Sur l’instruction publique (Tolstoï)

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ARTICLES PÉDAGOGIQUES


DE LA

REVUE « IASNAÏA-POLIANA »


(1862)




SUR L’INSTRUCTION PUBLIQUE


L’instruction publique, toujours et partout, semble un phénomène incompréhensible pour moi.

Le peuple veut l’instruction et chaque individu, inconsciemment, aspire à l’instruction. La classe la plus instruite — la société, le gouvernement — veut transmettre ses connaissances à la classe moins instruite : elle veut instruire le peuple. Il semblerait qu’une pareille coïncidence de besoins dût satisfaire la classe qui instruit et la classe qui s’instruit. Mais c’est le contraire. Le peuple s’oppose toujours aux efforts que la société et le gouvernement, les représentants de la classe instruite, déploient pour son instruction et, en général, ces efforts restent infructueux. Sans parler des écoles de l’antiquité — Indes, Égypte, Grèce antique et même Rome — dont l’organisation nous est aussi peu connue que l’opinion du peuple à leur sujet, ce phénomène est frappant dans les écoles européennes, depuis Luther jusqu’à nos jours.

L’Allemagne, à qui revient la fondation de l’école, après une lutte d’environ deux siècles, n’a pas encore réussi à vaincre l’opposition du peuple contre l’école. Malgré la désignation de vieux soldats invalides comme instituteurs, établie par l’empereur Frédérick, malgré la sévérité de la loi presque bicentenaire, malgré l’application des méthodes nouvelles pour préparer les instituteurs dans les séminaires, malgré ce sentiment, propre à l’Allemand, de l’obéissance à la loi, jusqu’à présent l’obligation scolaire pèse de tout son poids sur le peuple.

Les gouvernements allemands ne se décident pas à abroger la loi de l’instruction obligatoire. L’Allemagne ne peut être fière de l’instruction du peuple que d’après les statistiques, mais, en général, le peuple n’a, comme auparavant, que de l’horreur pour l’école.

La France, malgré le passage de l’instruction des mains du roi à celles du Directoire, et des mains du Directoire à celles du clergé, a aussi peu réussi que l’Allemagne dans l’œuvre de l’instruction du peuple, et même moins, si l’on en croit les historiens spéciaux de l’instruction publique qui jugent d’après les données officielles. En France, les hommes d’État sérieux proposent, encore maintenant, d’introduire dans la loi l’obligation scolaire comme unique moyen de vaincre l’opposition du peuple. Dans la libre Angleterre, où ne pouvait germer l’idée d’une pareille loi, — ce que plusieurs regrettent beaucoup, — ce n’est pas le gouvernement mais la société qui lutte par tous les moyens possibles contre l’opposition du peuple à l’égard des écoles, opposition qui se manifeste plus fortement que jamais. Les écoles sont fondées là-bas, d’une part par le gouvernement, de l’autre par des sociétés privées. La multiplication considérable et l’activité de ces sociétés religieuses et philanthropiques, en Angleterre, prouvent mieux que tout, la force de l’opposition que rencontre cette partie du peuple qui veut instruire l’autre. Même un État nouveau, les États-Unis d’Amérique, n’a pas été exempt de cette difficulté et a rendu l’instruction demi-obligatoire. Que dire de notre patrie où le peuple, en général, est encore tout à fait hostile à l’idée de l’école, où les hommes les plus instruits rêvent d’introduire la loi allemande sur l’instruction obligatoire et où toutes les écoles, même pour les classes supérieures, n’existent que par l’attrait des grades et des privilèges qui en découlent. Jusqu’ici, partout, presque par force, on oblige les enfants d’aller à l’école et par la sévérité de la loi ou par la ruse, ou par l’appât d’avantages quelconques, on force les parents à les y envoyer.

Et pourtant le peuple, partout, s’instruit spontanément et regarde l’instruction comme un bienfait.

