Sulamite/9

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IX


BALKISS





Sept jours s’étaient écoulés depuis que Salomon, le roi-poète, le roi-sage, avait introduit dans son palais la pauvre vierge, rencontrée un matin à l’aube, dans la vigne. Et pendant ces sept jours, le roi s’était enivré de cet amour, sans jamais pouvoir s’en rassasier. Pareil au rayonnement du soleil, un grand bonheur illuminait son visage.

Les nuits alors étaient claires et tièdes, de véritables, de douces nuits d’amour ! Sur une couche en peaux de tigre, Sulamite nue, était couchée. À ses pieds le roi, le cœur inondé de bonheur, remplissait de vin doré de Méréotis sa coupe d’émeraude, et tout en buvant à la santé de sa bien-aimée, il lui contait d’étranges légendes, toutes pénétrées de sagesse antique. La main posée sur la tête de son ami, Sulamite l’écoutait, caressant doucement ses noirs cheveux bouclés. 108 SULAMITE

-—- Dis—moi, mon roi, demanda-t-e1le,n’est— il pas surprenant, que tout de suite je t’aie aimé? Lorsque j’évoque cette heure, il me semble, qu’av*ant même de t’av0ir aperçu, au seul son de ta voix, j’ai été tienne. Mon cœur, tout palpitant, s’est ouvert à ton ap- proche, telle une fleur épanouie sous la ca- resse légère du vent du sud, pendant une nuit d’été. Comment m’as—tu ainsi charmée, mon bien—aimé ? La tête légèrement penchée vers les ge- noux de son amie, le roi doucement sourit : -—- Des milliers de femmes avant toi,dit—il, ont déjà posé cette question à leurs amants, ô ma sublime amante, et après toi, pendant des centaines de siècles, elles les questionne— ront encore. Il y a en ce monde trois choses qui m’échappent, et une quatrième que je ne puis concevoir. Ce sont : la voie de l`aigle dans le ciel ; celle du serpent sur le rocher, du navire au milieu des flots, et la voie qui mène la femme au cœur de l’homme. Ces paroles ne sont pas miennes, Sulamite. C`est à Agour, fils de Jakée, que nous les devons. Elles ont été recueillies par ses disciples. Il faut respecter aussi la sagesse d’autrui.

— Oui, reprit Sulamite songeuse, il se peut en effet que ces mystères restent incom- préhensibles à l’homme. Tout à l’heure, pendant Le festin, des fleurs odorantes étaient attachées sur ma poitrine. Mais tu t’es levé de table, et avec toi le parfum de mes fleurs s’en est allé. On dirait, ô mon roi, que vers toi tend l’amour des femmes, des hommes, des bêtes et même des fleurs. Souvent déjà je me suis demandée sans pouvoir me l’expliquer : comment peut-on aimer tout ce qui n°est pas toi?

— Et toi, et toi, Sulamite ! A toute heure je remercie Dieu de t’avoir mise sur mon chemin !

— Je me souviens : ce jour-là_j’étais assise sur une pierre auprès du mur ; tu posas ta main sur la mienne, et je crus, sentir le feu couler dans mes veines., tout tourna autour de moi et je me dis 2 « Le voici, mon maî- tre, le voici, mon roi, mon bien—aimé ! »

