Sulamite/10

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LA REINE TÉNEBREUSE…




LA première partie du grand mystère que l’on célébrant au temple d’Isis, sur le mont Bathn-el-Hav, venait de prendre fin. Les croyants n’ayant encore franchi que les premiers degrés de l'initiation étaient admis à cette partie du culte. Et maintenant, de sa voix douce et lasse, le prêtre officiant, vieillard antique vêtu de blanc, la tête rasée, la face imberbe, s’adressait à la foule du haut de l’autel.

— Demeurez en paix, mes fils, et vous, mes filles. Purifiez-vous par la pénitence. Louez le nom de la déesse. Que sa bénédiction soit avec vous au cours des siècles.

Il éleva les bras au—dessus de la foule, comme pour la bénir, et aussitôt tous ceux qui n’avaient encore été initiés qu’aux degrés inférieurs, se prosternèrent devant lui et se retirèrent en silence.

Ce jour-là, le septième du mois égyptien Famenot, était consacré aux mystères d’Osiris et d’Isis. Trois fois déjà, dès l'approche de la nuit, une procession solennelle avait, à la lueur des torches, promené autour du temple les mystérieux emblèmes des dieux, les amphores, les palmes et l’image sacrée du Phallus.

Soigneusement clos, le « naos », orné de perles fines, d’ivoire et d’or, et taillé dans un bois précieux, dominait le centre du cortège, soutenu par les épaules des sacrificateurs et des prophètes. Cet asile renfermait l’effigie de la grande déesse, Elle, la Mystérieuse, l’Invisible, Sœur, Epouse et Mère des dieux et dispensatrice de la Fécondité.

Le méchant Set avait certain jour attiré le divin Osiris, son frère, à un festin. L’ayant persuadé, à force de ruse, de s’étendre dans un somptueux cercueil, brusquement, il en avait refermé le couvercle et avait jeté le cercueil contenant le corps du dieu au fond du Nil.

Isis, qui vient de mettre au monde le dieu Horus, est au comble du désespoir. Toute en pleurs, elle s’en va de par le monde, cherchant le corps de son époux, mais bien longtemps ses recherches demeurent infructueuses. Finalement des poissons la renseignent sur le sort du cercueil. Porté par les flots jusqu’à la mer, il était allé s`écl1ouer sur les côtes de Byblos ; contre lui, un arbre énorme poussé, dissimulnt dans son tronc le corps du grand dieu Osiris, dispensateur de la vie, et sa maison flottante. Ignorant dans cet arbre la présence d’un hôte divin, le roi du pays avait voulu que de son bois on lui fît une puissante colonne. A cette nouvelle, Isis s’est mise en route pour Byblos. Le chemin est dur et pierreux, la chaleur torride ; une soif ardente tourmente la déesse ; enfin, presqu’à bout de forces, elle atteint au but de son voyage et, après avoir dégagé le cercueil de sa prison, elle l’emporte et va l’enlouir sous la terre, près des murs de la ville.

Mais cette fois encore Set dérobe secrètement le corps de son frère et le coupe en quatorze parties qu’il disperse ensuite dans toutes les villes et les hameaux de la Haute et de la Basse-Egypte.

Et une fois de plus, Isis, abîmée dans la douleur, secouée par les sanglots, s’en est allée à la recherche des membres sacrés d’Osiris, son frère et son époux. Le fils de la déesse, le lumineux Horus-Horisite, la déesse Nephtis, sa soeur, et le puissant Thot viennent joindre leurs lamentations aux pleurs d’lsis.

Tel était, dans la première partie du mystère, le sens occulte de cette procession. L’heure était proche maintenant, où, la foule des non-initiés ayant quitté le temple, la seconde partie du grand mystère pourrait se dérouler à son tour. Les mystagogues, les époptes, les sacrificateurs et les prophètes, tous initiés des degrés supérieurs, demeuraient seuls présents au temple.

