenirs lentement amassés,
Ces purs commencements que rien n’a dépassés,
Et qui, par longs détours déroulant leur nuance,
Au cœur qui les revoit n’ont laissé nulle offense ;
Quoi ? ces bonjours charmants, mille fois variés,
Ces gracieux appels l’un à l’autre liés,
Ces demi-mots parlant au rêve du poëte,
Où j’achevais le sens sous la page discrète ;

Ces mots plus sérieux qui s’annonçaient d’abord,
Écrits à certains soirs tout près d’un lit de mort,
Et d’où, pour épurer ce qui tient à la terre,
Un éclair m’arrivait du terrible mystère ;
Ces bons propos souvent quand j’étais affligé,
Cette plainte parfois si je semblais changé ;
Mais surtout la douceur de ce courant que j’aime,
Ce flot continuel, la belle âme elle-même ;
Quoi ? tous ces chers trésors, à peine dévoilés,
Voilà que je les perds, et vous m’en consolez !
Même en les retirant, vous savez me les rendre
Par le plus chaste gage et non pas le moins tendre ;
Je les pleure, et pourtant je n’en regrette aucun :
Je les respire là tous en un seul parfum,
Ô cheveux odorants ! ô ma boucle adorée,
Qu’elle noua longtemps sur sa tête sacrée ;
Qui, dans ses belles nuits, dormait sous le réseau,
Reployée à demi comme une aile d’oiseau,
Et qui chaque matin, quand l’âme aussi se lève,
S’échappait sur son front et caressait le rêve !
Anneau léger, le nœud le plus sûr de sa foi !
Feuille de l’arbre saint, cueillie exprès pour moi !


VIII


Tantôt une vapeur où son âme est baignée
L’enveloppe au réveil et, toute la journée,
La tient, et jusqu’au soir prolonge un négligé
Où des grâces d’hier sa main n’a rien changé.
En vain elle s’est dit que la campagne est belle,
Que l’air a des parfums, et qu’au dehors l’appelle

Promenade ou visite, ou qu’on doit recevoir
Un convive au logis ; — debout à son miroir,
Et contemplant longtemps, d’une prunelle avide,
Dans les plaines du ciel l’espace le plus vide ;
— Sa robe, tout d’un flot, tombant jusqu’à ses pieds ; —
Levant vers ses cheveux à peine dépliés
Un bras voluptueux qui s’y pose et s’oublie,
Passant vingt fois l’eau pure à sa joue embellie
(Tant son soin est ailleurs !), — ou par soudains ébats,
Et d’un air de chercher, parcourant à grands pas
Ses chambres, et rangeant à des places meilleures
D’indifférents objets durant de vagues heures ;…
— Ainsi le jour s’écoule, et l’on vient ; il est tard,
Et la voilà surprise. — Oh ! dites, quel brouillard,
Par un ciel si charmant, cache donc la vallée ?
Quel souffle éclaircira l’onde aux saules mêlée ?

Tantôt, dès le matin, au sortir des rideaux,
Vigilante, empressée, à des atours nouveaux
D’abord elle s’essaye, et ce sont des parures
Plein les tiroirs ouverts, et des choix de ceintures,
Dentelles, bracelets et ferronnière d’or.
Sous ses mains assemblés, ses cheveux, noir trésor,
Qu’en arrière abondants un peigne altier redresse,
Au devant, par anneaux crépés ou qu’elle tresse,
S’épandent, ou s’en vont, simples bandeaux unis ;
Puis, la robe s’attache, et les choix sont finis ;
Et, comme pour l’éclat de toute une soirée,
On la voit, dès midi, radieuse et parée.
Qu’a-t-elle ? quels projets sont les siens ? et pour qui ?
— Est-ce un ciel de printemps ? le soleil a-t-il lui ?
Je ne sais, et peut-être elle-même l’ignore.
— Viendra-t-il compagnie ? Elle ne sait encore
Et ne s’en inquiète. — Oh ! d’autres chers désirs,

Éclos avant le jour et nés des souvenirs,
Ont chanté l’espérance à son âme éveillée.
De l’oiseau familier la voix sous la feuillée,
D’elle seule entendue, a chassé sa langueur :
Pour un hôte invisible, il est fête en son cœur.



IX

SONNET


8 septembre, cinq heures du soir.


Albaque populus !


Triste, loin de l’Amie, et quand l’été décline,
Quand le jour incliné plait à mon cœur désert,
Sans un souffle de vent, sous un ciel tout couvert
D’où par places la pluie échappait en bruine,

Je sortais du taillis au haut de la colline :
Soudain je découvris comme un sombre concert
De la nature immense : avec un dur flot vert
La rivière au tournant, d’ordinaire si fine ;

Et tous les horizons redoublés et plus bleus
Fonçaient d’un ton de deuil leur cadre sourcilleux ;
Les bois amoncelaient leurs cimes étagées ;

Et la plaine elle-même, embrunissant ses traits,
Au lieu de l’intervalle et des longues rangées,
Serrait ses peupliers comme un bols de cyprès.

Au bord de l’Oise.


X

SONNET


Attendre, attendre encor ! voir pâlir les beaux jours
Et l’automne, en fuyant, attrister la lumière ;
Des feuilles, sur mon front, voir trembler la dernière,
Et n’oser te rejoindre, ô mes chères amours !

Au lit, dans cette chambre où mes ennuis sont lourds
(Chambrette qui nous fut pourtant hospitalière),
Me bercer d’un volume écrit sous La Vallière
En ce style enchanteur des loisirs et des Cours !

Et la pluie, en lisant, que j’entends sur la cendre,…
Et mon double rideau qui laisse trop descendre
Un matin sans sourire, insipide lueur ;…

Oh ! oui, c’est là ma vie, amoureuse et stagnante,
Calme sous son brouillard, et si peu rayonnante :
Absence de plaisir sur un fond de bonheur !


XI

SONNET


Par un ciel étoilé, sur ce beau pont des Arts[14],
Revenant tard et seul de la cité qui gronde,

J’ai mille fois songé que l’Éden en ce monde
Serait de mener là mon Ange aux doux regards ;

De fuir boue et passants, les cris, le vice épars ;
De lui montrer le ciel, la lune éclairant l’onde,
Les constellations dans leur courbe profonde
Planant sur ce vain bruit des hommes et des chars.

J’ai rêvé lui donner un bouquet au passage ;
À la rampe accoudé, ne voir que son visage,
Ou l’asseoir sur ces bancs, d’un mol éclat blanchis ;

Et, quand son âme est pleine et sa voix oppressée,
L’entendre désirer de gagner le logis,
Suspendant à mon bras sa marche un peu lassée.


XII

SONNET


Moi qui rêvais la vie en une verte enceinte,
Des loisirs de pasteur, et sous les bois sacrés
Des vers heureux de naître et longtemps murmurés ;
Moi dont les chastes nuits, avant la lampe éteinte,

Ourdiraient des tissus où l’âme serait peinte,
Ou dont les jeux errants, par la lune éclairés,
S’en iraient faire un charme avec les fleurs des prés[15],
Moi dont le cœur surtout garde une image sainte !


Au tracas des journaux perdu, matin et soir,
Je suis à ce métier comme un Juif au comptoir,
Mais comme un Juif du moins qui garde en la demeure,

Dans l’arrière-boutique où ne vient nul chaland,
Sa Rebecca divine, un ange consolant,
Dont il rentre baiser le front dix fois par heure.


XIII

SONNET


L’AMANT ANTIQUAIRE.


De l’étude où je vais ne prends point jalousie ;
Ne la crois pas surtout rivale de l’amour.
J’entre en ces parchemins et j’épelle alentour,
Cherchant l’esprit des morts sous la page moisie.

Pétrarque, notre maître à tous en poésie,
Cher aux dévots amants dont il conduit la Cour,
Ne faisait, Laure à part, qu’assembler, rendre au jour
Mainte docte relique, à propos ressaisie.

Il portait, sais-tu bien ? dans son secret réduit,
Non pas l’habit de pourpre, où, de loin, il nous luit
Depuis qu’au Capitole il reçut sa couronne,


Mais une veste en cuir, où vite il écrivait,
Sur les bords et partout, sitôt qu’il le trouvait,
Beau mot cicéronien, ou beau vers de canzone[16].


XIV


My shame in crowds, my solitary pride
Goldsmith, the Deserted Village.


Jeune, avide, inconnu, j’ai désiré la gloire,
J’ai voulu quelque éclat à mon front ennobli ;
Puis, quand j’eus obtenu plus que je n’osais croire,
J’ai soudain demandé l’oubli.

J’ai fait, pour regagner l’obscurité première,
Le contraire des forts et des cœurs glorieux ;
Je me suis tu longtemps, j’ai caché la bannière
Qu’appelaient déjà bien des yeux.

J’ai fui mon nom redit et le bruit déjà proche,
Aussi prompt, je crois bien, qu’un autre, aux jours passés,
Que voulait faire évêque Aquilée, Antioche,
Fuyait les peuples empressés.

J’ai fui du nid qu’on guette et du buisson qui chante,
J’ai laissé mon sentier de peur qu’on le connût ;

Et dans la foule entré, dans la poudre mouvante,
L’un de tous, j’ai payé tribut.

Et ce n’est plus qu’au soir, par la lande secrète,
Sous les rares croissants, qu’au verger désiré,
À l’ermitage en fleurs, Vaucluse du poëte,
J’ai repris le rêve sacré,

Trompant l’œil curieux, le passant qui m’effraie,
Qui, dès qu’il sait sa route à quelque frais réduit,
Passe auprès chaque fois, et secouant la haie,
Réclame, comme un droit, son fruit ;

Non pas au moins, non pas qu’entre tous il vous aime,
Non qu’il vive des sucs arrosés de vos pleurs ;
Car au détour de là, tous fruits, les moindres même,
Lui sont aussi bons ou meilleurs.

Or, si j’étais ainsi, quand, par pudeur pour elle,
La Muse me vouait aux seuls échos des bois,
Qu’est-ce donc à présent qu’un tendre amour s’y mêle
Et qu’un nom tremble dans ma voix ?

Ô sainte Poésie, intime, et qu’il faut taire,
Belle aujourd’hui pour une…, un jour pour quelques-uns ;
Mon secret devant tous, mon orgueil solitaire,
Amour a doublé tes parfums !

Aussi je viens à toi, mais plus timide encore.
De moi laissant au monde un spectre sans chanson,
Une ombre qui sourit : l’âme a suivi l’aurore
Et se renferme en son buisson.

Au loin l’air retentit ; l’orme superbe expose
Mille prix disputés à ses rameaux pendants :

Le buisson s’épaissit d’une fleur longtemps close,
Qui ne se penche qu’en dedans.

Hélas ! et bien souvent en vain elle se penche,
Car Celle qui devait à temps la respirer,
Craintive, ne vient pas, et la rose trop blanche
Aura passé sans enivrer.

Poésie odorante, immobile et pâlie !
Berceau tout d’épaisseur, et d’ombre, et de gazon !
Blancheur que nul zéphyr n’essuie et ne déplie !
Rosée où ne boit nul rayon !

Oh ! puisse-t-il un jour, si chéri dans son ombre,
Berceau qui nous aura, tous deux, si peu reçus,
Sous ses rameaux baissés, toujours clos au grand nombre,
Mais des vrais amants aperçus,

Puisse-t-il immortel, dans sa fleur encor rare,
Peindre aux tendres heureux nos noms avec honneur,
Et par nos chants si doux sous le sort qui sépare,
Leur dire d’aimer leur bonheur !



XV

SONNET


. . . . . . . . . . . . Nos, Delia, amoris

Exemplum cana simus uterque coma.

Tibulle
Le bon Damète et la belle Amarante.
Vacquelin de la Fresnaye.


Si quelque blâme, hélas ! se glisse à l’origine
En ces amours trop chers où deux cœurs ont failli,
Où deux êtres, perdus par un baiser cueilli,
Sur le sein l’un de l’autre ont béni la ruine ;

Si le monde, raillant tout bonheur qu’il devine,
N’y voit que sens émus et que fragile oubli ;
Si l’Ange, tout d’abord se voilant d’un long pli,
Refuse d’écouter le couple qui s’incline ;

Approche, ô mon Amie, approche encor ton front,
Serrons plus fort nos mains pour les ans qui viendront :
La faute disparaît dans sa constance même.

Quand la fidélité, triomphant jusqu’au bout,
Luit sur des cheveux blancs et des rides qu’on aime,
Le Temps, vieillard divin, honore et blanchit tout !



XVI


Qui sapit in tacito gaudeat ille sinu.
Tibulle.
. . . . . . . fut heureux en silence.
André Chénier.


Non, je ne chante plus… l’oiseau sous le feuillage
Aux instants les plus doux n’a de chants ni de voix ;
Perdu dans son bonheur comme en un saint orage,
Il a peur d’éveiller l’écho jaloux des bois.
Il soupire, il se tait ; il palpite, il expire ;
Il ne confierait pas au plus voisin zéphire
Le moindre son brillant pour être rapporté ;
Tout son souffle amoureux est à la volupté.
Que lui font les concerts des hôtes du grand chêne,
Tous ces gosiers rivaux chantant à pleine haleine,
Bruyants et glorieux, purs favoris de l’art,
Ou ceux dans leur buisson qui chantent à l’écart ?
Que lui fait qu’on le croie absent ou mort lui-même ?
Que, ne l’entendant pas, on ignore qu’il aime,
Et qu’on dise en riant qu’il s’est évanoui ?
Si le bonheur nous prend, taisons-nous aujourd’hui !
Ton sein contre le mien, ô ma belle oppressée,
Comme un calice plein gardons notre pensée !
Ta voix qui balbutie est douce en se brisant,
Et ta lèvre me parle un parler suffisant.
Loisirs et souvenirs viendront trop tôt, je pense ;
Trop tôt le sort fâcheux, l’empêchement, l’absence
(Oh ! jamais la froideur, jamais !), mais l’âge enfin,
Nous sèvreront du bien, seul réel et divin

Que ferons-nous alors, mon âme ? que ferai-je,
Sinon de déployer ce qu’aujourd’hui j’abrège,
De rouvrir en pleurant tous mes bonheurs secrets,
Et, n’en jouissant plus, de les chanter après[17] ?


