Sur l’Hiver ou le Déluge, par Nicolas Poussin

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NICOLAS-PIERRE LOIR
PEINTRE
(1624-1679)

SUR
L’HIVER OU LE DÉLUGE
PAR NICOLAS POUSSIN


SOMMAIRE : Le Déluge est l’un des derniers ouvrages de Poussin. — Cette composition se rattache à trois autres tableaux du maître. — L’hiver est un theme ingrat pour le peintre. — Description du tableau. — Harmonie de l’ensemble. — La lumière. — Les tons des draperies. — L’expression générale.


L’Hiver ou le Déluge[w 1]


Dans l’assemblée du 4 août 1668, M. Loir lut un discours contenant les observations qu’il avoit faites sur un tableau de M. Poussin, qui, pour représenter la saison de l’hiver, avoit choisi le sujet du Déluge, décrit dans le septième chapitre de la Genèse. Ce tableau avoit été apporté du Cabinet du roi, et mis à la vue de la compagnie. M. Loir dit d’abord que, depuis un an, les discours prononcés dans l’Académie avoient prouvé que les plus grands peintres s’étoient distingués à traiter des sujets nobles, grands, diversifiés et d’une fécondité extraordinaire ; mais, comme ces hommes illustres n’ont aussi rien négligé dans des sujets très ingrats, et y ont même signalé la force de leur génie, il ne pouvoit mieux justifier leurs heureux succès dans des matières stériles qu’en proposant le tableau du Déluge, qui, étant un de ceux que M. Poussin avoit faits sur la fin de ses jours, quelque ingrat qu’en fût le sujet, il ne laissoit pas de conserver partout une égale force, et de montrer ainsi que ce fameux peintre avoit même fait admirer son talent dans le déclin de sa vie.

M. Loir ajoutoit que ce tableau avoit été peint pour en accompagner trois autres que M. Poussin avoit faits pour représenter les trois autres saisons de l’année. Mais, comme ces sujets sont aussi tirés de l’Écriture sainte, et que M. Loir ne les a pas spécifiés, les curieux ne seront pas fâchés d’apprendre que, pour représenter le Printemps, M. Poussin avoit pris pour sujet la création de l’homme et les délices du paradis terrestre, ce qui est pris du troisième chapitre de la Genèse ; qu’ensuite il avoit figuré l’Été en représentant la moisson où se trouvèrent Booz, Bethléemite, et Ruth, fille moabite, ce qui est tiré du second chapitre de Ruth et qu’enfin M. Poussin avoit représenté l’Automne en figurant Caleb, fils de Jephone, de la tribu de Juda, qui revient avec Josué de la terre de promission, dont ils ont heureusement fait la découverte, et d’où ils rapportent plusieurs fruits qu’ils y ont cueillis, comme il est marqué dans le treizième chapitre des Nombres.

Le discours de M. Loir faisoit donc remarquer que le sujet du Déluge, choisi pour figurer l’hiver, étoit une matière très stérile, parce qu’une pluie continuelle et un temps couvert, inséparables du déluge, ôtoient le moyen de faire paroître avantageusement des objets agréables. Aussi, comme dans cet ouvrage on ne voit pas de grandes figures dont les parties puissent être examinées dans leur détail, M. Loir dit qu’il marqueroit simplement de quelle façon le peintre a traité son sujet pour représenter en quel état pouvoient paroître l’air et la terre, lorsqu’une si grande abondance d’eau fit une inondation universelle.

Il ajouta qu’il parleroit succinctement de la disposition générale de tout le corps du tableau, du peu de figures qu’on y voit et qui représentent des personnes qui se noient ou qui tâchent à se sauver ; qu’il ne diroit qu’un mot de la distribution de la lumière, qui ne paroît que comme dans un brouillard fort épais au travers des nuages ; qu’il marqueroit aussi de quelle sorte elle se répand et qu’enfin il passeroit à la judicieuse économie des couleurs dans tous les objets du tableau.