Sur des plateaux d’argent, de jeunes garçons vêtus de blanc, faisaient circuler des viandes, des pains, des fruits secs et du vin doux de Péluse. D’autres, du fond de vases de Tyr aux goulots étroits, faisaient jaillir la cervoise. Destinée autrefois à ranimer le courage des condamnés à mort, à l’heure du supplice, cette liqueur possédait également le don merveilleux d’allumer et d’entretenir la flamme du délire sacré. Sur un signe du prêtre offîciant, les enfants s’éloignèrent. Alors un autre prêtre, après avoir soigneusement fermé toutes les issues, fit lc tour de Yassemblée, scrutant du regard chaque personne présente, et Pinterrogeant par des paroles mystérieuses, signes de reconnaissance convenus pour cette nuit. Puis, deux nouveaux prêtres firent circuler le long du temple et autour de chaque colonne un calice d’argent monté sur des roues,et aussitôt une épaisse fumée se répandit dans le temple, une fumée bleue, enivrante et parfumée, dans laquelle disparaissaient presque les feux multicolores des veilleuses. Entièrement faites de pierres transparentes, montées dans de l’or ciselé, ces veilleuses étaient suspendues au plafond par des chaînes d’argent. Autrefois, ce temple d’Isis et d’Osiris, creusé dans une excavation de la montagne, à la facon d’une caverne, et relié au monde extérieur par un étroit passage souterrain, était connu pour sa surface exiguë et pour sa pauvreté. Mais sous lo règne de Salomon et protégé par lui, le culte d’Isis, de même que toutes les autres religions d’où l'immolation des enfants était bannie, avait pris un nouvel essor. Grâce au zèle religieux de la reine Astis, originaire d’Egypte, le temple s’était agrandi en hauteur et en profondeur et orné de riches offrandes.

L’ancien sanctuaire cependant avait gardé intacte sa simplicité austère et primitive ; il en était de même d’une multitude de petites pièces dont il était entouré et qui servaient à sauvegarder les trésors, les ustensiles et les objets sacrés du culte ; on adoptait également ces pièces pour certaines fins mystérieuses aux heures des grandes orgies mystiques.

La cour extérieure était, par contre, réellement splendide, ornée de pilônes dédiés à la déesse Hathor, et d’une colonnade composée de vingt-quatre colonnes. Plus somptueuse encore était la salle hypostyle qui se trouvait à l’intérieur, dans un souterrain où les fidèles se réunissaient pour la prière.

Une mosaïque artistement combinée, représentant des poissons, des animaux, des amphibies et des reptiles, tenait lieu de parquet. Sur le plafond, entièrement revêtu de lazulite, on voyait rayonner un soleil doré, luire une lune d’argent et scintiller de nombreuses étoiles ; des oiseaux y planaient, les ailes déployées. Le plafond destiné à représenter le ciel, se trouvait réuni au sol qui figurait la terre, par des colonnes rondes et polyédriques, semblables à de robustes troncs d'arbres. Les chapiteaux couronnant ces colonnes empruntaient tous la forme des fragiles fleurs de lotus, ou encore, de minces rouleaux de papyrus, ce qui donnait au plafond un aspect léger et aérien, évoquant avec une vérité frappante la voûte céleste. Les murs étaient revêtus à hauteur d’homme de dalles de granit rouge, qu’0n avait fait venir de Thèbes, pour répondre à un désir de la reine Astis, et aussi parce que les artisans de ce pays étaient réputés pour leur habileté a donner au granit un brillant extraordinaire et à le rendre aussi poli qu’un miroir. Dans la partie supérieure et jusqu’au plafond, les murs, ainsi que les colonnes, étaient émaillés de figures peintes ou sculptées, où se répétaient sans cesse les emblèmes des divinités des deux Egyptes. Il y avait là Sebeh, vénéré à Faimé sous la forme d’un crocodile ; Thot, dieu de la lune, représenté par un ibis dans la ville de Khmounou ; le dieu solaire, Horus, à qui les habitants d’Edfou dédiaient la crécerelle, et Best, auquel dans la ville de Boubas on donnait la forme d’un chat, Chou, dieu de l’air, était représenté par un lion, Pta,par le bœuf Apis, déesse de la gaieté, par une vache ; on voyait également Auoubis à la tête de ohacal, dieu de Yembaumement, et Montou de Ilermon ; lc Minou coptc et la déesse du ciel Neit de Saïs ; et enfin, représenté par un bélier, le dieu terrible dont on ne prononeait jamais le nom, l'appelant simplement Khientiementou, ce qui veut dire : « celui qui vit en Occident ».