XVII


..........
Printemps qui sitôt rachète
Les mois perdus et les ans !
Fraîcheur facile et parfaite
Au sortir des maux pesants !
Germes que la terre enfante,
Désirs dont l’âme s’enchante,
Après d’amères rigueurs !
Prompt oubli dans la vallée,
Source en nous renouvelée,
Rajeunissement des cœurs !

Hier la grêle et la tempête
Sur nous roulaient en éclats ;

Aujourd’hui nous avons fête
Dans la plaine des lilas[18].
La sève, un temps endormie,
Partout monte, ô mon Amie,
Et va féconder l’été.
Tes pleurs coulent, même signe ;
Comme les pleurs de la vigne,
Ce n’est que luxe et beauté.

Combien tient-il de jeunesses
Dans un seul cœur de mortel ?
Combien de fois les promesses
Nous font-elles arc-en-ciel ?
Jusqu’à ce que l’ombre règne
Et que la vieillesse éteigne
Ces flambeaux qu’Amour ornait ;
Jusqu’à ce que le mystère
De la tombe nous enserre
Sous le gazon qui renaît !


XVIII


Brune aux yeux bleus, superbe au regard tendre,
Pourquoi mêler des dons à séparer,
Un charme double à qui sait le comprendre ?…
Non, ce n’est pas guérir, c’est enivrer !


L’échanson noir, dans le festin antique,
Versait un vin sombre et noir comme lui ;
Le blond enfant, à la blanche tunique,
Verse un vin clair pour le cœur réjoui.

Mais si tous deux, dans une même coupe,
Versaient ensemble avec un soin jaloux,…
Brune aux yeux bleus, ah ! ce philtre qu’on coupe
Et qu’on redouble, est un poison trop doux !


XIX


D’autres amants ont eu, dans leur marche amoureuse,
Les sentiers plus fleuris, la trace plus heureuse,
Plus facile et riante et conforme au plaisir.
Les lieux de rendez-vous qu’ils se pouvaient choisir,
En des berceaux couverts, ou le long des allées,
Conviaient, conduisaient leurs attentes voilées,
Leur envoyaient au front mille et mille senteurs,
Et faisaient autour d’eux les oiseaux plus chanteurs.
Tantôt, en plein midi, quand la chasse brillante,
En feu sous le soleil et déjà ruisselante,
N’avait d’yeux qu’à la meute et qu’au cerf relancé,
La beauté, comme lasse, au franchir d’un fossé,
S’égarait, et glissait du palefroi fidèle
Dans les bras de celui qui ne suit que pour elle ;
El l’aboiement lointain, la fanfare et les cris,
N’étaient plus qu’un accord à des soupirs chéris.

Tantôt, bien tard au ciel quand la lune se lève,
L’amante qu’on espère, accomplissant le rêve,
Apparaissait penchée à son balustre d’or ;
Et ses cheveux pendants, et tout ce blond trésor,
Ses mains et ses parfums, et sa molle caresse,
Comme à l’Endymion qu’effleure la déesse,
Allaient, et, se teignant dans l’astre aux pâles flots,
Pleuvaient sur le plus cher des tendres Roméos.
Tantôt le gris matin et l’aube qu’on devine
Voyaient dans la vapeur courir une ombre fine,
Et la porte du parc avait crié bien bas ;…
Ou vers le pavillon, plutôt, tournant ses pas,
Vers le kiosque orné qui donne sur la route,
Elle allait : la rosée, en perles, goutte à goutte
Émaillait ses cheveux, et noyait le satin
De ses pieds qui froissaient la lavande et le thym ;
Et si, des grands bosquets côtoyant la lisière,
Un obstacle a saisi sa robe prisonnière,
C’était, pour tous retards semés en si beau lieu,
Quelque buisson de rose au piédestal d’un dieu.

Nous, ce n’est pas ainsi !

…Nous, ce n’est pas ainsi ! — Quand la rare quinzaine,
Après maint contre-temps, se répare et ramène
La douceur de se voir, je vais longeant exprès,
Au lieu des quais voisins, ouverts et peu secrets,
La rue où sans soleil la pauvreté s’entasse,
Et plus sûr que par là nul ne dira ma trace ;
Je vais, et pour témoins de l’espoir qui me luit,
Pour arbres et buissons, je n’ai que le réduit
De l’humaine misère, et des figures mortes
Aspirant un peu d’air sur le devant des portes ;
Des enfants, que Lycurgue eût d’abord rejetés,

Jouant, tout maladifs, en bruyantes gaietés ;
Des femmes dont le port promet qu’elles sont belles,
Mais dont l’œil et la joue et les maigreurs cruelles
Accusent le dur sort où s’appauvrit leur sang ;
La dispute parfois et le cri glapissant,
Parfois un fol éclat qui non moins me déchire,
Et là, là même aussi, l’amour et le sourire.
Ainsi, sans rien laisser, pauvres hommes, de nous,
J’arrive, en méditant, à mon bien le plus doux,
Jusqu’à la tour, encor sur pied, par où s’atteste
L’hôtel des vieux Capets dans son unique reste,
Tour aujourd’hui perdue, étouffée entre murs,
Logeant, au lieu de rois, bien des hôtes obscurs,
Des hôtes seulement de métier et de peine ;
Et c’est là qu’est la chambre où vient ma Châtelaine !…
Un boudoir au dedans, un asile embelli !

Et quand tu t’es enfuie et que tout a pâli,
Quand, mon rêve comblé, la nuit déjà tombante,
Je reviens, et reprends, d’une secrète pente,
Ce même étroit chemin de deuil et de labeur,
Que ce retour m’est cher, quoique si peu trompeur !
Comme aux plus gais sentiers il n’est rien que j’envie
Je marche en regardant et me dis : C’est la vie ?
L’avertissement grave est prompt à ressaisir,
À pénétrer un cœur attendri du plaisir.
Au sortir de ma fête et plein de mon ivresse,
Je vais me souvenant de la grande détresse
De la plupart, hélas ! — qu’il faut, pour racheter
Le plaisir, s’il a tort, aux bienfaits se hâter ;
Que, même aux plus heureux, aux plus aimants, la joie
Est courte ; que le deuil est au long de leur voie ;
Que la fidélité, dans ses charmes profonds,
Veut aussi des efforts et creuse ses sillons ;

Qu’elle a l’aride ennui, le désert de l’absence ;
Que ton amour si tendre en sa munificence,
Notre amour immortel, pourtant bientôt voilé,
Bientôt veuf du plaisir et de l’âge envolé,
Devra survivre enfin, meilleur en sa disgrâce,
Au sourire, à l’accent qu’on aime,… à ce qui passe !

Et voilà qu’au tournant du trajet tortueux
Je regarde, et mon œil a reconquis les cieux,
Les magnifiques cieux et leur splendide arène,
L’étoile au front des tours, la Seine souveraine,
La brume à l’horizon, signal des belles nuits,
Et la foule épandue avec ses mille bruits,
Et qui fait ressembler Paris, en ces soirées,
À Naples bourdonnant sur ses plages sacrées.


XX


Je ne connais plus la colline,
La colline ni le vallon,
Plaine lointaine ni voisine,
Boulevard monotone et long ;

Je ne sais plus herbe ni chêne,
Odeur des bois, brise du soir,
Tant l’amour heureux qui m’enchaîne
M’enchaîne à la ville sans voir !


Si je veux décrire un ombrage,
Je ne sais plus les noms des fleurs ;
Oiseaux et fleurs, brillant ramage,
Ne sont qu’indistinctes couleurs.

Pour chanter la nature absente,
Qui dans son lointain m’a souri,
Pour rendre à ma voix qui la chante
Un peu de ce savoir fleuri,

En des vers que le Soir inspire,
Je veux m’essayer, appuyé
Au pur ébène de ta lyre,
Charmant Collins, presque oublié !


ODE AU SOIR

imité de collins[19].


Si quelque flûte de Sicile,
Quelque note d’un buis docile,
Te peut, ô chaste Soir, espérer arriver,
Parmi les bruits de tes haleines
Si fraiches en mourant, et le chant des fontaines
Qui monte à l’heure du rêver ;


Dans les prés, modeste Génie,
Glissant d’une démarche unie,
Tandis qu’à l’autre bout, sous des cieux encor chauds,
Le soleil empourpré qui nage
Rattire à lui, renflamme en son dais de nuage
Tous ses rideaux et ses réseaux ;

À cette heure où l’air qui s’apaise
N’a rien d’ailé qui ne se taise,
Hors la chauve-souris, hirondelle des nuits,
Qui, près des vieux murs qu’on côtoie,
Repasse et bat et crie, et tempère la joie
Aux sens trop vite épanouis,

Hors le hanneton monotone
Qui, plein du faux ton qu’il bourdonne,
Dans mon sentier étroit se rue innocemment ;
— À cette heure, ô Soir, qu’il t’agrée
D’inspirer à ma voix, à ma lèvre altérée
Quelque chant qui puisse, un moment,

Qui puisse, à l’égal de tes ombres,
Des blancs coteaux aux vallons sombres
Décroître avec lenteur et fuir à l’infini ;
Dont le suave accent exhale
Le charme que réserve à l’âme pastorale
Ton retour chaque fois béni !

Car sitôt qu’au bord de ton voile
Tu fais briller la pâle étoile,
À ce tremblant signal en silence avertis,
Le chœur des Heures plus sacrées,
Les Esprits qui, le jour, aux corolles dorées
Sommeillaient, en foule sortis


S’assemblent, et Nymphes et Fées,
Leurs tempes de joncs rattachées,
Et les Plaisirs pensifs, et les Ennuis rêveurs,
Tous au char ombreux qu’ils attellent,
Un pied dans la rosée, attendent et t’appellent
Comme des amants ou des sœurs.

Oh ! qu’alors la vaste bruyère
De sa scène sauvage et fière
Prolonge à mes regards l’horizon sourcilleux !
Que plus haute sur la vallée,
Plus sombre au front des bois, la tour, mieux dentelée,
Parle des morts et des aïeux !

Ou si l’orage et sa menace,
Si la pluie à torrents qui chasse,
M’arrêtent, malgré moi, loin des sentiers mouvants,
Qu’au moins abrité sous la grange
Qui domine la plaine, à cette horreur étrange,
Aux flots grossis, fouettés des vents,

Au déchirement des nuées,
Au son des cloches remuées,
Des cloches des hameaux au plus lointain du ciel,
À ces beautés je m’esjouisse[20]
Jusqu’à ce que, gagnant par degrés, s’épaississe
Un voile d’ombre universel !

Oui, tant qu’Avril qui recommence,
Doux Soir, épandra sa semence à
Et sa senteur en pluie à tes cheveux épars ;

Tant qu’aux longs jours où tu recules,
L’Été ménagera tes douteux crépuscules
Et s’égaiera sous tes retards ;

Tant qu’après ses grappes vermeilles
Automne emplira tes corbeilles
Lentement, à regret, des couronnes des bois :
Tant que de son tapis blanchâtre
Hiver amortira tes pas, et près de l’âtre
Consolera tous tes effrois :

Aussi longtemps, belle Vesprée,
Invoquant ton heure assurée,
L’Amitié qui sourit, l’Étude au chaste front,
La Sagesse sensible encore,
La Fantaisie errante et qui de jour s’ignore,
Soir, ces doux hôtes t’aimeront !

Aussi longtemps l’Amour qui mêle
Aux courts plaisirs l’âme immortelle,
Ira par tes Édens méditer ses secrets :
Puisse-t-il jamais dans l’absence
Ne languir trop sevré de ta sainte puissance,
Plus sainte à l’ombre des forêts ! sf



XXI


Le long de cette verte et sereine avenue,
Derrière, à droite, au fond, laissant la tour connue
Et le bois protecteur où nous venons d’errer,
Sans trop voir Saint-Mandé qui doit nous ignorer,
Tandis que devant nous la prochaine Barrière,
Bizarrement dressée en colonnes de pierre,
Annonce aux yeux la ville, et dit de loin qu’il faut,
Pauvres amants heureux, nous séparer bientôt,
Durant ces courts moments d’une plus calme ivresse,
Redoublant de lenteur sous le soleil qui baisse,
Dans ce silence ému, dans nos regards de feu,
À ton bras, Ange aimé, sais-tu quel est mon vœu ?
Mon vœu, c’est que l’allée au lent retour propice,
Ces maisons de côté que le rosier tapisse,
Ces petits seuils riants sans un œil curieux,
Ces arbres espacés où règne l’air des cieux,
Tout cela dure et gagne en longueur infinie ;
Que par l’enchantement de quelque bon Génie,
À mesure que fuit derrière abandonné
Le beau bois verdoyant, de sa tour couronné,
Abaissant à nos yeux ses colonnes d’Hercule,
L’idéale Barrière elle-même recule ;
Et nous irions ainsi sans jamais approcher !
Le soleil cependant viendrait de se coucher,
Et le soir faisant signe aux timides étoiles
Baignerait au couchant la frange de ses voiles :
Mais, sous les cieux rougis ou sous le dais du soir,
Nous, bien qu’un peu lassés, sans rien apercevoir,

Sans dire que c’est long ni presser le mystère,
Nous irions, nous irions, bienheureux sur la terre,
Jouissant de l’air pur, de parler, de rêver,
Et croyant vaguement à la longue arriver.
Et Lénore pourtant, notre bonne déesse,
Qui jamais ne se plaint, mais quelquefois nous presse,
Au large devant nous, grave et d’un pas royal,
Comme dans les jardins de quelque Escurial,
Son parasol ouvert, marcherait sous la lune,
Sans troubler d’un seul mot l’illusion commune.
Et le soir redoublant d’astres et de beautés,
Et l’univers confus nageant dans des clartés,
Nous aussi de langueur baignés par tous nos pores,
Sans plus comprendre rien aux couchants, aux aurores,
Aux terrestres chemins où s’attardent nos pieds,
À pas toujours plus lents, l’un sur l’autre appuyés,
Mollement nous irions, perdus dans la pensée
Que l’heure du retour n’est pas encor passée.
Et sans douleur pour nous la fatigue croitrait ;
Et tout bruit, toute ville au loin disparaîtrait ;
Et sous les blancs rayons l’avenue éternelle,
Au gré de notre pâle et mourante prunelle,
Ferait luire en tremblant, comme entre des cyprès,
De purs tombeaux d’albâtre et mille gazons frais ;…
Jusqu’à ce que Lénore y glissant la première,
Nous la suivions bientôt sur l’herbe sans poussière,
Inséparable couple, expirant et brisé,
Enchaînant dans nos bras le temps éternisé !