Que signifie donc cela ? Le besoin de l’instruction s’est introduit en chaque homme, le peuple aime et cherche l’instruction comme il aime et cherche l’air pour sa respiration, le gouvernement et la société brûlent du désir d’instruire le peuple, et malgré toute la violence, la ruse et l’obstination des gouvernements et des sociétés, partout le peuple se déclare mécontent de l’instruction qu’on lui impose et ne cède que pas à pas, et seulement à la force.

Dans ce cas, comme dans le cas de chaque conflit, il fallait résoudre la question suivante : Qu’est-ce qui est le plus légal : l’opposition faite aux gens qui veulent répandre l’instruction, ou l’activité même de ces derniers ? faut-il vaincre cette opposition ou modifier cette activité ?

Jusqu’ici, comme on peut le voir par l’histoire, la question a été résolue au profit du gouvernement et de la société enseignante. L’opposition a été reconnue illégale : on y a vu l’élément d’un mal propre à l’humanité et, sans changer en rien sa façon d’agir, c’est-à-dire sans changer la forme ni le fond de l’instruction qu’elle possédait, la société employa la force et la ruse pour anéantir l’opposition du peuple. Le peuple, jusqu’ici, se soumet lentement et de mauvais gré à cette action.

La société enseignante avait probablement des motifs quelconques pour croire que l’instruction qu’elle possédait dans une certaine forme était le bien pour un certain peuple à une certaine époque historique.

Quels étaient donc ces motifs ? Quelles raisons a l’école d’aujourd’hui d’enseigner telle chose et non telle autre, de suivre un système plutôt qu’un autre ?

Toujours et dans tous les temps, l’humanité tâcha de donner et donna des réponses plus ou moins satisfaisantes à ces questions et, en notre temps, cette réponse est plus nécessaire que jamais. On peut forcer un mandarin chinois, qui n’a jamais franchi Pékin, d’apprendre par cœur les maximes de Confucius et de les inculquer aux enfants à coups de bâton. On pouvait faire de même au moyen âge, mais, en notre temps, où prendre cette force, cette foi en l’impeccabilité de notre savoir ? Qui pourrait nous donner le droit d’instruire le peuple de force ? Prenez n’importe quelle école du moyen âge, avant ou après Luther, prenez toute la littérature savante du moyen âge, quelle force, quelle foi l’on voit en ces hommes, quelle conscience ferme et inébranlable de ce qui est vrai et de ce qui est faux !

Il était facile, pour les gens instruits du moyen âge, de croire que la langue grecque était la seule condition nécessaire de l’instruction parce qu’Aristote avait écrit en cette langue des propositions dont personne, plusieurs siècles après lui, ne mettait en doute l’exactitude. Comment les moines pouvaient-ils ne pas exiger l’étude des Saintes-Écritures qui, selon eux, reposaient sur des bases inébranlables ?

Luther pouvait aisément exiger l’étude de la langue hébraïque puisqu’il était fermement convaincu qu’en cette langue Dieu lui-même avait révélé aux hommes la vérité. On comprend qu’au temps où le sens critique de l’homme n’était pas encore éveillé l’école devait être dogmatique, qu’il était naturel que les élèves apprissent par cœur les vérités révélées par Dieu et par Aristote et les beautés poétiques de Virgile et de Cicéron, puisque, pendant plusieurs siècles, personne ne pouvait s’imaginer ni vérité plus vraie ni beauté plus belle.

Mais quelle est la situation de l’école contemporaine qui est basée sur le même principe dogmatique, quand, à côté de la classe où l’on apprend la doctrine de l’immortalité de l’âme, on tâche de faire comprendre à l’élève que les nerfs, qui sont communs à l’homme et à la grenouille, sont ce qu’autrefois on appelait l’âme ; quand, après l’histoire de Josué fils de Nun, qu’on lui a racontée sans commentaire, il apprend que le soleil ne tourna jamais autour de la terre ; quand, après avoir entendu l’explication des beautés de Virgile, il préfère de beaucoup celles d’Alexandre Dumas qu’on lui a vendu pour cinq centimes ; quand l’unique foi du maître est en ceci : qu’il n’y a rien de vrai, que tout ce qui existe est raisonnable, que le progrès c’est le bien et la réaction le mal, et quand personne ne sait en quoi consiste cette foi générale au progrès ?