An fond du sanctuaire surélevé et à moitié obscur, on voyait resplendir de leur éclat blafard les murs dorés d’une chapelle qui renfermait les effigies de la déesse Isis. L’accès de cette chapelle était défendu par quatre portes, une grande, une moyenne, et deux latérales, petites. Devant celle du milieu, sur un autel, brillait le couteau sacré, en obsydiane d’Ethiopie. Sur les marches qui conduisaient du fond du temple au sanctuaire, des prêtres et des prêtresses avaient pris place, munis de tympanons, de sistres, de flûtes et de tambourins.

Dans une petite pièce secrète. la reine Astis se tenait étendue. Habilement dissimulée sous un lourd rideau, une ouverture étroite et carrée, donnant directement sur le sanctuaire, permettait à la reine de suivre dans tous ses détails, et sans trahir sa présence, la cérémonie du culte. Une robe légère, en gaze de lin, entièrement brodée d’argent, la serrait étroitement.

Les bras jusqu’aux épaules, les jambes jusqu’au milieu des mollets, restaient nus, et l’on voyait sa peau, à travers le tissu léger, briller d’un reflet rosé, et se dessiner nettement les lignes pures de son corps, auquel les trente ans de la reine n’avaient encore rien enlevé de sa beauté, de sa souplesse et de sa fraîcheur. Ses cheveux, teints en bleu, lui retombaient sur les épaules et sur le dos; une multitude de petites boules parfumées étaient attachées à leur extrémité. Son visage était fortement fardé de rouge et de blanc; ses yeux, délicatement ombrés de noir, paraissaient immenses et lançaient des éclairs dans l'obscurité, comme ceux des félins. Un bijou sacré qu’elle portait au cou descendait jusqu’à la ligne qui séparait ses deux seins à moitié nus.

Par sa sensualité effrénée, la reine Astis avait rapidement lassé l’amour de Salomon. Et depuis lors, de toute son âme ardente et voluptueuse de méridionale, avec toute la force de jalousie et de fureur dont est capable une femme outragée, elle s’était jetée dans la débauche des secrètes orgies qui faisaient partie du culte supérieur de la déesse Isis. On ne voyait jamais la reine qu’entourée d’une suite de prêtres-castrats. En ce moment même, tandis que l’un d’eux, d'un mouvement cadencé, balançait au-dessus de sa tête un éventail en plumes de paon, d’autres, assis à terre, les yeux fixés sur la reine, semblaient la boire de leur regard béat et insensé. Les narines dilatées, frémissant au seul parfum qui émanait de son corps, de leurs doigts tremblante ils essayaient d’eff1eurer à la dérobée le bord de sa robe légère qui s’agitait imperceptiblement. Sous Pempire d’une sensualité extrême et jamais satisfaite, leur imagination s’échauffait jusqu’aux dernières limites du possible; l'ingéniosité qu’ils déployaient dans les jouissances de Cybèle et d’Achéra, dépassait toutes les possibilités humaines.

Et, jaloux les uns des autres, jaloux de tous les hommes, des femmes, des enfants mêmes qui approchaient la reine, ils lui avaient voué un culte plus fervent qu’à Isis même, mais eur amour dégénérait en haine, car ils reconnaissaient en elle l'intarissable et ardente source de leurs cruels et délicieux désirs.

Il circulait à Jérusalem beaucoup de méchants bruits sur la reine Astis, des bruits sinistres, à la fois ténébreux et captivants. Pour leurs beaux enfants, garçons ou filles, les parents redoutaient l’oeil de la reine; prononcé de- vant une couche conjugale, son nom était considéré comme souillure et mauvais présage. Et malgré cela, nombreux étaient les hommes qui, grisés, poussés vers elle par une curiosité troublée, lui permettaient de s’emparer de leur âme comme de leur corps. Et quiconque avait une fois goûté ses caresses de fauve, ses baisers de sang, ne pouvait plus effacer la reine de sa mémoire. Même repoussé par elle, tel un esclave misérable, il demeurait à jamais enchaîné à ses charmes, prêt à commettre tous les crimes et à subir toutes les humiliations pour pouvoir la posséder encore. Ainsi font les infortunés qui ont un jour goûté aux songes enchanteurs que procure l’amer breuvage composé des pavots du pays d’Ophyr; ils n’adorent, ne révèrent que lui seul, jamais plus ils ne pourront sans arracher, jusqu’à ce que l'épuisement et la folie soient venu rompre le cours de leur vie.