XXII


(Il y faudrait de la musique de Gluck.)


Laissez-moi ! tout a fui. Le printemps recommence ;
L’été s’anime, et le désir a lui ;
Les sillons et les cœurs agitent leur semence.
Laissez-moi ! tout a fui.

Laissez-moi ! dans nos champs, les roches solitaires,
Les bois épais appellent mon ennui.
Je veux, au bord des lacs, méditer leurs mystères,
Et comment tout m’a fui.

Laissez-moi m’égarer aux foules de la ville ;
J’aime ce peuple et son bruit réjoui ;
Il double la tristesse à ce cœur qui s’exile,
Et pour qui tout a fui.

Laissez-moi ! midi règne, et le soleil sans voiles
Fait un désert à mon œil ébloui.
Laissez-moi ! c’est le soir, et l’heure des étoiles ;
Qu’espérer ? tout a fui.

Oh ! laissez-moi, sans trêve, écouter ma blessure,
Aimer mon mal et ne vouloir que lui.
Celle en qui je croyais, celle qui m’était sûre…
Laissez-moi ! tout a fui.



XXIII

SONNET


« Suis-je bien le même être qui fut heureux un jour ? »
Lettre de Saint-Preux.


Insensé, qu’ai-je fait ? Voyant le mal sacré
Dévorer tout son cœur et me brûler comme Elle,
J’ai voulu, sans atteinte à la flamme éternelle,
Diminuer pourtant l’incendie effaré.

J’ai voulu, sur l’autel tout de foudre éclairé,
Allumer un rayon pour l’absence fidèle,
Et plus également ménager l’étincelle,
La lampe vigilante, et qui luit au degré.

J’ai voulu, de Didon, ou de Phèdre, ou d’Hélène,
Faire, ô ma Laure aimée, une plus douce Reine,
Pour elle aussi plus douce, et pour le cher vainqueur ;

Souriant, se plaisant aux tristesses légères,
Chantant sa mélodie au : fond des jours sévères…
Je voulais la nuance, et j’ai gâté l’ardeur !



POUR MON CHER MARMIER[21]


SUR L’ELSTER.


Elle était fraîche et belle, et quoique née au bord
D’une onde où volontiers les Vellédas du Nord
Penchent aux saules de la rive,
Elle riait souvent ; et d’un ton peu rêveur,
Durant mes mois d’exil, m’avait pris en faveur,
Comme une sœur folâtre et vive.

Et comme on nous le dit des filles de Chio,
Tout autour de mon cœur elle faisait écho
Avec ses chastes railleries,
Y mêlant toutefois, fine blonde aux yeux bleus,
Un regard par instants, un soupir onduleux,
Comme un accord des deux patries.

Quand du travail du jour j’arrivais tout muet,
Vite elle me lançait, comme au front un jouet,
Une tendre attaque charmante,
Et, si son allemand servait mal son propos,
Elle allait, en français, jetant à point des mois,
Que son mari présent commente[22].

Entre les plus beaux noms que la Muse essaya,
Je m’appelais son Puck ; elle, Titania !
Nous nous aimions sous le nuage.
Que l’amour fût dessous, elle le sentait bien ;
Mais elle semblait dire, en cachant le lien :
 « Tu n’iras pas plus loin, Volage ! »


Quand son mari partant la laissait plus d’un jour
Maêtresse, elle arrangeait, avec grâce et détour,
Ce qu’elle appelait des soirées ;
C’est-à-dire, sa sœur, elle et moi, nous causions
Ces soirs-là plus longtemps ; et notre âme, en rayons,
Courait les cieux et les contrées !

La lune et le jardin, en tonnelle couvert,
Faisaient comme harmonie à notre gai concert,
Bordure qu’Hoffmann eût choisie.
Des poëtes aimés nous répétions le nom ;
Puis elle me chantait ce doux chant de Mignon,
La tendresse et la fantaisie !

Pourtant je dus partir ; et la veille j’allai,
J’allai, je la vis seule, et le rire éveillé :
 « Ah ! je pars ; c’est demain, » lui dis-je :
Et son rire cessa, son front pâlit, ses yeux
Se mouillèrent ; tirant un anneau précieux
Où l’abeille au myrte voltige :

« Emportez-le, » dit-elle ; et, me disant cela,
Sa tête se penchait, son accent se voila,
Et l’âme y trahit sa lumière !
Ému, je m’approchai ; je pus serrer la main
Qui ne résistait pas ; sans effort, sans larcin,
Ma lèvre effleura sa paupière.

Mais soudain retentit le marteau du dehors !
— Quelqu’un ! — et loin de moi s’élança son beau corps,
Et son geste étouffa le charme.
« Oh ! tout est là, lui dis-je… un destin tout entier !
« J’ai cueilli le premier baiser et le dernier,
 « Et c’était pour prendre une larme ! »



À MON CHER MARMIER


Je me laisse emporter à mes flammes communes
Mathurin Régnier.


Oh ! oui, comme autrefois, comme aux jours de folie,
Comme aux jours si légers de Rose, hélas ! vieillie,
Ami, par un matin de ce Paris d’été,
Sous ce soleil si chaud au cœur ressuscité,
Oh ! oui, vous m’avez vu suivre encore à la trace
La beauté passagère, et de perfide race,
Dont le premier abord me renversa soudain :
Et vous m’avez surpris rebroussant mon chemin,
Brusquant votre rencontre au coin de cette rue,
De peur de laisser fuir sa démarche apparue.
Ainsi je suis, Ami ; malgré tant de retours,
De projets d’être mieux, ainsi je suis toujours,
Surtout quand le Printemps, si chanté de nos pères,
À tout jamais puissant par les mêmes mystères,
Arrive, et de sa sève emplit mon œil baigné,
Et redore un duvet à mon front couronné.
Le cœur s’ouvre, et les sens qui disaient d’être sage,
Conseillers attiédis, gais flatteurs, n’ont plus d’âge :
Pleins du philtre immortel qui revient les charmer,
Leur jeune voix murmure, et nous tente d’aimer,
D’aimer, comme on aimait dans la Grèce amoureuse,
Un pied blanc, un beau sein, une démarche heureuse,
De fins cheveux brillants relevés, — sans songer
Si l’étreinte est fidèle, ou le nœud mensonger.

Et si l’âme incertaine, à tant de grâce unie,
Se dit Glycérion, Cinthie ou Philénie.

Eh bien, j’ai voulu suivre ! Au Luxembourg voisin
Demi-barricadé, curieuse, au jardin,
Elle allait ; en-entrant, je l’ai quasi pressée ;
Elle allait lentement, et point embarrassée,
Sans donner espérance, et sans se retourner,
Hors une longue fois pour voir se dessiner
La salle neuve ; encor sa lèvre fit la moue.
Plus loin, vers le bassin où le cygne se joue,
Seule, je la laissai suivre le grand contour,
Et pas à pas serrant le côté le plus court,
Comme l’enfant discret flatte un cygne qui nage,
À travers l’eau limpide admirant son image,
Un moment, je crus bien qu’elle avait tressailli,
Qu’un lien invisible, entre nous établi,
Me l’allait enchaîner ; car, d’un tour plus docile,
Elle revint, reprit le passage et la ville ;
Et moi, plus confiant, je la couvais de l’œil,
Et marquais mon esclave en rêvant à l’accueil.
Mais, du pâle Odéon quittant la colonnade,
Voilà qu’un cavalier à la moustache fade,
Fort absent jusqu’alors, traversa brusquement,
Et d’un hardi regard, ou d’un propos charmant,
L’effraya, la gagna,… que sais-je ? en une allée,
Quand plus près j’accourais, l’ombre était envolée.
Lui, resta quelque temps dehors, l’air assuré.
Fûmes-nous éconduits ?… me fut-il préféré ?

Oh ! tout le jour, Ami, de cette quête ardente,
Après mainte heure encor de retour et d’attente,
Ami, je souffris bien, navré, brûlant de feux,
Ne voyant rien de beau parmi les plus beaux yeux,

Ne voyant, ne voulant que ceux du matin même,
Et criant dans mon cœur : N’ai-je plus rien qu’on aime
N’ai-je plus cet éclair, ce front épanoui,
Ce sourcil qui fit dire à plus d’une : « C’est lui !
« (Comme on le dit de vous, jeune encore avec grâce),
« C’est lui dont Ja douceur décèle plus d’audace,
« De flamme : je le veux, et seul, et mon désir
« L’aime au premier regard, et le sait bien choisir.
« Avec lui je veux vite, en une heure divine,
« Dussé-je une autre fois ne jamais le revoir,
« Boire à toutes les fleurs où l’abeille butine,
« Et briser ma moisson d’amour avant ce soir ! »


I

POUR MON AMI AUGUSTE DESPLACES[23]


Dilecto volo lascivire sodali.
Stace.


De nos folles ardeurs, Amour, que tu t’amuses,
Moqueur toujours le même en variant tes ruses !

J’aimai d’abord, j’aimai, pour te mieux faire honneur,
Une noble beauté que son jaloux seigneur
Enfermait nuit et jour, plaintive châtelaine.

Nos cœurs avaient parlé, mais l’attente était vaine.
À peine, après des mois, nos habiles regards
Trompaient, sans les forcer, et grilles et remparts ;
Point de balcon baissé, point d’échelle de soie !
Là-haut le baron veille, en bas le dogue aboie.
L’aube seule souffrait les volets entr’ouverts,
Mais la fleur du baiser se perdait dans les airs !

Dégoûté, l’autre hier, je me suis laissé prendre
À celle qui du moins peut à l’aise m’entendre,
Blonde tête aperçue au vitrage brillant,
Et tout le jour penchée à répondre au chaland.
Mais voilà que l’enfant adorable et légère
Voudrait en vain m’aimer dans sa cage de verre,
On nous voit de partout ; et le maître, le soir,
La vient prendre et l’emmène au sortir du comptoir.
Depuis huit jours déjà nous souffrons de la gêne ;
Je passe, elle m’appelle : en son cadre de chêne
Elle est là tout debout. Comme on voit au printemps
Le poulain généreux enfermé trop longtemps,
I piétine, il se dresse, il se ronge à l’attente :
Telle, en l’espace étroit, la jeune impatiente.
Son front rit sans que j’ose, et m’irrite au baiser. —
Amour, de nos ardeurs tu te veux amuser !



II

SOUS L’ODÉON


À Auguste Desplaces.


Ô la belle élancée, élégante et nu-tête,
Assise à son comptoir ou bien souvent debout !
On passe, on est charmé ; l’on repasse, on s’arrête :
Elle nous voit à peine, on la voit de partout.

Quoi ? tout le jour ainsi dans l’étroite volière,
Oiseau qu’on croit si libre et pourtant enchainé !
Pour qui donc sa chanson ? pour qui, sous sa paupière,
Ces doux feux qu’elle voile au passant obstiné ?

La jeunesse bourdonne et court sous le portique
Avec de joyeux ris et des regards ardents :
Elle, comme une reine ou la Minerve antique,
Front pur, tête baissée, elle songe au-dedans.

Sans lever ses beaux yeux, quand la foule s’empresse,
Elle pose à deux mains sur son genou léger
Le livre qu’elle lit (c’est, je crois bien, Lucrèce)[24],
Et l’on voit au beau vers son beau doigt s’allonger.

Moins calme eu son boudoir s’assied la noble dame,
Moins à l’aise au désert, à l’ombre des forêts ;

Dans cette cage ouverte, ainsi cette jeune âme
Vit, respire en plein air et livre ses secrets.

Oh ! non, elle les cache et se garde fidèle
Au jeune ami qui rôde et dont on est jaloux :
Plus heureux il évite, il ose être loin d’elle,
De peur de laisser voir ce qui serait trop doux !

Ô si j’étais poète, ô ! dès l’aube, à chaque heure,
Je viendrais m’égarer jusqu’aux ombres des nuits :
Sous les piliers tournants de la vague demeure
Je viendrais enchaîner, dérouler mes ennuis.

Chaque fois, en passant, j’essaierais sa louange
D’un vers harmonieux et d’un timide chant ;
Ma lèvre aurait ces mots de jeune fille et d’ange :
La Stance sur ses pieds grandirait en marchant,

Puis le tour accompli du portique sonore
Me ramènerait juste au pilier qui me plaît,
Et la rime à l’instant, riche et docile encore,
Viendrait, à jeune Belle, enfermer le couplet.

— Regret de nos printemps ! Espérance adorée !
Ô promenoir si cher à nos libres amours !
Ô traces d’autrefois, qui revivent toujours !
Ô jeune Ami, pourquoi me l’as-tu donc montrée ?



AU SOMMEIL

TRADUIT DE STACE.