— Et moi, Sulamite, je te revois telle que 110 SULAMITE tu m’apparus lorsqu’à mon appel tu te tour- nas vers moi ; sous le tissu léger je vis alors ton corps, ton beau corps que j’adore comme j’adore Dieu. Oh que je l’aime, ce corps tout couvert d’un duvet doré,ne dirait—on pas que le soleil y a imprimé son baiser ? Tu es aussi svelte que la cavale attelée au char du Pha- raon, et aussi belle que le char d’Aminodav. Tes yeux sont pareils à deux colombes glis- sant sur l’onde limpide. ——- O bien-aimé, tes paroles me troublent. Ta main délicieusement me brûle. O mon roi, tes jambes sont pareilles à des colonnes de marbre. Ton ventre est semblable à un dôme de froment entouré de lys. Ainsi, baignés dans l’auré0le lumineuse que la lune en silence traçait autour d’eux, ils perdaient toute notion de temps et de Dieu, et grande était leur surprise lorsqu’ils s'aper- eevaient que l’aube violacée avait déjà glissé son regard furtif par le grillage des fenê- tres. Et une fois, Sulamite lui dit : - Tu as connu, mon bien—aimé, des femmes SULAMITE 111 et des jeunes filles sans nombre, toutes choi- sies parmi les plus belles de la terre. Et je me fais honte à moi-même, quand je pense à la pauvre lille ignorante que je suis et à mon pauvre corps brûlé par le soleil. Mais le roi efllenra des siennes les lèvres de son amie et répondit d’une voix où per- çaient un amour et une reconnaissance inti- nie 1 —— Tu es une reine, Sulamite I Tu es née reine. Tu sais être prodigue et audacieuse en amour. ll y a dans mon harem sept cents femmes et trois cents concubines, et j’ai connu des vierges sans nombre, mais c’est toi, mon unique, ma tendre aimée, c’est toi qui es la plus belle. De même qu’un plon- geur dans le golfe Persique, doit remplir maintes corbeilles de perles sans valeur et de coquillages vides, avant de ramener du fond des mers la perle digne de la couronne royale, — ainsi, ô mon enfant, je t’ai enfin trouvée entre toutes. Mille fois l’homme croit aimer, mais une seule fois il connaît le véri- table amour. Des milliers d’êtres s’imaginent 112 SULAMITE qu’ils aiment, mais à deux d’entre eux seule- ment Dieu envoie l'amour. Et lorsque là-bas, sur un lit de verdure, entourée de cyprès et de cèdres, tu t’es donnée à moi, de toute mon âme _j’ai rendu grâce à l’Eternel qui m'avait accordé cette faveur. Une autre fois encore, Sulamite lui dit: --Je sais bien que tu as été aimé de toutes les femmes, car il n’est pas possible de te voir sans t’aimer. Du fond de son pays, la reine de Saba était venue te trouver. Il paraît que de toutes les femmes qui aient jamais vécu sur terre, elle était la plus belle et la plus sage. Comme dans un songe, je revois ses caravanes. Je ne sais quel attrait m’a, dès ma plus tendre enfance, toujours poussé vers les chars des grands seigneurs. Je n’avais en- core à cette époque, que sept ou huit ans. Je revois, couverts de leurs housses de pourpre et chargés de lourds fardeaux, ses chameaux avec leur harnachement d0ré;je me souviens des mulets avec leurs grelots d’or entre les oreilles gje me rappelle les singes si drôles dans leurs cages d’argent et les superbes SULAMITE 113 paons. Vêtus de blanc et d’azur, de nombreux serviteurs faisaient suite au cortège, tenant en laisse, par des rubans rouges, des tigres et des panthères apprivoisés. Je n’avais alors que huit ans. — O mon enfant, tu n’avais encore que huit ans ! répéta Salomon avec tristesse. — Dis·moi, ô Salomon, si elle te fut plus chère que moi ? Parle—moi d’elle. Et le roi lui raconta tout ce qu’il savait lui- même sur cette femme remarquable. lfextraordinaire renommée de beauté et de sagesse dont jouissait le roi d’Israël avait dé- terminé la reine de Saba à quitter sa patrie et à venir, munie de riches présents, mettre la sagesse de Salomon à l’épreuve et conqué- rir son cœur. Balkiss—Makéda était une superbe femme de quarante ans, qui commençait déjà à se Hé- trir. Cependant, grâce à des pratiques secrè- tes et magiques, son corps vieillissant gardait encore Papparence de sveltesse et de sou— plesse d’un corps de jeune fille, et son visage portait le sceau d’une terrible et surhumaine 8 114 SULAMITE beauté. Mais quant à sa sagesse, elle restait humaine, nuancée d’une teinte de frivolité qui est le propre des femmes. Désirant éprouver le roi par des énigmes, elle lui envoya cinquante adolescents de llâge lc plus tendre, et autant de jeunes filles. Un tel artifice avait été déployé dans leur habil- lement que l’oeil le plus exercé n’eût pu dis~ tinguer leur sexe. - Je t’appellerai sage,ô roi, lui dit Balkiss. si tu parviens à discerner les hommes des femmes. Mais le roi se mit à rire et ordonna qu’apres avoir isolé chacun des jeunes gens et des jeunes filles, on leur portât une cuvette et _un broc en argent pour se laver. Et tandis que les garçons se débarbouillaient hardi- ment à grande eau, se la jetant avec force en pleine figure, et se frottaient ensuite vigou- reusement la peau, les jeunes filles, au c©n— traire, proeédaient dans leur toilette à la ma—- nière des femmes : doucement et soigneusement elles trempaient dans l’eau chacune de leurs mains séparément et se lavaient les yeux. s¤1.AMrrE 115 Ainsi le roi résolut très simplement la pre—~ mièrc énigme de Balkiss-Makéda. Elle fit porter ensuite à Salomon un dia- mant énorme, de la grosseur d’une noix. Une mince fissure à la ligne tortueuse traversait entièrement le corps du diamant. Il s’agissait de faire passer un lil de soie dans cette pierre. Alors le roi (it introduire dans l’ori— [ice un ver à soie qui, ressortant par l’extré— mité opposée, laissa un lil de soie très fin comme trace de son passage. Après cela, la belle Balkiss envoya à Salo- mon une coupe précieuse en sardoine sculp- tée, admirable chef—d’oeuvre artistique. —- Cette coupe, fit—elle dire au roi, sera tienne, à condition que tu la remplisses d’un liquide qui ne provienne ni du ciel ni de la terre. Pour toute réponse, Salomon fit remplir le vase avec l’écume provenant du corps d’un coursier harassé de fatigue, et le renvoya à la reine. Maintes fois encore,par de semblables énig- mes, elle chercha à humilier la sagesse du roi, mais elle n’y put jamais parvenir; et tous les 116 sU1,^M1'r1a secrets sortilèges de la volupté ne purent reussir davantage à lui conserver l’amour royal. Et lorsqu’enlin il s’en fut lassé, Salomon lui lit subir le plus cruel des outrages. Il était connu de tous que jamais la reine de Saba ne laissait voir ses jambes, qu’elle tenait toujours cachées sous une robe très lon- gue. Même aux heures d’amour, elle veillait à ce que ses pieds fussent toujours entière- ment recouverts par ses vêtements. Et cette etrange coutume avait fait naître de nombreu- ses et bizarres legendes : Certaines personnes affirmaient que les pieds de la reine de Saba étaient velus et en tout pareils à ceux d’un bouc ; d’autres ju- raient qu’ils étaient palmes comme les pattes d’une oie. Et l’on allait même jusqu’à préten- dre que la mère de la reine Balkiss, sortant du bain, s’était un jour assise sur le sable, à Pendroit même où certain dieu transformé en jars, venait de déposer sa semence.C’est à ce hasard que la belle reine de Saba devait sa naissance.