Comparez après tout cela l’école dogmatique du moyen âge, dans laquelle les vérités sont indiscutables, avec notre école où personne ne sait ce qui est la vérité et où, cependant, l’élève est obligé d’aller, de même que les parents sont obligés d’y envoyer leurs enfants.

C’est peu. Dans l’école du moyen âge, quand il n’y avait qu’une seule méthode et que toute la science était contenue dans la Bible, le livre de saint Augustin et Aristote, il était facile de savoir par quoi l’on devait commencer l’enseignement. Mais comment nous, avec la variété infinie des méthodes d’enseignement qu’on nous propose de tous côtés, avec la multitude des sciences et de leurs divisions qui se sont formées en notre temps, comment pouvons-nous choisir une méthode parmi toutes celles qu’on nous propose ; comment choisir une certaine branche des sciences et, chose plus difficile, adopter une méthode pour l’enseignement de ces sciences, qui soit raisonnable et juste ? C’est peu encore. La recherche de ces éléments est en notre temps beaucoup plus difficile qu’au moyen âge par cette autre raison, qu’alors, l’instruction appartenait à une seule caste qui se préparait à vivre dans des conditions bien définies, toujours les mêmes. Et, en notre temps, quand tout le peuple déclare son droit à l’instruction, il nous est encore plus difficile et nécessaire de savoir ce qu’il faut pour toutes ces classes diverses. Quelles sont les raisons de tout cela ?

Demandez à n’importe quel éducateur ecclésiastique pourquoi il enseigne telle chose et non telle autre, pourquoi il l’enseigne avant et non après ? S’il vous comprend, il répondra qu’il agit ainsi parce qu’il connaît la vérité révélée par Dieu et qu’il croit de son devoir de la transmettre à la nouvelle génération afin de l’élever dans les principes qui sont indiscutablement vrais. Quant à l’instruction laïque, il ne vous donnera pas de réponse… Un autre pédagogue vous expliquera les motifs de son enseignement par les lois éternelles de la raison exposées chez Fichte, Kant et Hegel. Un troisième, pour prouver qu’il a le droit de forcer l’élève à apprendre, s’appuiera sur ce fait qu’il en fut toujours ainsi, que toutes les écoles furent obligatoires et que, malgré cela, l’instruction vraie y est donnée. Enfin le quatrième, unissant toutes ces raisons ensemble, dira que l’école doit être telle qu’elle est, car c’est la religion, la philosophie et l’expérience qui l’ont faite telle, — et que ce qui a une base historique est raisonnable. Toutes ces raisons qui contiennent toutes les autres raisons possibles peuvent être divisées, il me semble, en quatre groupes : raisons religieuses, philosophiques, expérimentales, historiques.

L’instruction qui est fondée sur la religion, c’est-à-dire la révélation divine dont personne ne peut mettre en doute la véracité, indiscutablement, doit être inculquée au peuple, et l’obligation sur ce point — mais sur ce point seul — est légale. C’est ainsi que font jusqu’à présent les missionnaires en Afrique et en Chine, c’est ainsi qu’on agit de nos jours, dans toutes les écoles, pour l’enseignement religieux : catholique, protestant, juif, mahométan, etc.

Mais de notre temps, où l’enseignement religieux ne forme qu’une petite partie de l’instruction, cette question : « Quelles raisons a l’école pour instruire la jeune génération d’une certaine façon ? » reste insoluble au point de vue religieux.

Peut-être la réponse se trouvera-t-elle dans la philosophie. La philosophie a-t-elle des raisons aussi solides que la religion ? Quelles sont ces raisons ? Par qui, quand et comment sont-elles exprimées ? Nous ne les connaissons pas. Tous les philosophes cherchent les lois du bien et du mal. Après les avoir trouvées, en arrivant à la pédagogie, ils imposent l’instruction au genre humain, d’après ces lois. Mais chacune de ces théories, parmi les autres paraît incomplète et n’apporte qu’un nouvel anneau à la chaîne de la connaissance du bien et du mal qui est propre à l’humanité.