Par quel crime, si jeune, ô des Dieux le plus doux,
Par quel sort, ai-je pu perdre tes dons jaloux,
Ô Sommeil ! — tu me fuis. — Tout dort dans la nature,
Les troupeaux au bercail, l’oiseau dans la verdure ;
Les fleuves mugissants, et de jour aux cent bruits,
Assoupissent au loin leurs murmures des nuits ;
Les cimes des grands bois penchent sous les rosées,
Et les mers au rivage expirent apaisées.
Moi, je veille : sept fois Phébé m’a regardé
De son char le plus haut ou déjà retardé,
Sept fois j’ai répondu, debout, plus pâle qu’elle !
Autant de fois Vesper, de sa tendre étincelle,
M’a surpris, dès le soir, attendant vainement ;
Et la fraîcheur d’Aurore aiguise mon tourment.
Que faire ? Argus lui-même et ses mille paupières,
Gardant pour Jupiter les beautés prisonnières,
Ne veillaient qu’à demi : chaque œil avait son tour.
En ces nuits, ô Sommeil, trop courtes pour l’amour,
Amères et sans fin pour ma veille pâlie,
Peut-être, au moment même où ma voix te supplie,
Un autre, un plus heureux, dans son embrassement
Pressant un sein aimé, t’éloigne doucement…
Sommeil ! oh ! laisse-les, viens à moi ; viens à peine,
C’est assez, c’est beaucoup : à d’autres ta main pleine
De tes plus lourds pavots ! à moi, doux Passager,
Rien qu’un toucher humide, un coup d’aile léger !



TRADUIT DE MOSCHUS


I


Sous un souffle apaisé quand rit la mer sereine,
Tout mon cœur s’enhardit, et pour l’humide plaine
La terre est oubliée : ô mer, je viens à toi !
Mais qu’un grand vent s’élève et réveille l’effroi,
Que l’écume du flot blanchisse et fasse rage,
Tout mon amour alors se reprend au rivage ;
Je ne veux que les bois, et l’ombre et les gazons :
Le pin, par un grand vent, rend encor de doux sons.
Pêcheur, que je te plains, dans ta nef pour demeure,
Chassant ta proie errante au péril de chaque heure !
À moi le bon sommeil sous un platane épais !
À moi les jours couchés au sein d’un antre frais,
Et la source au long bruit, qui, roulant sous la voûte,
Charme et ne peut troubler le pasteur qui l’écoute !


II


Pan aimait Écho, sa voisine,
Qui pour le Satyre brûlait,
Et le Satyre aimait Nérine ;
Leur flamme, à tous trois, se brouillait.
Jeu bizarre, et pourtant le nôtre !
Ce qu’un amant inflige à l’autre,


D’un autre il l’éprouve à son tour :
Le talion est loi d’amour.
Or voici ma leçon ; que le novice entende :
« Rends l’amour à qui t’aime, afin qu’on te le rende. »


III


Quittant Pise et ses jeux, Alphée au flot d’argent
Cherche à travers les mers Aréthuse en plongeant ;
Et dans son sein il porte à la nymphe adorée
L’olivier des vainqueurs et la poudre sacrée.
Profond, pur, et chargé des amoureux cadeaux,
Il fend le flot amer sans y mêler ses eaux ;
Et le grand flot dormant ne sent rien, et l’ignore,
Et l’a laissé passer. Ah ! c’est Amour encore,
Le mauvais, le perfide et le rusé songeur,
C’est lui dont l’art secret fit du fleuve un plongeur !


ÉGLOGUE NAPOLITAINE[25]


Du tombeau de Virgile adorant la colline,
Je m’étais promené jusqu’à la Mergilline[26],

Tout plein de ces doux noms que le rêve poursuit.
La Sibylle vers Cume aussi m’avait conduit.
À Naples, le Musée en son savant dédale
M’avait longtemps offert tout un vivant Ménale,
Dianes et bergers, Bacchantes et chasseurs,
Silènes endormis, Satyres ravisseurs,
Que Pompéï creusé fit sortir dans leur gloire,
Qu’André de loin fêtait sur sa flûte d’ivoire ;
Puis, dans Pompéï même, à loisir égaré,
J’avais mêlé d’amour le profane au sacré,
À chaque seuil désert revu chaque dieu lare ;
Ainsi j’avais atteint le frais Castellamare,
Et là, sous des lauriers que baise un flot dormant,
L’antique me berçait d’un long ressentiment.
Virgile l’enchanteur, et Sannazar peut-être,
M’appelaient en idée à l’églogue champêtre,
Et dans des vers déjà couronnés de fraîcheur
J’entendais disputer le pâtre et le pêcheur :

Le Patre.

Qui viendra contre moi, quand je marche à la tête
De mes grands bœufs, plus grands que le taureau de Crête,
Et dont la corne immense, en sa double moitié,
Semble l’arc pythien tout entier déployé ?

Le Pêcheur.

Qui fuira mieux que moi, quand la rame fidèle
S’ajoute au sein enflé dont ma voile étincelle,
Voile légère au mât, blanche sous le rayon,
Et plus oblique au vent qu’une aile d’alcyon ?

Le Patre.

Ces bords où tout le jour la cigale obstinée
D’infatigables chants fête l’air enflammé,

La luciole y luit, et son feu tout semé
Y fête également la nuit illuminée.

Le Pêcheur.

Si de jour nous fendons sur l’azur de ces mers
Papillons par milliers aux nageoires bleuies,
Toute la nuit aussi nos rames éblouies
Aux flots resplendissants découpent mille éclairs.

Le Pâtre.

À l’heure où chaque objet couvre en entier son ombre.
En plein midi brûlant, dans les champs dépeuplés,
Les troupeaux par instinct se resserrent en nombre,
Front contre front, vrais chefs en conseil assemblés :
L’autre jour je les vis, mais du haut d’un roc sombre.

Le Pêcheur.

À l’heure où le soleil enfle mon bras rougi,
Au bord de mon bateau je relève ma rame ;
J’étends ma voile en dais contre le ciel de flamme ;
Et si, moi sommeillant, un zéphyr a surgi,
Au lieu de voile il bat l’aviron élargi.

Et dans ce goût encor le pêcheur et le pâtre
Allaient continuer l’ébat opiniâtre,
L’un passant à louer Sorrente et l’oranger.
Et l’autre ses grands rets que le thon vient charger.
Mais tandis qu’autour d’eux plus vaguement je rêve,
Sommeil ou vision, quelque chose m’enlève,
Et je me trouve avoir, au lieu de deux humains.
Deux anciens demi-dieux, deux Faunes ou Sylvains,
Qui de flûte en leurs chants, et de rire sonore.
Et de trépignements s’accompagnaient encore.

Les Deux Faunes.

Paganisme immortel, es-tu mort ? on le dit ;
Mais Pan tout bas s’en moque, et la Sirène en rit.

Un Faune.

Le serpent d’Agnano qu’une oraison conjure
Et qu’innocent au bras on vous montre enlacé,
Est-il mieux enlacé, d’une raison plus sûre,
Ou de même l’est-il qu’au règne de Circé ?

L’autre faune.

Alors que dans Tolède[27], à tout coin, la Madone,
Saints Pascal et Janvier président au citron,
N’est-ce point, au nom près, de ces dieux en personne,
Petits dieux citadins qu’on peut voir chez Varron ?

Et les moqueurs ainsi, du propos et du rire,
En éclats redoublés qu’on n’ose tous redire,
Rehaussaient la chanson jusqu’à remplir l’écho
Des grands bois et des monts qui couronnent Vico.

Le premier faune.

Au Trésor-Saint-Janvier il est une chapelle,
Un maître-autel d’argent, sculpture solennelle
(On me l’avait conté, mais je l’ai voulu voir),
Un jour je m’y glissai tout habillé de noir ;
La calotte d’abbé cachait ma double oreille,
Et la corne du pied s’effaçait à merveille
Sous la boucle brillante et le bas violet ;
Le sacristain qui m’ouvre était, d’honneur, plus laid
Or, au plein de l’autel et sur la devanture,
En relief tout d’abord un cavalier figure :

De saint Janvier à Naple il apporte le sang ;
Naple, demi-couchée, a l’air reconnaissant ;
Mais Sirènes surtout et Naïades légères
Redoublent dans le fond leurs rondes bocagères.
Ô Nymphes, dénouez et renouez vos pas,
Car ce sang précieux ne vous gênera pas.

Le second faune.

Dans l’église à Salerne, il est un sarcophage,
Dont la pierre égayée, en sa parlante image,
Dit assez l’origine et que c’est notre bien :
Cortége de Bacchus, des pampres pour lien,
Tous les bras enlacés, sur les fronts des corbeilles,
Tous les pieds chancelants comme au sortir des treilles,
Et le dieu jeune et beau, qui lui-même a trop bu,
Porté comme on eût fait un Silène barbu.
Or, sur le sarcophage, et pour bénir la chose,
Quelque Saint, pris ailleurs, en couvercle se pose,
Et l’autre jour je vis devant ce gai tombeau,
Devant ce frais Bacchus, vainqueur toujours nouveau,
Une vieille à genoux, plus d’une heure en prière,
Et baisant par respect chaque image à la pierre.

Paganisme immortel, es-tu mort ? on le dit :
Mais Pan tout bas s’en moque, et la Sirène en rit.

— Et les rires d’aller, quand la cloche bénite,
Au premier son d’Ave, les fit fuir au plus vite.



À HORTENSE


AVEC UN MARC-AURÈLE QU’ELLE A DEMANDÉ.


Voici donc le Stoïque et sa mâle sagesse
En retour d’un présent plus doux :
Il faut être Aspasie ou vous,
Pour songer à tels dons le soir d’une caresse
Ou le matin d’un rendez-vous.

Au lieu du frais chapeau, parure des bergères,
Au lieu d’un ruban bleu nouant vos cheveux blonds,
Vous voulez, Hypatie, et la terre et les sphères,
Et vous courez aux plus grands noms.

Jamais de Tullius et de son éloquence,
De ses bons mots qu’on applaudit,
Et de sa vanité bien moindre qu’on ne dit,
Et de ses nobles dons chers à tout ce qui pense ;

Jamais de Charlemagne et de nos vieilles lois,
De certain Gondebaud, le Numa de nos bois,
Jamais du droit salique et du rang de la femme,
De cent objets divers, et de tous avec flamme,
Je ne me suis vu tant causer
Qu’auprès de vous, ce jour, lendemain du baiser !

Il est doux, quoi qu’on dise, avec celle qui charme
D’échanger plus d’un mot, de croiser plus d’une arme,
De parler gloire et Grèce et Rome, et cætera,

Pourvu qu’en tous propos la grâce insinuante
Mêle je ne sais quoi de Ninon souriante,
Que Dacier toujours ignora.

On écoute, on s’enflamme. À vous sur toute chose
La politique plait, et pour vous plaire on ose ;
Sur un fond de désir je m’y sens animer ;
Pitt ou Thiers, peu m’importe, et ma verve est rapide…
Tout d’un coup un regard humide
Avertit tendrement qu’il est temps de s’aimer.


SONNET


À la comtesse Marie.


Ἄλλος γάρ τ’ ἄλλοισιν ἀνὴρ ἐπιτέρπεται ἔργοις.
Homère, Odyssée, XIV.


........ Trahit sus quemque voluptas.
Virgile.


Le vieux coursier hennit aux escadrons fumants,
Le vieux nocher s’émeut au murmure de l’onde ;
Napoléon captif, s’il regardait le monde,
Lui lançait, dit Victor, de longs rayonnements.

Moi dont l’humble bonheur n’eut que de courts moments
Et de qui le destin moins hautement se fonde,
Si le frais souvenir m’offre une tresse blonde,
Mon œil a retrouvé ses éblouissements.


Ainsi quand je vous vis du premier jour, Madame,
Une boucle brillait sur votre joue en flamme ;
Il m’en était resté comme un éclair lointain.

Mais voilà que tardif, vous revoyant encore,
J’ai retrouvé la boucle aussi fraiche qu’Aurore,
Et le même rayon s’y jouait ce matin.



SONNET


À MARIE DITE LA PETITE BOHÈME.


Un or frisé de maint crespe anelet.
Ronsard.


Ces beaux petits cheveux aux doux flots ondulés,
Rebelles à la main, à l’ongle qui s’y joue,
Qui veulent s’échapper tout le long de la joue,
Oh ! laissez-les courir, oh ! laissez, laissez-les !

Tout frisés par nature et d’un tour fin roulés,
Sans qu’un réseau les serre ou qu’un ruban les noue,
Oh ! laissez-les ainsi, la grâce les avoue ;
Pétrarque les eût dits crépés ou crépelés[28].


Telle sur la colline, aux sources de Vaucluse,
La fontaine en courant, la Nymphe qui s’amuse
Laisse parfois un flot s’enfuir hors de son lit ;

Ou telle, au pied des monts, votre aimable Corrèze
Oublie à travers champs, dans les fleurs ou la fraise,
Quelque frais ruisselet dont le pré s’embellit.


LE BOUQUET


Tout passe, tout renaît, le Printemps recommence :
Il rend la joie au monde et la vie à nos sens.
Marie, au boulevard, à remplacé Clémence :
Bouquetière de mai doit n’avoir que quinze ans.

Bouton qui s’ouvre à peine, et qui promet la rose,
Tu viens t’offrir à nous, et tu nous dis : « Cueillez !
Cueillez, il en est temps : même avant d’être éclose,
Souvent la fleur échappe aux rameaux dépouillés. »

Toute fleur de beauté n’a que de courts passages ;
Jouissons, jouissons de l’heure et du rayon :
C’est ce qu’ont, de tout temps, répété les plus sages,
Et Marion le sait autant qu’Anacréon.

Quand, ta rose à la main, tu prends ma boutonnière,
Poursuivant le passant de ton joli caquet,
Je dis : « Fi d’une fleur, gentille bouquetière !
J’achète la corbeille et veux tout le bouquet.


Je veux ta lèvre fraiche et ta gorge brillante,
Les parfums naturels qu’exhalent tes cheveux,
Le nœud prompt et léger que fait ta main coulante…
Vite un bouquet, Marie ! et viens le faire à deux[29]. »


À LA COMTESSE MARIE


lu le 31 décembre à minuit.


Heureux qui dans Tibur, sous ses triples fontaines,
Sous l’arc-en-ciel en feu des bruissantes eaux,
Sous les grands châtaigniers des Collines romaines,
Sur les flancs reverdis des éternels tombeaux,
Grandeurs à ravir même une âme délaissée,
Heureux qui, dans ces lieux, doubla votre pensée
Et fit les cieux plus beaux !