Dans l'atmosphère suffocante, l’éventail se balançait lentement. En silence, remplis d’extase, les prêtres contemplaient leur terrible souveraine. Mais elle semblait avoir oublié leur présence. Par le rideau légèrement écarté, elle tenait son regard obstinément fixé vers le côté opposé du sanctuaire, à cet endroit même où jadis, entre les sombres contours des rideaux d’or forgé, on voyait apparaître la face lumineuse du roi d’lsraël. C’était lui seul u’aimait de tout son coeur ardent et vicieux q 7 7 la reine déchue, la cruelle et voluptueuse Astis. Son regard fugitif, sa parole caressante, le contact de sa main étaient le seul bien au- quel la reine aspirât sans cesse, mais toujours en vain. Pendant les grandes cérémonies et aux festins royaux de même qu’anx jours des jugements le roi lui témoi nait le res ect dû à une reine, fille de rois, mais son âme lui était fermée à jamais. Bien souvent, l’orgueilleuse souveraine ordonnait qu’on la portât devant le palais du Liban, et là, à travers les lourdes étoffes de son palanquin elle cherchait à entrevoir, dans la foule des courtisans, le fier visage, l'inoubliable beauté de Salomon. Et depuis longtemps déjà, sur cet amour ardent, une haine brûlante était venue se greffer si intimement, que la reine elle—même ne savait plus distinguer l’une de l.,3lll,1‘G. Autrefois Salomon avait, lui aussi, fréquenté le temple d’Isis aux jours de grandes solennités. Il avait dédié plus d’une offrande à la déesse et même, il s’était attribué le titre de Grand- Prêtre, second en rang après le pharaon d’Egypte. Mais l’ell’royable et sanglant mys- tère du nc Sacrifice de la Fécondation >> avait à jamais aliéné son cœur et son esprit au culte de la mère des dieux.

« Quiconque, disait le roi, doit sa castration a Pignorance, à une maladie, un accident ou une violence quelconque, n’est pas humilié à la face de Dieu, mais malheur à celui qui s`est mutilé de ses propres mains! »

Et depuis un an déjà, sa couche au temple demeurait inoccupée, et c’était en vain que les yeux de la reine iixaient avidement les rideaux immobiles. Cependant, le vin, la cervoise et les fumées stupéfiantes commençaient déjà visiblement à agir sur la foule réunie au temple. Les cris et les rires devenaient de plus en plus fréquents, de même que le tintement de la vaisselle d’argent tombant sur les dalles de pierre.

Auguste et mystérieuse, l’heure du sacrifice sanglant approchait. L’extase s’emparait des croyants. D’un œil distrait, la reine parcourait le temple et la masse des fidèles. Grand était, parmi ces derniers, le nombre des courtisans et des chefs militaires fameux. Il y avait là Ben—Guéver, seigneur du district de l’Argovie, et Achimas, marié à Basemath, fille du roi; le spirituel Ben-Deker, Zovouf qui portait, selon l’usage oriental. le haut titre d’ami du roi, et Dalouïa, frère de Salomon par le premier lit de David, un être faible et à moitié rayé des vivants déjà, prématurément conduit à l’idiotic par le vin et les excès de toutes sortes. Et tous, les uns par piété réelle, les autres par intérêt, d’autres encore par imitation, et quelques-uns enün, par lubricité, tous se disaient adeptes du culte de la déesse Isis.

Le regard de la reine, soudain, rencontra le jeune et beau visage d’Eliav, l’un des chefs de la garde royale, et longuement, avec une attention soutenue, elle le fixa.

La reine savait, de quelle nature était la flamme qui cmbrasait si intensément ce visage. Elle savait quel aimant attirait vers ses rideaux que sa main blanche agitait à peine, les yeux ardents de l'adolescent, des yeux languissants de passion. Certain jour, Eliav, obéissant à une fantaisie, à un caprice fugitif de la reine, avait passé auprès d’elle toute une longue et heureuse nuit. A l’aube, elle l’avait renvoyé, mais depuis ce jour, à toute heure, en tout lieu : au palais, au fond du temple, dans la rue, elle se sentait suivie par un regard épris, docile et langoureux.

Une pensée terrible vint brusquement obscurcir les longs yeux verts de la reine et froncer ses sombres sourcils. D’un geste à peine perceptible, elle fit abaisser l’éventail :

— Sortez tous, dit-elle à voix basse : Toi, Khouchai, va m’appeler Eliav, chef de la garde royale. Que seul il entre ici.