Le penseur n’exprime que ce qui est perçu par son époque, c’est pourquoi l’instruction de la jeunesse, en vue de cette perception, est tout à fait inutile, car elle est déjà propre à la génération actuelle.

Toutes les théories pédagogiques et philosophiques ont pour but la formation d’hommes vertueux. Et la conception de la vertu ou reste toujours la même ou se développe indéfiniment, et malgré toutes ces théories, la décadence ou l’épanouissement de la vertu ne dépendent pas de l’instruction. Un Chinois vertueux, un Grec vertueux, un Romain, un Français contemporain ou sont tous également vertueux ou tous également éloignés de la vertu.

Les théories philosophiques de la pédagogie résolvent la question : comment rendre un homme aussi bon que possible d’après une certaine théorie de l’éthique élaborée dans l’un ou l’autre temps, théorie reconnue indiscutable ?

Platon ne doute pas des vérités de son éthique et, sur cette base, il construit sa théorie de l’éducation, puis sur cette éducation il construit son État. Schleiermacher dit que l’éthique est une science encore inachevée et que, par conséquent, l’éducation et l’instruction doivent avoir pour but de préparer des hommes capables de se conformer aux conditions qu’ils trouvent dans la vie et, en même temps, de travailler énergiquement à la perfection future.

L’instruction, en général, dit Schleiermacher, a pour but de donner un membre tout préparé à l’État, à l’Église, à la vie sociale et à la science. L’éthique seule, bien que science inachevée, nous apprend quel caractère moral doit revêtir un homme instruit devenant membre de l’un de ces quatre éléments de la vie. Comme Platon, tous les pédagogues-philosophes cherchent le but de l’instruction dans l’éthique : les uns l’admettant connue, les autres la reconnaissant pour la conscience éternellement élaborée de l’humanité. Mais aucune théorie ne donne une réponse positive à la question : qu’enseigner au peuple et comment ? L’un dit une chose, l’autre dit une autre, et, plus on avance, plus variées deviennent les affirmations. En même temps apparaissent des théories diverses et contradictoires : Le courant théologique lutte avec le courant scolastique, ce dernier avec le courant classique, celui-ci avec le courant scientifique, tous existent simultanément sans se vaincre l’un l’autre, et personne ne sait ce qui est nécessaire ni ce qui est vrai ; il surgit des milliers de théories, les plus diverses, les plus étranges, basées sur rien, comme celles de Rousseau, de Pestalozzi, de Frœbel, etc., toutes les écoles paraissent côte à côte : — expérimentale, classique, théologique ; — tous sont mécontents de ce qui existe et ne savent pas ce qu’il faut précisément de nouveau, ce qui est possible. En suivant la marche de l’histoire de la philosophie, de la pédagogie, nous y trouvons non le critérium de l’instruction mais, au contraire, une idée commune qui, inconsciemment, est placée à la base de toutes les théories pédagogiques malgré leurs contradictions fréquentes, une idée qui nous convainc de l’absence de ce critérium. Eux tous, de Platon à Kant, tendent à un seul but : délivrer l’école du joug historique qui pèse sur elle. Ils veulent deviner ce qui est nécessaire à l’homme et, sur ces besoins établis avec plus ou moins de certitude, ils construisent leur nouvelle école. Luther impose l’enseignement des Saintes Écritures dans l’original et non d’après les commentaires des Pères de l’Église ; Bacon veut qu’on étudie la nature d’après la nature elle-même et non d’après les ouvrages d’Aristote ; Rousseau veut apprendre la vie par la vie même, comme il la comprend, et non d’après les expériences antérieures.