Et dans Lucques encore, et tout près aux Cascines,
Quand s’ouvre avec l’été la galerie en fleur,
Quand les odeurs des pins et les odeurs marines
Et la brise du soir confondent leur fraicheur,
Âme en tous lieux de soins et d’amitié bercée,
Heureux qui, parmi tous, tenait votre pensée,
Y faisant le bonheur !

Sur le frais Richemont quand le printemps s’éveille,
Quand le cottage vert a lui sous les taillis,
Quand aux feux du matin la Tamise vermeille
A secoué sa brume et ses soleils pâlis,
Âme blanche et rêveuse, aux buissons balancée,
Heureux qui devers lui tirait votre pensée
Dans les airs embellis !

Et dans Fontainebleau pourquoi courir encore,
Sous ces rocs d’Oberman et leur sombre couvert,
Plus rapide à passer que l’Arabe et le More
Quand il change sa tente et la pose au désert ?
Fugitive discrète et sans bruit empressée,
Qui donc là-bas, quel charme enchaînait la pensée,
Quand ici l’on vous perd ?

Mais aujourd’hui du moins qu’après la longue absence
L’Étoile a remontré son doux front éclairci,
Entre un an qui finit et l’autre an qui commence
Il est peut-être une heure, une minute aussi.
En ce soir d’intervalle, à cette heure lassée,
Heureux qui, s’y glissant, surprendrait la pensée
À dire : Le voici !



IMITÉ D’OVIDE


De tous les dons du Ciel, de tout ce que la terre
A de biens, vrais ou faux, qu’elle rend tour à tour,
Gloire, grandeur, puissance, ou même étude austère,
Ou même amitié chère,
Je ne veux que l’Amour.

Je ne voulais que lui dans l’ardeur de jeunesse,
À l’âge où tous les feux nous couronnent le front ;
Quand l’orgueil du désir et sa haute promesse
Exaltaient toute ivresse,
Lui seul était au fond.

Je ne rêvais que lui dans mes rêves d’enfance,
Près des sureaux en fleur où rôdait mon ennui ;
Loin des jeux, aux sentiers où le nid sans défense
Jamais n’eut mon offense,
Je ne rêvais que lui.

Je ne veux que l’Amour dans ses restes encore,
Dans les débris épars des lilas défleuris,
Quand m’a laissé le charme, et qu’à défaut d’aurore
Le couchant seul colore
Mes brouillards déjà gris.

Chacun a son destin qui tôt ou tard l’entraîne :
C’est fureur ou génie, et quelquefois raison ;
Alexandre a la coupe et la boit d’une haleine ;
Un autre a la Syrène ;
Tyrtée a sa chanson.


Moi, dès que le Printemps me point et me traverse
Avec ses mille dards et ses langues de feu,
Dès qu’il m’étale en chœur sa jeunesse diverse
Et ses gaietés où perce
Un seul et même jeu,

Quand tout renaît, je meurs ; Amour fait mon supplice ;
La vieille et tendre plaie est prompte à se rouvrir ;
Et je ne veux plus rien que le cruel délice,
Rien qu’un dernier calice
Pour y boire et mourir[30].



LE COLLÉGE D’ÉTON


Imité de Gray.


Être homme, c’est assez pour être malheureux.
Ménandre.


Lointaines tours, fines aiguilles,
Couronne du séjour fleuri,
Où les Muses, pieuses filles,
Redisent le nom d’un Henri[31] ;
Et vous, créneaux sur la colline,
Windsor, que plus d’orgueil domine,
Mais d’où l’œil, au hasard nageant,
Ne voit que cimes de grands chênes,
Et vertes mousses dans les plaines,
Et le fleuve aux rubans d’argent !

Coteaux heureux, plaisant ombrage !
Champs où l’abeille a son trésor,
Où, comme elle, mon premier âge
S’égaya, sans savoir encor !
Je sens la brise qui s’embaume
Des fleurs de votre doux royaume,
Je la sens à mon front courir ;
Et ma pauvre âme trop lassée,
Des chères odeurs caressée,
A cru rajeunir, ou mourir !


Oh ! dis-moi, Tamise, ô vieux fleuve,
Car sur tes bords jusqu’à ce jour
Plus d’une race à l’âme neuve
S’en vint s’essayer à son tour,
Dis-moi, Tamise, parmi celle
D’aujourd’hui, quel vainqueur excelle
À fendre le fil de tes eaux,
À désoler la tourterelle,
À rechasser la balle grêle,
À fouetter le bond des cerceaux ?

Tandis qu’en des heures plus graves
Les uns luttent, l’esprit chargé,
Et, de l’étude ardents esclaves,
Plus doux sentiront le congé,
D’autres, d’humeur aventurière,
Franchissent enceinte et barrière ;
Ils vont se retournant souvent ;
À chaque bruit qu’écho renvoie,
Ils vont d’une tremblante joie,
Daims échappés, l’oreille au vent.

Pour eux l’espoir, chimère aisée,
Loin encor des objets moqueurs !
Les pleurs qui ne sont que rosée,
Car un soleil est dans leurs cœurs !
Pour eux la source d’allégresse,
Source montante et qui se dresse
Comme un jet d’eau sur son gazon ;
Jours pleins, nuit close et qui s’ignore,
Un gai sommeil qui sent l’aurore,
Et qui s’enfuit dans un rayon !

Hélas ! devant la bergerie,
Agneaux déjà marqués du feu,

La troupe, de plaisir, s’écrie
Sans attendre la fin du jeu.
Courant à si longue haleinée
Ils n’ont pas vu la Destinée
Se tapir au ravin profond[32].
Oh ! dites-leur la suite amère,
Lot de tout être né de mère ;
Homme, dites-leur ce qu’ils sont !

Faut-il en effet vous le dire ?
Enfants, faut-il les dénombrer
Ces maux, ces vautours de délire
Que chaque cœur sait engendrer ?
Notre enfance aussitôt passée,
Au seuil l’injustice glacée
Fait révolter un jeune sang ;
Refus muet, dédain suprême,
Puis l’aigreur qu’en marchant on sème,
Hélas ! que peut-être on ressent !

Tel qui, l’œil tendre, avec mystère,
Rêvait, cheveux de lin épars,
Disciple troublé d’un sectaire,
Prendra les farouches regards ;
Tel, dont la finesse naïve
A trop senti la bise active,
Tourne en malice à son midi ;
Tel qui, dès sa première route,
Hardiment ébranlait la voûte,
S’énerve et n’est plus qu’affadi.


Taisons l’Infamie abhorrée
Creusant sa livide maigreur ;
Laissons la Manie à l’entrée
Du bouge où hurle la Fureur ! —
Cet habile, une fois sincère,
A compris vite ; il se resserre,
Il se pousse au jeu du puissant.
Celui que le myrte convie
Bientôt le gâte et met sa vie
Sous quelque joug avilissant.

La dose une fois exhalée
De notre encens mystérieux,
Cette blonde nue envolée
Que dorait un rayon des cieux,
Tout pâlit ; l’autel se dépare :
L’amour heureux (accord si rare !)
N’a plus son hymne et son honneur.
Printemps enfui ! douleur sacrée !
Ah ! cachons ma ride altérée,
Qui sourit sans grâce au bonheur !

Chacun souffre : un cri lamentable
Dit partout l’homme malheureux,
L’homme de bien pour son semblable,
Et les égoïstes pour eux.
Ce fruit aride des années,
Qu’à nos seules tempes fanées
Un œil jaloux découvrirait,
Ce fond de misère et de cendre,
Enfants, faut-il donc vous l’apprendre,
En faut-il garder le secret ?

Le bonheur s’enfuit assez vite,

Le mal assez tôt est venu ;
S’il est vrai que nul ne l’évite,
Assez tôt vous l’aurez connu.
Jouez, jouez, Âmes écloses,
Croyez au sourire des choses
Qu’un matin d’or vient empourprer !
Dans l’avenir à tort on creuse ;
Quand la sagesse est douloureuse,
Il est plus sage d’ignorer.



STANCES D’AMAURY


Et l’Univers, qui, dans son large tour,
Voit courir tant de mers et fleurir tant de terres,
Sans savoir où tomber, tombera quelque jour !

Maynard.


Volupté, Volupté traîtresse,
Qui toujours reviens et séduis,
Qui, sur le soir de la jeunesse,
Encore appesantis mes nuits ;

Qui n’as qu’à vouloir ton esclave,
Et, comme autrefois, l’enlaçant,
Ô Fais fuir l’étude déjà grave
Et le calme recommençant ;

Désastre, amertume et ruine,
Plaie à des flancs toujours rouverts,
Si j’ai senti ton mal qui mine
Et tous les dons que tu nous perds,


Oh ! du moins, Volupté fatale,
Il est en toi de grands secrets
Car trop d’innocence s’exhale
Souvent en trop joyeux attraits ;

De ton délire une âme avare
Garde à tout des voiles plus beaux :
Et, comme au printemps qui répare,
Des fleurs dérobent les tombeaux.

Chaque illusion renaît vite
Au cœur sobre et longtemps sevré ;
On aime, on s’enchante, on s’irrite ;
On renage au fleuve azuré.

Oh ! du moins, Volupté pâlie,
Tu romps toute fausse lueur ;
Par toi, quelle mélancolie,
Reflet plus vrai, sinon meilleur !

Comme, après ta mordante rage
Et tes vifs aiguillons passés,
Dans la langueur qui suit l’outrage,
Le lendemain des sens lassés,

Oh ! comme alors la vue errante
Saisit le monde en un vrai jour !
Quelle lumière indifférente
Glisse, pénètre tour à tour,

Ôte son fard à chaque aurore,
Nous fait voir au changeant tableau
La fleur mourir après éclore,
Et le gravier dans la belle eau !


Comme on sent la mort sous la vie !
Comme on n’épouse aucune ardeur !
Comme le peu que signifie,
Entêté de sa propre odeur,

L’orgueil humain avec ses haines,
Et les mensonges des partis,
Et tant d’assertions hautaines,
Ne nous sont que bruits amortis !

Quelle lente et ferme sagesse
Vaudrait pour son plus chaste amant
Ce jour aisé qui nous caresse
Comme un astre pâle et clément,

Comme un astre sans étincelle,
Sans terreur ni feux courroucés,
Mais funèbre, et qui nous révèle
La fin des mondes commencés ?

Penser rêveur et non morose,
Et qui nous incline à la mort !
Tendre tiédeur qui nous dispose
Et qui détache sans effort !

Oh ! sous le couchant qui s’abaisse,
Ces soirs des jours voluptueux,
Avec douceur, avec tristesse,
L’œil en pleurs, comme on consent mieux,

Comme on consent, de la colline,
À descendre aussi pas à pas
Le déclin où tout s’achemine,
La pente où ne manquera pas


Tout ce qui fut beau, ce qu’on aime,
Objets légers, êtres plus chers,
Pyrrha, Lydé, Laure elle-même,
Où va lui-même l’Univers !


SONNET


J’étais un arbre en fleur où chantait ma Jeunesse,
Jeunesse, oiseau charmant, mais trop vite envolé,
Et même, avant de fuir du bel arbre effeuillé,
Il avait tant chanté qu’il se plaignait sans cesse.

Mais sa plainte était douce, et telle en sa tristesse
Qu’à défaut de témoins et de groupe assemblé,
Le buisson attentif avec l’écho troublé
Et le cœur du vieux chêne en pleuraient de tendresse.

Tout se tait, tout est mort ! L’arbre, veuf de chansons,
Étend ses rameaux nus sous les mornes saisons ;
Quelque craquement sourd s’entend par intervalle :

Debout il se dévore, il se ride, il attend,
Jusqu’à l’heure où viendra la Corneille fatale
Pour le suprême hiver chanter le dernier chant.



REFRAIN


Désert du cœur, en ces longues soirées
Qu’Automne amène à notre hiver sans fleur,
Que vous avez de peines ignorées,
De sourds appels, de plaintes égarées,
Désert du cœur !

Dans la jeunesse, alors que tout commence,
Avant d’aimer, l’impatiente ardeur
S’en prend au sort et parle d’inclémence ;
Alors aussi vous paraissez immense,
Désert du cœur !

On veut l’amour ; on croit le Ciel barbare ;
Tout l’avenir n’est qu’orage et rigueur ;
Et l’on demande à l’horizon avare
Quel infini du bonheur vous sépare,
Désert du cœur !

Illusion ! Courez, Jeunesse franche ;
Rien qu’à deux pas, c’est le buisson en fleur ;
Plus de désert ! — Mais à l’âge où tout penche,
Est-il encor buisson ou rose blanche,
Désert du cœur ?

Lenteur amère ! attente inconsolée !
Oh ! par de là ce sable au pli trompeur,
N’est-il donc plus de secrète vallée,
Quelque Vaucluse amoureuse et voilée,
Désert du cœur ?



BALLADE DU VIEUX TEMPS


À qui mettait tout dans l’amour,
Quand l’amour lui-même décline,
Il est une lente ruine,
Un deuil amer et sans retour.
L’automne traînant s’achemine ;
Chaque hiver s’allonge d’un tour :
En vain le printemps s’illumine ;
Sa lumière n’est plus divine
À qui mettait tout dans l’amour !

En vain la Beauté sur sa tour,
Où fleurit en bas l’aubépine,
Monte avec l’aurore et fascine
Le regard qui rôde à l’entour.
En vain sur l’écume marine
De jour encor sourit Cyprine :
Ah ! quand ce n’est plus que de jour.
Sa grâce elle-même est chagrine
À qui mettait tout dans l’amour !



« Et ce qui prouve que le chant dépend en effet et en entier des amours, c’est qu’il cesse avec elles. »
Buffon, Discours sur la nature des Oiseaux.


Si je ne chante plus, n’en cherchez pas la cause
Dans ces travaux d’un jour dont je m’accable exprès ;

Si je ne chante plus, n’accusez pas la prose
D’étouffer ma chanson et ses trésors secrets.

D’autres chantent surtout pour verser l’harmonie,
Pour exhaler leur âme au sein de l’univers,
Parce qu’ainsi le veut un céleste Génie
Et que leur voix se joue aux glorieux concerts.