Il fit donc remarquer l’harmonie du tout ensemble, et que, comme l’air semble être privé de lumière, les nuages, l’eau et la terre sont presque d’une même teinte, que les arbres, battus d’un violent orage et d’une pluie continuelle, sont tous penchés sur la terre ; que les roches sont lavées et comme transparentes, au travers de l’eau qui en dégoutte ; que de plus l’eau qui tombe dans les cascades et entre les rochers n’a nul éclat de lumière, et ne paroît qu’une terre détrempée, et qu’à l’égard des figures, leurs habits sont tous mouillés ; que chacune pour se sauver fait des efforts dont les expressions sont merveilleuses, et qu’on en voit qui paroissent à demi mortes de frayeur, de langueur et de peine.

À l’égard de la lumière, elle est foible, parce que le soleil est presque caché. Elle ne vient que du seul éclat des éclairs, qui même, n’ayant pas de force au milieu de la pluie, répandent cette lumière très foible et uniforme sur les corps mouillés, qui n’ont pas aussi de fortes ombres, non plus que les vêtements des figures.

Pour ce qui regarde les couleurs, elles tiennent toutes de la teinte générale de l’air, M. Poussin n’ayant pas voulu que dans les roches et les terrasses il y eût rien qui ne convînt à la couleur universelle. Les diverses sortes d’habits des figures étant mouillées, ne laissent pas de conserver, chacune en particulier, sa couleur naturelle et distincte avec tant d’art, que toutes ces couleurs font une union et une harmonie dignes d’être admirées.

Après que M. Loir eut prononcé ce discours de vive voix, il en fit remarquer les circonstances, en indiquant sur les parties du tableau, ce qu’il avoit dit touchant les effets de la lumière, l’union des couleurs et les expressions du tout ensemble.


COMMENTAIRE


C’est, nous l’avons vu, le 4 août 1668, que Nicolas Loir donna lecture de cette conférence dans la salle des séances de l’Académie. Le tableau de Nicolas Poussin, faisant partie du Cabinet du roi, avait été placé, à cet effet, sous les yeux des académiciens et du public.

Qu’est devenu le texte écrit de Nicolas Loir ? L’analyse trop sommaire que nous donnons ici est l’ouvrage de Guillet de Saint-Georges. On la trouvera dans les Mémoires inédits des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture[1]. Elle fait suite au « Mémoire » consacré par l’historiographe à Loir, et Guillet nous informe que le manuscrit du peintre existait en 1694. Voici, en effet, ce qu’il écrit :

« On relut encore son discours à l’Académie le 3 avril 1694, et on fit alors une réflexion particulière sur le tableau, car on remarqua que M. Poussin y avoit représenté l’Hiver sans y faire paroître de neige, et cependant, en nos régions, la neige est un des effets naturels de la température de l’air qui règne en cette saison ; mais on considéra que M. Poussin, homme d’un génie très éclairé, avoit affecté de représenter les saisons de l’année telles qu’on les voit dans les climats brûlants des régions du Levant et surtout dans la région où les actions du sujet s’étaient passées, si on excepte le tableau qui représente le Paradis terrestre, puisque le terrain est d’une espèce toute singulière, et que la région de ce Paradis n’est connue que par des conjectures spéculatives, comme, entre autres, saint Augustin en a dit quelque chose en écrivant à Paulus Prosius. Mais enfin, à l’égard du discours de M. Loir, il doit être d’autant plus estimé qu’il a été vu en particulier par M. Coypel, le père, recteur de l’Académie, et par M. Monier, qui en est professeur, tous deux s’étant fait un grand plaisir de l’examiner, et marquer ainsi l’estime qu’ils font des excellents ouvrages de M. Poussin[2]. »

Tous les éloges de Guillet ne vaudront jamais, à nos yeux, le texte authentique de Loir : c’est ce manuscrit que nous aurions voulu publier.

Nicolas Loir, nous dit l’historiographe de l’Académie, fit en 1669 une conférence sur le Martyre de saint Étienne, par Annibal Carrache[3]. Nous ne retrouvons aucune trace de ce discours.

Le tableau de Nicolas Poussin, l’Hiver ou le Déluge, est au Louvre[4]. Il provient de la collection de Louis XIV.

  1. Tome Ier, p. 342-345.
  2. Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, etc., t. Ier, p. 345.
  3. Mémoires inédits, etc., t. Ier, p. 341.
  4. No 451 du catalogue de Frédéric Villot, édition de 1874.
  1. Note Wikisource : cette illustration ne fait pas partie de l’ouvrage ici transcrit.