Chaque effort de la philosophie et de la pédagogie n’a d’autre objet que de délivrer l’école des éléments d’instruction que les générations antérieures ont considérés comme science, et de donner de nouveaux éléments répondant mieux aux besoins des jeunes générations. Cette idée seule, générale, qui en même temps porte une contradiction, se fait sentir dans toute l’histoire de la pédagogie. Elle est générale parce que tous exigent la plus grande liberté pour l’école ; elle est contradictoire parce que chacun prescrit des lois basées sur sa propre théorie et, par là, entrave la liberté.

L’expérience des écoles qui existèrent et de celles qui existent ?… Mais comment cette expérience peut-elle nous prouver l’excellence de la méthode de l’instruction obligatoire existante ? Nous ne pouvons savoir s’il n’y a pas d’autres méthodes meilleures puisque, jusqu’à présent, les écoles n’ont pas été libres. Nous voyons, il est vrai, dans l’enseignement supérieur (universités, cours publics) que l’instruction tend à devenir de plus en plus libre. Mais ce n’est qu’une hypothèse. L’instruction primaire doit peut-être rester toujours obligatoire, et l’expérience nous a-t-elle prouvé que pareilles écoles sont bonnes ?

Voyons donc ces écoles sans examiner les tableaux statistiques de l’instruction en Allemagne, et tâchons de connaître leur influence réelle sur le peuple. Voici ce que m’a montré la réalité : un père envoie son fils ou sa fille à l’école, contre son gré, en maudissant l’instruction qui le prive du travail de son enfant et en comptant les jours jusqu’à ce que l’enfant devienne schulfrei. (Cette expression suffit à montrer comment le peuple envisage les écoles.) L’enfant va à l’école avec la conviction que le seul pouvoir qu’il connaît, celui de son père, n’approuve pas le pouvoir gouvernemental auquel il obéit en allant à l’école. Les récits de ses camarades plus âgés que lui, qui ont passé par la même école, n’augmentent pas son désir d’y entrer. L’école se présente à lui comme une institution établie pour torturer les enfants, institution où on les prive de leur plaisir principal et des besoins de leur âge — le mouvement libre, où Gehorsam (l’obéissance) et Ruhe (la sagesse) sont les conditions principales, où même, pour aller quelque part, il faut une permission spéciale, où tout acte est puni par des coups de règle, — c’est-à-dire avec le bâton, bien qu’officiellement les punitions corporelles soient supprimées, — ou par la continuation du travail le plus pénible pour l’enfant — le pensum. C’est avec raison que l’école se présente à l’enfant comme une institution où on lui enseigne ce que personne ne comprend, où, pour la plupart, on l’oblige à parler non en son patois (Mundart), mais en une langue étrangère, où le maître, le plus souvent, voit en ses élèves des ennemis innés qui, par leur mauvaise volonté et par celle de leurs parents, ne veulent apprendre ce qu’il a appris lui-même, où, de leur côté, les élèves envisagent leurs maîtres comme des ennemis qui, uniquement par méchanceté, les forcent d’apprendre des choses difficiles.

Dans de telles institutions ils sont obligés de passer six années et six heures par jour. Quels doivent être les résultats, nous le voyons non d’après les comptes rendus, mais d’après les faits réels.

En Allemagne, les neuf-dixièmes de la population scolaire emportent de l’école « le savoir lire et écrire » mécanique, et un si grand dégoût pour l’étude que, par la suite, ils ne prennent plus un livre en main. Que ceux qui croient le contraire me montrent les livres que lit le peuple : même Hebel de Bade, même l’almanach et les journaux populaires sont lus comme de rares exceptions. La preuve indiscutable du fait qu’il n’y a pas d’instruction pour le peuple, c’est qu’il n’y a pas de littérature populaire et, principalement, que pour envoyer à l’école la dixième génération il faut la même contrainte que pour la première. Outre qu’une pareille école inspire le dégoût de l’instruction, pendant ces six années elle habitue à l’hypocrisie et au mensonge qui découlent de la condition antinaturelle dans laquelle sont placés les élèves, et de cet embrouillement des conceptions qu’on appelle lecture et écriture. Durant mes voyages en France, en Allemagne, en Suisse, afin de me renseigner auprès des écoliers, pour connaître leurs opinions sur l’école et leur développement moral, dans les écoles primaires et en dehors des écoles, aux anciens élèves, j’ai posé les questions suivantes :

— Quelle est la principale ville de Prusse, ou de Bavière ?