L’Hymne habite en leur sein et d’abord s’en élance ;
Leur cœur est toujours plein, le monde est encor beau :
S’ils se taisent longtemps, pourquoi donc ce silence ?
Qu’on leur dise : Chantez, comme on dit à l’oiseau,

Ils fêtent la nature, et j’y vois leur image :
Chaque âge d’elle abonde en retours infinis ;
Les plus jeunes ormeaux n’ont pas seuls le ramage,
Les chênes les plus vieux ont aussi plus de nids.

S’ils se taisent, ceux-là, que vite on les accuse ;
Mais moi, si j’ai cessé, puis-je en être blâmé ?
Ils chantent pour chanter, ces élus de la Muse :
Moi je chantais pour être aimé !


Envoi à madame Marie de S…

À Vous, ou Muse, ou Fée, et la Grâce elle-même,
Qui savez, souveraine en ce jeu de beauté,
Comme est un seul objet aimé, loué, chanté :
Mais savez-vous bien comme on aime ?



ÉLÉGIE


Paullum quid Jubet adlocutionis
Mœstius lacrimis Simonideis.

Catulle.


Simonide l’a dit après l’antique Homère :
Les générations, dans leur presse éphémère,
Sont pareilles, hélas ! aux feuilles des forêts
Qui verdissent un jour et jaunissent après,
Qu’enlève l’Aquilon ; et d’autres toutes fraîches
Les remplacent déjà, bientôt mortes et sèches.

Les générations sont semblables aussi
Aux flots qui vont mourir au rivage obscurci.

C’était un soir d’été : le Couchant dans sa gloire,
De l’immense Océan, au pied du Promontoire,
Rasait la verte écaille, et de jeux infinis
Dorait le dos du monstre et ses flancs aplanis.
Tout dormait, tout nageait dans la vaste lumière.
Sur un pli seulement de la plage dernière,
Au point juste où du soir le rayon se rompait,
Où du Cap avancé l’ombre se découpait,
Dans toute une longueur du reste détachée,
Comme si quelque banc faisait barre cachée,
Les vagues arrivant, se pressant tour à tour,
Montaient, brillaient chacune eu un reflet de jour,
Puis de là s’abaissant, entrant au golfe sombre,
Allaient finir plus loin, confuses et sans nombre.

Je contemplais ce pli si brillamment tracé,
Ces vagues, leur écume et leur jet nuancé.
Quelques-unes, de loin déjà haussant leur crête,
S’efforçaient, sans pouvoir, à briller jusqu’au faite ;
D’autres, plus à l’écart, même n’y visaient pas,
Et, sans tant se gonfler, sans tant presser le pas,
Suivaient le train voulu, passaient, comme le sage,
De leur rayon modeste à la nuit du rivage.
Il en était qui, près du terme de leur vœu,
Déjà riches à voir et pleines d’un beau feu,
Prenant, chemin faisant, plusieurs flots dans leur lame,
Montant comme à l’assaut à la ligne de flamme,
Tout d’un coup, sans écueil, et sans qu’on sût pourquoi,
Par ce secret destin que chacun porte en soi,
Se brisaient, défaillaient, croulaient à l’anse obscure
Avec plus de risée, avec plus de murmure.
L’instant manqué d’abord ne reviendra jamais.

Mais toutes, aux mouvants, aux fragiles sommets,
À la marche plus humble, ou plus haut élancée,
Au plus ou moins d’éclat ou d’écume insensée,
Toutes, après leur bruit et leur feu d’un moment,
Au tournant du grand Cap, mouraient également !


FIN


JUGEMENTS DIVERS ET TÉMOIGNAGES

sur

JOSEPH DELORME












JUGEMENTS DIVERS ET TÉMOIGNAGES


Me rappelant, en ma qualité de critique, qu’on aime souvent à rechercher plus tard comment les ouvrages ont été appréciés au moment de leur apparition, je ne ferai pas de fausse modestie, et je donnerai ici quelques-uns des articles qui ont accueilli Joseph Delorme à sa naissance. Je donnerai même une lettre particulière de M. Jouffroy, à titre de témoignage ; j’en pourrais produire plusieurs d’autres personnes également qualifiées, mais ce serait s’accorder beaucoup trop de licence de poëte et passer les bornes. Que l’on veuille seulement, pour m’excuser, considérer ceci, qu’il y a eu de nos jours peu de critiques experts en poésie : je l’ai été, à un certain degré, pour mes confrères et maîtres, mais je n’ai pu l’être pour moi-même ; et le poëte en moi, l’avouerai-je ? a quelquefois souffert de toutes les indulgences mèmes qu’on avait pour le prosateur.

Ce qui m’importe et m’intéresse le plus, c’est de rappeler que Joseph Delorme fut, à son heure, quelque chose de neuf en poésie et d’original, même dans la nouvelle école. Je n’en veux pour preuve que les articles du Globe à son sujet. Il y en eut deux ; le premier est du 26 mars 1829, et parut même avant le livre, pour le signaler au public : il est de M. Charles Magnin, ainsi que le second.



Vie, Poésies et Pensées pe Joseph Delorme.


« Voilà, sous un titre bien modeste, un livre qui fera bruit dans peu de jours parmi le petit nombre de personnes qui prennent, comme nous, un sérieux intérêt à la publication d’un nouveau recueil de vers, et se passionnent pour ou contre les hardies tentatives de la nouvelle école. Ces Poésies paraîtront vers la fin de la semaine chez le libraire Delangle. Elles sont précédées, comme fe titre l’annonce, d’une Notice destinée à nous apprendre quelque chose de ce bon Joseph Delorme, que peu de gens ont connu, et qui, au rapport de son biographe, est mort tout jeune l’automne dernier. Nous devons à l’amitié qui nous lie à l’éditeur de ses œuvres d’en pouvoir donner dès aujourd’hui un échantillon. Elles nous paraissent devoir prendre place près des productions les plus vraies, les plus profondément senties, les plus franches d’expression, et en même temps les plus sévères de forme, qui aient paru depuis longtemps. À la perfection de la facture et, il faut le dire, à quelques singularités extérieures, sorte de cocarde arborée, on ne sait pourquoi, par le chef de la jeune école, il est aisé de voir que Joseph Delorme a subi, comme M. Émile Deschamps, d’ailleurs si spirituel et si original, l’influence de M. Hugo dans ce qu’elle a d’excellent et d’inspirateur comme dans ce qu’elle a de puéril. D’ailleurs nulle imitation de sentiment, de pensées, d’images. Il ne se peut rien voir de plus vrai, de plus intime, de plus individuel que le fond de ces Poésies. Joseph Delorme est un esprit rêveur, de la famille de René, de Werther, d’Oberman ; une de ces âmes dépareillées qui ne peuvent s’ébattre ni se reposer nulle part en ce monde ; un de ces êtres que la voix de l’Infini, trop passionnément et trop solitairement écoutée, plonge dans une extase maladive, qui leur rend toute jouissance amère et toute occupation à charge. Jamais, je crois, dans notre langue ce sentiment qui a dicté de si belles et de si douloureuses pages aux auteurs de René, de Delphine, d’Adolphe et d’Édouard, n’avaient encore inspiré un poëte. Ces défaillances de la raison, ces vertiges de l’âme, ces cris d’effroi de l’homme perdu dans le vide du monde, cette poignante ironie qui a l’air de se reprendre à la terre, et, près de l’abîme, cette effrayante volupté du désespoir, n’étaient pas encore entrés dans l’élégie. Voilà donc une nouvelle source où n’avaient guère encore puisé que quelques poëtes anglais, qui s’ouvre à notre poésie. En un mot, si la séduction d’une première lecture ne nous a point abusé, nous allons posséder, non pas un imitateur, mais un émule de Kirke White ; jamais non plus, ce nous semble, nous n’avions vu se montrer dans des vers tant de mots bas ou tombés en roture, redevenus poétiques et nobles, comme on dit, par la seule magie du rhythme. En attendant qu’un examen plus attentif nous permette de motiver nos éloges et nous rende la triste clairvoyance de la critique, nous citerons quelques pièces où, à des taches que l’on pourrait croire volontaires, se joignent des beautés originales. La troisième pièce surtout, le Creux de la Vallée, dans laquelle le poëte caresse si passionnément et, pour ainsi dire, si amoureusement l’idée de la mort, nous parait résumer tout le Recueil ; c’est le mot que le poëte est toujours près de dire, dont il lui échappe partout quelque chose, et qu’il ne dit tout entier que là. »


Après avoir cité les pièces qui ont pour titre Causerie au bal, la Veillée, le Creux de la Vallée, le critique ajoutait en post-scriptum :


« Les éloges que nous avons donnés aux vers de Joseph Delorme paraîtront assurément bien désintéressés, car en jetant les yeux sur les Pensées qui les suivent, nous en voyons plusieurs où l’école critique, comme il l’appelle, est traitée avec un grand dédain. Il perce même dans quelques-uns de ces fragments un peu d’irritation et d’aigreur ; mais qu’importe ? Joseph Delorme n’était pas tenu d’être parfait, Peut-être le jeune éditeur eût-il dû, dans quelques endroits, se montrer plus sévère pour le défunt. Il y a une au moins de ces Pensées dont nous lui aurions conseillé le sacrifice[33]. »


Quinze jours après cet article d’annonce, M. Magnin publiait dans le Globe du 11 avril son article de fond et d’examen :


Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme.


« Comme nous l’avions prédit, cet opuscule a fait éclat, nous avons presque dit scandale. À peine publié, l’éloge et le blâme ont été extrêmes, surtout le blâme. En effet, un pareil ouvrage, à part ses défauts, ne devait pas exciter une sympathie fort étendue. Ce legs d’un disciple exalté d’André Chénier ne pouvait paraître fort agréable aux vieux classiques, partisans fidèles de l’alexandrin de Boileau, à césure invariable. Il devait choquer encore plus vivement peut-être la plupart des lecteurs de nos salons, qui n’imaginent guère l’élégie possible sans le coloris brillant et la grâce coquette de Parny. Ce n’est pas tout : ce malencontreux Recueil a encouru la défaveur inattendue d’une partie de ceux mêmes qui paraissaient le mieux préparés pour le bien recevoir, et qui ne sont pas d’ordinaire les derniers à applaudir aux innovations. Quant à nous, qui avons peu de goût pour l’alexandrin à césure fixe, qui avons loué si souvent et si cordialement toutes les originalités étrangères, Faust, Werther, les poésies de Gæthe, de Schiller, de Wordsworth et de Kirke White, nous avons vu avec plaisir l’apparition de cet ouvrage, où, malgré quelques taches que nous ne déguiserons pas, nous avons cru reconnaître un talent poétique un peu âpre peut-être, mais plein de franchise, de vigueur et de vérité. Aujourd’hui nous ne reprendrons rien de nos éloges ; nous les expliquerons en les accompagnant de quelques critiques. Si, d’ailleurs, il y a entre nous l’école qui se porte pour héritière d’André Chénier quelques dissidences de principes, comme le fait entendre un peu aigrement M. Delorme, c’est une raison de plus pour nous de rendre pleinement justice à ce livre ; car, si l’on a bonne grâce à se montrer sévère avec les siens, c’est une étroite obligation d’être plus que juste à l’égard de ses adversaires.

« Joseph Delorme, dont nous allons examiner l’histoire et les Poésies posthumes, est, comme on l’a déjà dit, de la famille de Werther et de René. Mais combien il est loin de posséder, comme ses deux aînés, ce qu’il faut pour être applaudi de notre siècle, qui est bien plus classique qu’il ne le croit ! D’abord Joseph n’est pas en proie, comme Werther, à une passion ardente, romanesque, unique : donc il ne saurait prétendre à l’intérêt. Il n’a pas non plus, comme René, les manières distinguées d’un grand seigneur déchu, ni cet élégant désordre de parure qui ne messied pas au désespoir. Ce n’était qu’un pauvre étudiant en médecine, logé dans une mansarde, ne connaissait le monde que par ouï-dire, et s’il s’avise de le peindre d’après ses livres, comme Gilbert et Malfilâtre, il trahit aussitôt sa gaucherie et ses mœurs vulgaires. Mais sous cet habit délabré il y a un cœur d’homme et une âme d’artiste. Il était né bon, aimant, religieux, dévoué, plein de cet enthousiasme qui mène aux grandes choses, pour peu que le vent nous pousse ; mais pas le moindre souffle ne l’a aidé. Loin de là ; triste plante, née sur les rochers et loin du soleil, il n’a pu grandir. Ses premières espérances se sont dissipées comme un rêve ; ses premières affections ont été trahies. Il ne demandait pourtant qu’une compagne, un peu d’aisance, et une noble gloire, fruit du travail. Mais celle qu’il aimait a trouvé un parti plus riche. Rendu défiant par le malheur, ne croyant plus même à sa vocation poétique, il se tourne vers une carrière plus sûre et étudie la médecine. Il a travaillé et a réussi, mais ses maîtres lui préfèrent des concurrents plus obséquieux. Trop fier et trop timide pour tenter de nouvelles épreuves, il accepte son sort ; il se voue à la pauvreté et à la retraite, sans se douter que la solitude ne lui sera pas moins funeste que le monde. Là viennent le tourmenter toutes ces bonnes, toutes ces généreuses facultés refoulées en lui-même, et qui n’ont pu trouver d’emploi ni d’essor. Ses vertus, comme des parfums aigris, se changent en poisons. Son génie de poëte se réveille pour l’entourer d’illusions qui augmentent ses maux : son âme aimante se prend à des chimères. La poésie, à laquelle il se livre, l’enlève à ses peines par intervalle, pour le laisser retomber ensuite plus épuisé et plus vulnérable. Ses meilleurs instincts le trompent et ne lui conseillent que de dangereux remèdes. S’il veut rafraîchir son cœur, c’est dans la lecture brûlante de Thérèse Aubert et de Valérie ; s’il veut calmer les doutes de son esprit, il n’a sous la main que Cabanis et Bichat. Victime du sort, de l’égoïsme d’autrui et de sa propre faiblesse, il tombe dans le marasme, et meurt, blâmé, selon l’usage, plutôt que plaint de ceux qui l’ont connu.