Certain jour donc, dans l’une des salles de son palais, Salomon avait fait remplacer le parquet par du cristal transparent sous lequel on avait ménagé un espace vide rempli d`eau où nageaient des poissons vivants. Tout cela avait été exécuté avec un art si parlait, que toute personne non avertie, se laissant prendre au piège, eût juré se trouver en présence d’un bassin authentique, rempli d’une eau fraîche et limpide.

Les préparatifs terminés, Salomon fait inviter sa royale convive. Entourée de sa suite somptueuse, elle s’avance à travers les salles du palais du Liban, et la voici qui déjà s’approche du bassin fatal. À l’autre extrémité se tient le roi, le regard accueillant, les yeux brillants, tout ruisselant d’or et de pierreries. Devant la reine,la porte s’ouvre. Elle fait un pas mais tout à coup, poussant un cri, elle…

Battant des mains Sulamite éclate joyeusement de rire.

— Elle se baisse et relève sa robe ? demande-t-elle.

— Oui, ma bien-aimée elle fit ce qu‘aurait 118 SULAMITE fait toute autre femme à sa place ; elle releva le bord de son vêtement et bien que cela n’eut duré que l’espace d'une seconde, cette seconde suffit pour nous découvrir, à ma cour et à moi, les jambes torses et velues, mais parfaitement humaines, de la belle Balkiss— Makéda, reine de Saba. Le lendemain même, sans prendre congé de moi, elle se mit on route,suivie de sa superbe caravane. Mon intention n’avaît pas été de l’oft`enser. Je mandai donc à sa suite un messager de confiance et je le chargeai de remettre à la reine une touffe d’herbes rares des montagnes, remède merveilleux contre la Croissance des duvcts sur le corps. Mais elle me renvoya, dans un sac de pourpre précieuse, la tête de mon messager. — A sa bien—aimée, Salomon raconta en- core bien d'autres épisodes de sa vie ignorés de tout le monde, secrets que Sulamite emporta avec elle dans la tombe. Il lui dit comment, dans sa jeunesse, pour- suivi par la haine de ses frères, l’envie d’Ab— salom, la jalousie d’Adonia, il s’était vu forcé SULAMITE 119 pendant de longues et dures années, d'errer sous un faux nom en pays étranger, souffrant de toutes les privations et dans un dénûment complet. Il lui conta aussi, comment un jour, sur le marché d`un pays lointain et inconnu, atten- dant d’être embauché pour un travail quel- conque, il se vit aborder par le cuisinier du roi qui lui dit : — Étranger, aide-moi à transporter au pa- lais ce panier rempli de poissons. L’esprit de Salomon, son habileté, son savoir-vivre le firent bientôt apprécier des courtisans. Il resta attaché au palais et à la mort du chef des cuisiniers il occupa sa place. Puis, Salomon conta à son amie, comment la fille unique de roi, belle et ardente, secrè- tement éprise du nouveau cuisinier, lui avait un jour, sans le vouloir, révélé son amour; comment une nuit, ils S’étaient enfuis ensem- ble du palais ; comment enfin, poursuivi et ramené, Salomon avait été condamné ii mort, et par quel miracle il avait réussit à s’échap— per de sa prison. Avec ferveur, Sulamite écoutait son ami, et lorsqu’il cessait de parler, leurs lèvres s’unissaient, dans le silence de la nuit, leurs bras se mêlaient, leurs poitrines se touchaient. Et lorsque venait l’aurore, la chair de Sulamite semblait recouverte d’une écume rosée, et autour de ses beaux yeux, la fatigue amoureuse traçait des ombres bleues.

Alors, avec un sourire exquis, elle murmurait :

— Soutenez—moi avec du jus de pomme, fortifiez-moi avec du vin, car je me meurs d’amour.