« Ses Poésies, où se reflètent, sans beaucoup d’ordre, mais avec une extrême vérité, presque toutes les émotions intimes de cette triste vie, nous ont causé cette sorte de plaisir rêveur qui ne résulte d’ordinaire que de la lecture des romans. Nous avons été surpris d’entendre traiter d’immorale l’impression que produit ce livre. Sans doute ce n’est pas un caractère stoïque que celui de Joseph Delorme ; si l’on écrivait d’imagination, on pourrait aisément en tracer un plus fort. Mais la moralité d’un livre, s’il faut absolument qu’il y en ait une, ne résulte pas toujours de la perfection idéale du héros. Ici, par exemple, elle est, selon nous, dans la vue même de la lutte inégale où succombe cet infortuné, qui n’avait que de bons penchants, et dont une invincible fatalité sociale a flétri la vie et presque dépravé les mœurs. Encore ici rien n’est-il systématique : la société n’a pas tous les torts ; Joseph n’a pas en tout raison ; on peut douter que tout le mal soit venu du dehors, et les personnes qui aiment à penser qu’elles vivent dans le meilleur des mondes pourront sans trop d’invraisemblance se persuader que Delorme n’était peut-être après tout qu’un de ces génies noués, destinés à mourir dans la croissance.

« Rien n’est à la fois plus un et plus varié que ce Recueil. Il se compose de pièces toutes écrites sons l’impression du moment, et empreintes, pour ainsi dire, de la couleur du ciel, tantôt sombres, tantôt claires, tantôt orageuses. Ce n’est point cette tristesse d’Young, étudiée, lourde, monotone. Le poète n’écarte pas plus les fraîches réminiscences que les images douloureuses ou les fantaisies criminelles. Son âme a beau se troubler, dès qu’elle se calme, un fond de bonté naturelle reparaît à sa surface. De là vient sans doute l’indulgence et la sympathie qu’il nous inspire. D’ailleurs nous le connaissons si bien ! nous sommes au fait de ses études, de ses promenades, de ses lectures. La petite pièce intitulée Mes Livres est pleine d’une piquante ironie ; elle peut faire juger de ce qu’il aurait eu d’esprit s’il eût été heureux. D’autres fois, il s’élance hors de lui, comme avec colère et dégoût, et semble vouloir puiser du calme soit dans l’aspect de la nature, soit dans la vue de cœurs plus reposés que le sien. Voici une pièce de ce genre, où la turbulence de ses passions se trahit par le plus heureux contraste :

Toujours je la connus pensive et sérieuse…

(Suit la citation de la pièce tout entière, puis le critique continue :) « Cette sorte d’élégie d’analyse où la nature et les sentiments privés sont peints avec amour et bonne foi, et où l’âme du poëte se révèle à tous moments dans ses nuances les plus délicates, était à peu près inconnue dans notre langue. Pour trouver quelque chose d’analogue, il faut recourir aux Lakistes. Encore Joseph Delorme n’est-il nullement leur imitateur ; seulement il est, comme eux, dans le système de la poésie individuelle. Ce jeune auteur vient donc d’enrichir notre littérature d’une nouvelle branche de poésie, et sous ce rapport nous ne pouvons trop le louer. Nous regrettons d’avoir à mêler un reproche à cet éloge ; mais Joseph pousse trop souvent ses qualités à ce point extrême où elles deviennent des défauts, Certainement le premier, le plus grand mérite de ces Poésies, est la profonde individualité qui les anime : eh bien, il arrive quelquefois que l’auteur, par un singulier raffinement d’égoïsme poétique, s’attache à décrire certaines situations morales tellement particulières, tellement éloignées de l’état commun, que nous sommes presque obligés de le plaindre sur parole, et n’avons pas suffisamment conscience de ce qu’il décrit. C’est bien pis quand, mêlant souffrances morales et physiques, il écrit sous cette double et funeste inspiration. Il y a surtout une pièce qui nous paraît tout à fait en dehors de l’art, et dont la bizarrerie presque effrayante a quelque chose de délirant et, pour ainsi dire, de fiévreux. Elle est intitulée les Rayons jaunes. C’est la vision d’une tête malade qui voyage et se balance entre un atome et l’infini ; c’est un courant rapide d’idées qui se croisent et se rapprochent par de petits points imperceptibles ; images confuses et vacillantes qui dansent devant un œil éveillé, comme sous la baguette de la reine Mab.

« Nous ne connaissons guère de livre où l’idée et le style soient plus intimement unis. La diction de Joseph Delorme fait corps avec sa pensée, et sa pensée avec sa personne : c’est de l’individualisme à la plus haute puissance. Cependant, il y a, dans la forme la plus générale que revêtent ordinairement ses idées, une ressemblance notable entre lui et M. Victor Hugo : tous deux procèdent presque continuellement par figures, allégories, symboles. Mais c’est là tout, et dans le détail les ressemblances s’effacent. Chacun d’eux parle sa langue ; car, à titre de poëtes, chacun d’eux a la sienne. Cette sorte de souveraineté sur le langage, ce droit de le refrapper à sa marque, n’a jamais été formellement reconnu par la critique, et a toujours été pris d’autorité par la poésie. Quant à nous, sans contester le droit nous ne réprouvons que l’abus. En effet, nous concevons que l’historien, le légiste, l’écrivain politique, l’orateur même, tous ceux enfin qui n’ont à exprimer que des idées finies, positives, pratiques, puissent à la rigueur s’arranger de la langue commune. Mais en est-il ainsi du poëte ? Ce qu’il s’efforce d’exprimer, sont-ce des choses finies, positives, usuelles ? Non : c’est ce qu’il y a de plus ineffable, de plus indéfinissable dans l’âme humaine ; il doit nous ouvrir à tous moments la perspective de l’infini ; et vous voulez qu’il se contente pour cette œuvre de cette langue morte que ses devanciers ont faite et qu’ils ont usée ! Il faut une langue nouvelle à qui veut faire entendre des accents que nulle oreille humaine n’a entendus. Aussi les poëtes, dans l’acception la plus large de ce mot, sont-ils, selon nous, les vrais artisans des langues ; ce sont eux qui les font et défont incessamment. Cela est si vrai, que jamais grand poëte n’apparut, sans que la critique, gardienne du langage, ne se soit émue, et à bon droit. À peine Byron eut-il prononcé quelques mots, que les judicieux écrivains de l’Edinburgh Rewiew donnèrent l’alarme ; et, il faut le dire, ils eurent raison contre le jeune barde (raison, vous m’entendez, le temps que la critique peut avoir raison contre le génie, c’est-à-dire ce qu’il en faut pour que la voix publique l’absolve). L’abbé Morellet eut aussi très-souvent raison contre Atala, alors que M. de Chateaubriand, dans la première effervescence de son talent, prenait des licences de poëte avec la langue, que plus tard, orateur et publiciste, il a si religieusement respectée. Nous pourrions continuer et montrer M. de Lamartine, d’abord si rudement critiqué, et déjà amnistié plus qu’à demi. Que conclure de là ? Que tout attentat contre la langue est légitime ? Non, sans doute ; mais qu’étendre, assouplir, rajeunir le langage, est office de poëte ; que depuis un siècle ce travail s’est arrêté ; qu’il n’y a pas une de nos métaphores les plus triviales qui, à sa naissance, n’ait encouru l’indignation du purisme ; enfin, que le comble de l’habileté pour un critique n’est pas de signaler dans un livre nouveau ce qui est incorrect aujourd’hui, mais de discerner ce qui sera toujours incorrect de ce qui demain doit cesser de l’être.

« Ces réflexions, si elles ne sont pas tout à fait fausses, doivent nous rendre fort réservés dans l’appréciation des œuvres sorties bien évidemment, comme celle-ci, de main de poëte ; mais, en même temps, elles nous rappellent les devoirs de la critique. En effet, c’est à elle d’instruire le procès, au public de le juger. Nous pourrions, dans celui qui nous occupe, signaler quelques peccadilles sur lesquelles nous aurions facilement gain de cause. Mais à quoi bon ? Ce qu’il est utile de déférer au public, ce sont les torts volontaires, et qui paraissent découler d’un système. Notre jeune auteur, par exemple, en a un bien singulier : il se complait dans une certaine crudité d’expression, et s’abandonne (peut-être par suite de son amour pour nos vieux poëtes) à une sorte d’impudeur de langage qui, depuis Régnier, avait disparu de notre poésie. Le mot le plus âpre, dût-il choquer, est presque toujours le mot qu’il préfère. Cependant, il faut avouer que ces expressions fâcheuses blessent bien moins vues à leur place que détachées ; elles concourent jusqu’à un certain point à l’effet total. Il ne faut pas oublier que la muse de Joseph Delorme est la muse du désappointement, la muse de cette amère tristesse qui accompagne une vocation qui avorte, une existence manquée ; son langage est sans parure comme sa pensée sans illusion. Elle voit les choses dans leur nudité rebutante, et n’évite jamais le mot le plus poignant. On pourrait souhaiter qu’elle fût autre, et Joseph Delorme ne se l’est pas associée par choix, mais, telle qu’elle est, il l’affectionne, et il s’est attaché à elle comme le naufragé à la planche qui le soutient. Nous allons citer les vers qu’il lui adresse et où il la dépeint sans flatterie. On trouvera d’ailleurs dans ce morceau la plupart des qualités et des défauts qui sont habituels à sa manière.


Ma Muse.
Non, ma Muse n’est pas l’odalisque brillante…

(Suit une citation se terminant par ces vers :)

Elle chante parfois ; une toux déchirante
La prend dans sa chanson, pousse en sifflant un cri,
Et lance les graviers de son poumon meurtri,
Une pensée encor la soutient ; elle espère
Qu’avant elle bientôt s’en ira son vieux père.
C’est là ma Muse, à moi, etc.

« Quel lecteur ne regrettera pas avec nous que ce morceau, d’ailleurs si original, soit déparé par ces derniers vers ? Nous aurions pu passer au poëte de nous montrer sa Muse pauvre, triste, mal vêtue ; mais pulmonique !… Ah ! grâce ! les sens sont un juge bien moins indulgent que la raison.

« Quant à la facture proprement dite, les vers de Joseph Delorme n’offrent rien de particulier. Ils portent dans toute la partie technique le cachet de la nouvelle école, qui est au moins autant l’école de M. Victor Hugo que d’André Chénier ; césure mobile, richesse de rimes, épithètes chromatiques et numériques, mètres savants et variés, rien ne leur manque ; ils sont d’ailleurs, le genre admis, d’une sévérité de forme religieuse, Seulement ici, comme en tout, l’auteur pèche quelquefois par excès. On pourrait citer tel passage où l’abus de la césure mobile ramène presque la monotonie qu’elle était destinée à prévenir. Au nombre des innovations ou plutôt des rénovations de pure forme, il faut compter le Sonnet, que Joseph Delorme affectionne particulièrement. Il s’en trouve parmi les siens quelques-uns de très-agréables ; mais d’autres, qu’il a eu la fantaisie un peu puérile de calquer sur ceux du seizième siècle, reproduisent avec une fidélité bien malheureuse l’affectation de cette époque. Nous renvoyons le lecteur à celui qui commence ainsi :

Sur un front de quinze ans, les cheveux blonds d’Aline…

« En vérité, un jeu d’esprit si prolongé ne pouvait guère avoir, même au jugement de l’auteur, d’autre mérite que celui d’un pastiche, Cela nous mènera à une dernière observation.

« Malgré tout ce que ce Recueil contient de poésie vraie et profondément sentie, il n’est pourtant pas tout à fait exempt du péché originel de l’école actuelle, nous voulons parler de l’amour futile qu’elle a pour la difficulté vaincue. Sans doute il est méritoire de soigner la forme ; sans doute l’alexandrin à césure mobile appelle une rime plus sévère ; et, comme le dit quelque part M. Delorme, tout en abordant le vrai sans scrupule et sans fausse honte, il est bon de poser aux limites de l’art une sauvegarde incorruptible contre le prosaïsme et le trivial. Mais est-il également nécessaire de faire ainsi laborieusement des copies des vieux maîtres ? de s’imposer de vaines difficultés de mots, de sons, de mesures ? de ressusciter d’anciens mètres dont la difficulté n’ajoute presque rien à l’agrément ? Vous vous moquez amèrement de l’abbé Delille ; mais êtes-vous bien sûr que, dans quelques-unes de ces babioles et de ces tours de force où vous vous complaisez, il y ait un sentiment beaucoup plus juste de l’art que dans la description du fric-trac, des dés et du cornet ? Ce sont pures difficultés vaincues des deux parts, pure marqueterie sans idée, Ce n’est pas assez pour qui peut mieux faire. De tels jeux, croyez-moi, risquent de gâter la main au lieu de l’exercer : il ne faut jamais badiner avec le faux.

« C. M. »


On fait plus qu’entrevoir par ces articles de M. Magnin que le Recueil de Joseph Delorme avait eu l’honneur de diviser, jusqu’à un certain point, les rédacteurs du Globe ; il y avait eu une sorte de petite scission : d’une part, MM. Pierre Leroux, Jouffroy, Lerminier, Magnin, plus favorables, et de l’autre, un peu moins favorables (mais bien indulgents encore), MM. Dubois, Vitet, Duchâtel, Desclozeaux, de Rémusat, Duvergier de Hauranne. C’est l’un de ces derniers qui fit insérer, dans Le Globe du 15 avril, une lettre adressée au Rédacteur, et signée un de vos Abonnés, dans laquelle était discuté et en partie réfuté le système pittoresque, un peu trop réaliste, de Delorme. J’ai moi-même donné gain de cause au bienveillant contradicteur par une note qu’on a pu lire, ajoutée à la XVe Pensée. Ce contradicteur était, je le crois bien, M. Duvergier de Hauranne, de tout temps très-preste à relever le gant, et qui portait alors dans les sujets littéraires le même esprit de surveillance piquante qu’il a depuis appliqué aux matières politiques. Il y avait eu, d’ailleurs, des mots assez vifs qui avaient couru dans les salons, au sujet de Joseph Delorme. La duchesse de Broglie avait daigné trouver (et rien de plus naturel à son point de vue) que c’était immoral ; M. Guizot, que je n’avais pas encore l’honneur de connaître, avait dit, par un de ces mots qui résument d’un trait et circulent aisément, que c’était un Werther jacobin et carabin. Le mot n’était juste qu’à demi ; Joseph Delorme n’aurait jamais été qu’un girondin. Je mettrai fin moi-même à ces souvenirs de jeunesse dans lesquels je m’aperçois que j’abonde un peu trop, par une lettre tout amicale que je reçus alors de M. Jouffroy, et qui m’est douce autant qu’honorable ; on y trouve un cachet de bonté qui se joignait à la supériorité chez cet homme excellent :


« 2 avril 1829.

« Je vous remercie de tout mon cœur, mon cher ami, et de votre charmant volume et du plaisir qu’il m’a donné. Je sympathise profondément avec tous les sentiments que vous avez chantés, et j’en ai été si fortement saisi, que j’ai lu tout d’un trait la Préface, les Vers et les Pensées. Ne doutez pas de vous-même, je vous en conjure ; vous êtes poëte par le cœur, vraiment poëte ; et vous ne l’êtes pas moins par l’imagination. Votre style étincelle de beautés vives et naturelles qui relèvent les choses les plus communes et rajeunissent les plus fanées. Vous donnez du corps à toutes choses et mettez bien sous les yeux ce que vous voulez peindre. Il y a surtout dans votre poésie une émotion vraie et profonde qui va au cœur et fait qu’on s’intéresse aux sentiments que vous décrivez, comme aux joies et aux douleurs d’un ami, Les vers ne sont pas pour vous un métier, mais une manière plus expansive de sentir. Voilà ce qui donne à votre Recueil un charme qui lui est propre et qui me forcera bien souvent d’y revenir et de le relire. Quant à la forme, nous ne différons que par quelques caprices de goût et d’oreille qui ne touchent qu’à un petit nombre d’images et de coupes. J’admets de bon cœur et la complexité de votre phrase poëtique et toute votre théorie des enjambements. Non-seulement je l’admets, mais j’y trouve beaucoup de charme. Seulement dans l’application, il y a tel de vos enjambements qui me choque, et telle de vos phrases dont la complexité embrouille le sens et ne le laisse pas arriver du premier coup à mon esprit. Dans ces cas particuliers, mon oreille ne sent pas comme la vôtre : il en est de même des images. Je n’ai point d’objection générale contre votre manière de peindre ; au contraire elle me paraît vraie, neuve et poétique ; mais j’en ai dans le détail contre quelques traits de votre peinture : un œil noir dans un lit, des bras nus qui sont froissés et dévorés à plaisir, des cheveux dans lesquels on se baigne, une épaule nacrée, etc., sont des images qui me blessent et me blesseront tant que je vivrai. Ici encore, mon goût ne sent pas comme le vôtre. Le mien serait en général plus sobre et moins prodigue d’images ; il craindrait de fatiguer et d’éblouir l’imagination et voudrait laisser l’âme sentir davantage. J’adore la simplicité et la réserve, et c’est pourquoi la plus sobrement écrite de toutes les pièces de votre Recueil : Toujours je la connus pensive et sérieuse. est celle que j’aime le mieux. Plus que vous aussi, je craindrais les longues allégories, comme le Suicide et l’Enfant rêveur, dont le fil finit par échapper, tant le labyrinthe du symbole est compliqué ! Enfin j’ajouterai, pour vider mon sac, qu’il est des locutions que je ne puis admettre, comme par exemple : tout marchant, il faisait soir, et quelques autres ; mais elles sont en petit nombre et généralement votre style est très-pur. Voilà toutes mes critiques, sans aucune réticence, pauvres critiques qui ne tombent que sur le détail et qui ne touchent pas au fond qui, je vous le répète, est profondément vrai et poétique. On m’a aidé à me reconnaître dans une des pièces du volume. S’il n’y a pas erreur, je suis fier et honteux de ce que vous dites ; mais je ne puis en vouloir aux illusions de votre amitié, parce qu’elles la prouvent et qu’elle m’est chère.

« Adieu, tout à vous,
« Th. Jouffroy. »


Il ne me reste plus, pour clore cette série de jugements critiques, qu’à ajouter deux ou trois mots qui me semblent assez vrais, quoique dits par moi sur moi-même :

« Ce que j’ai voulu dans Joseph Delorme, ç’a été d’introduire dans la poésie française un exemple d’une certaine naïveté souffrante et douloureuse. » —

« Je ne m’exagère pas la valeur de Joseph Delorme : ç’a été au moins le Potterley de la poésie (Potterley était un jeune peintre coloriste, mort de bonne heure, un peu anglais de goût et d’origine.) » —

« Je reviens du Salon de 1857 ; je viens d’y voir des paysages charmants et naturels. Il y a trente ans tout à l’heure que j’essayais dans la poésie de Joseph Delorme d’introduire quelques-uns de ces traits de nature et d’observation, dont je vois aujourd’hui le triomphe et l’accomplissement facile dans les tableaux des Rousseau, des Corot, des Cabat, des Flers, D’Aubigny, Français, Edmond Hédouin, Lambinet, etc. — De courtes et vives élégies dans des coins de nature. »


Enfin, à propos de Joseph Delorme et de la pièce capitale des Rayons jaunes qui est à prendre ou à laisser, mais qui exprime et résume le genre même, il a été dit encore (et ceci n’est plus de moi) :


« Il y a poésie là-dedans plus que dans toute autre publication rimée de ce temps. J’ai connu une femme qui était belle, mais dont l’haleine sentait toujours la fièvre d’une nuit agitée : voilà la poésie de ce M. Delorme. Ce n’est pas sain, mais c’est pénétrant. »


— Il est bien entendu que tous ces jugements et témoignages des anciens amis ne s’appliquent qu’au Joseph Delorme primitif, qui se termine à la page 172 de ce volume.





  1. La pièce suivante, qui n’était pas entrée dans les précédentes éditions, peut donner idée de ce que Joseph Delorme aurait été dans la satire, et montre en même temps que, si alors les amitiés littéraires étaient bien vives, les inimitiés n’étaient pas moins ardentes. On ne plaisantait pas en matière d’art et de poésie. Cette pièce de Joseph Delorme rappelle naturellement l’article de Gustave Planche, d’une date un peu postérieure, intitulé de la Haine littéraire.
  2. Les cinq pièces suivantes sont écrites comme par l’ami même à qui elles sont adressées. En général, durant toute cette période intermédiaire, Joseph Delorme, ayant trop peu à dire pour son propre compte, exprimait et rimait volontiers les sentiments de ses amis.
  3. .............Εἴ τις Ἐρώτων
     λάτρις, νύϰτας ἔχειν ὤφελε Κιμμερίων.

    « Quiconque est serviteur des Amours devrait avoir les nuits des Cimmériens. » Paul le Silentiaire (Anthologie palat., V, Erotica, 283).

  4. « Dans tout le temps de ma belle jeunesse, j’ai toujours été ne désirant, n’appelant rien tant de mes vœux, n’adorant que la Passion sacrée. » (Pensées de Joseph Delorme.) Ç’a été le cri des enfants du siècle. Poésie et morale régulière ne vont guère ensemble. Il y a longtemps que Montaigne a dit : « Et moi je suis de ceux qui tiennent que la poésie ne rit point ailleurs comme elle fait en un sujet folâtre et déréglé. » Mais il le disait gaiement, et nos enfants du siècle, ces neveux de René, l’ont dit au sérieux et sans rire, avec une sorte d’acharnement.
  5. Homère, Iliade, XIV.
  6. Ὅρμοι δ' ἀμφ' ἁπαλῇ δειρῇ περικαλλέες ἦσανη,
    Καλοὶ, χρύσειοι, παμποίκιλοι· ὡς δὲ σελήνη,
    Στήθεσιν ἀμφ' ἁπαλοῖσιν ἐλάμπετο, θαῦμα ἰδέσθαι.

    Homère, Hymne à Vénus.

    On demande pardon de tout ce grec ; mais l’ambition de l’éditeur, il l’avoue, serait que cette Suite de Joseph Delorme sentît quelque peu son Anthologie.

  7. N’est-ce point mademoiselle Mars, les soirs d’Hernani ?
  8. Se rappeler le vers de Théocrite dans l’Oarisiys :

    Ἀλλάλαις λαλέοντι τεὸν γάμον αἱ κυπάρισσοι.

  9. Cette pièce a été publiée dans je ne sais plus lequel de mes volumes de prose et glissée au bas d’une page sous le couvert d’un autre nom, comme j’ai fait souvent. Elle est de moi, — de ce moi défunt que j’appelle Joseph Delorme.
  10. Diane de Poitiers : il s’agit de Fontainebleau
  11. Tradition du lieu, dans le Limbourg
  12. Horrificans Zephyrus proclivas incitat undas.
    Catule.
    Et Homère, Odyssée, liv. ii, vers 121 ; iv, 402 ; v, 295, et en vingt autre endroits.
    Ακραῆ Zέφυρον κελάδοντ’ἐπὶ οἴνοπα πόντον.
  13. J’ai un doute : est-ce bien au même objet que s’adresse cette autre Élégie, douce de ton et moins vive ?
  14. Ce joli pont, quand on en parlait ainsi, n’était pas encore tombé en roture et en délabrement.
  15. Pieriosque dies et amantes carmina noctes. (Stage.)
  16. Ce détail est historique, comme on le peut lire dans le Nouveau Traité de Diplomatique des Bénédictins.
  17. « Je n’ai jamais conçu l’amour sans le mystère, et là où était le mystère, là pour moi déjà était l’amour. » (Pensées de Joseph Delorme.) — Κρυπταδιὴ φιλότης, a dit Mimnerme, — Mimnerme, ce huitième Sage de la Grèce, celui qu’on aurait droit d’appeler le Sage du plaisir.
  18. Probablement Romainville. Il y avait encore un Romainville en ce temps-là.
  19. Le poëte a cherché dans cette imitation à rendre surtout la couleur et le mouvement rhythmique de l’original. Il aurait à demander pardon pour certaines hardiesses que réclamait la fantaisie de l’inspiration et queles puristes ont reprochées dans le temps au poëte anglais lui-même. C’est pourtant grâce à ces vives nouveautés, soutenues d’un sentiment doux et vrai, que l’Ode de Collins est restée unique et qu’elle mérite à jamais de vivre.
  20. Éjouir ou plutôt esjouir, vieux mot que réjouir ne remplace pas.
  21. Ce Joseph Delorme était si voué à la muse élégiaque, que lorsqu’il ne chantait pas pour lui, et dès qu’il y avait trêve dans ses amours, il se mettait à chanter pour quelqu’un de ses amis et comme en son propre nom.
  22. Il était en effet très-docte commentateur et philologue.
  23. Encore un cas où Joseph Delorme s’est mis, par supposition, en lieu et place d’un ami. Avec les amours de ses jeunes amis, il se donnait ainsi comme des relais de jeunesse.
  24. La tragédie de Lucrèce, de Ponsard, était alors dans sa nouveauté.
  25. Cette Églogue a été insérée dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 41839, sans nom d’auteur. Les deux vers de la fin, Paganisme immortel, es-tu mort, etc, ont souvent été cités depuis et ont passé dans la circulation.
  26. La plage au bas du Pausilype, qu’habita et chanta Sannazar.
  27. Grande rue de Naples.
  28. C’est par ces termes de crespés, crespelés, que les poëtes du seizième siècle traduisent volontiers les gentillesses de Pétrarque sur les cheveux de sa Laure.
  29. Mais, en fait de Bouquetière, voici ce que j’aime mieux et qui est du Joseph Delorme en prose :
    Traduit (ou censé traduit) d’une épigramme de l’Anthologie :

    « Charmante Bouquetière, qui es toi-même comme une fleur riante dans l’avenue des Tombeaux, tu m’offres chaque fois que je passe une couronne, et chaque fois je la prends et j’en décore le marbre de celle que je pleure et qui ornait de sa tendresse mes dernières et pâlissantes saisons. Et ce n’est pas moi seulement, tous ceux qui passent comme moi veulent prendre de tes mains les fleurs. Jamais les morts chéris, jamais les mortes, les amantes même les plus pleurées, n’ont été honorées plus pieusement ; jamais elles n’ont reçu plus de fleurs fidèles en toute saison, et jusque dans l’hiver de l’année, que depuis que toi, la fraêche Bouquetière, comme le plus léger des printemps, tu es assise, guirlandes et couronnes en main, au seuil des tombeaux. »

  30. Dans cette pièce, il n’y a que l’idée de plaisir ; j’aimerais mieux la pièce suivante, du même poëte, bien que je ne la trouve qu’en prose dans ses papiers :

    « En vain je me dis que je suis libre, que mon cœur n’est nulle part engagé ; que les douleurs mêmes, les pertes et la mort, m’ont fait de toutes parts solitaire et sans liens. En vain j’essaye, quand la nature renaît et qu’Avril rouvre toutes choses, de jouir encore d’un dernier printemps. À peine ai-je essayé, par ce gai soleil, Le long de la haie des lilas, de sourire à la beauté qui passe et repasse, et dont le regard vague et chercheur enhardit le mien ; à peine ai-je renoué ce jeu facile et gracieux qui de soi-même recommence : — tout d’un coup, sont-ce les Années, sont-ce les Souvenirs qui, par ces matinées si belles, s’élèvent comme de graves témoins autour de moi ? il me semble que j’offense des Mânes. »

  31. Henri VI, fondateur du Collége.
  32. Nimnerme, Élégie :
    .....Κῆρες δέ παρεστήκασι μέλαιναι.
  33. Probablement la XIVe Pensée, qui était à l’adresse directe du Globe.