Combien Jacob avait-il de fils ?

Quelle est l’histoire de Joseph ?

À l’école, parfois on me récitait par cœur des tirades d’un livre, mais les anciens élèves n’ont jamais pu me répondre. Presque jamais je n’ai pu obtenir une réponse autre que par cœur. En arithmétique, je n’ai pas trouvé de règle générale : parfois c’était très bien, parfois très mal. Ensuite je proposais en sujet de composition : Comment les écoliers ont-ils passé le dernier dimanche ? Toujours, sans exception, les filles et les garçons ont écrit la même chose : que le dimanche tous avaient profité de toutes les occasions possibles pour prier Dieu, et non pour jouer. Telle est l’influence morale de l’école. À la question posée aux adultes des deux sexes : Pourquoi n’étudient-ils pas après l’école, pourquoi ne lisent-ils rien ? Tous répondaient qu’ils avaient déjà fait leur première communion, qu’ils avaient fait leur stage scolaire et reçu le diplôme attestant qu’ils savaient lire et écrire.

Outre cette influence dissolvante de l’école pour laquelle les Allemands ont inventé ce nom si juste : Verdummen, et qui consiste, à proprement dire, en la déformation lente des capacités intellectuelles, il en existe une autre plus nuisible encore : l’enfant, pendant les longues heures d’occupation, où il est étourdi par la vie de l’école, est arraché pendant tout ce temps, le plus précieux pour son âge, à ces conditions nécessaires de développement que la nature lui a assignées. Il est fréquent d’entendre dire ou de lire que les conditions de la famille, la grossièreté des parents, les travaux des champs, les jeux de la campagne, etc., sont des obstacles considérables pour l’instruction de l’école. Peut-être, en effet, empêchent-ils cette éducation scolaire que les pédagogues ont en vue, mais il est temps de se convaincre que toutes ces conditions sont les bases principales de toute instruction, que non seulement elles ne sont pas des ennemies de l’école et des obstacles, mais qu’elles sont ses auxiliaires primordiaux et principaux : l’enfant ne pourrait jamais apprendre ni la différence des lignes qui forment les différents caractères, ni les chiffres, ni la capacité d’exprimer ses idées, sans ces conditions de famille. Pourquoi donc la vie grossière de la famille pourrait-elle apprendre à l’enfant des choses si difficiles et, tout à coup, devenir non seulement un obstacle à l’acquisition, par l’enfant, de connaissances faciles comme la lecture et l’écriture, etc., mais nuire à l’éducation ?

La meilleure preuve en est dans la comparaison d’un enfant de paysan qui n’a jamais étudié avec l’enfant de parents aisés qui, depuis l’âge de cinq ans, a eu un gouverneur. L’avantage de l’esprit et du savoir est toujours du côté du premier. C’est peu. L’intérêt de savoir et les questions auxquelles l’école doit répondre ne naissent que dans ces conditions de famille. Et chaque étude ne doit être que la réponse à la question provoquée par la vie. Mais l’école non seulement n’excite pas de questions, elle ne répond même pas à celles que provoque la vie. Elle répond toujours et perpétuellement aux mêmes questions que depuis quelques siècles déjà s’est posées l’humanité et auxquelles l’enfant n’a rien à voir. Par exemple : Comment fut créé le monde ? Quel fut le premier homme ? Que s’est-il passé il y a deux mille ans ? Quel pays est l’Asie ? Quelle est la forme de la terre ? Comment multiplie-t-on des centaines par des mille ? Qu’y aura-t-il après la mort ?, etc. Et aux questions que lui pose la vie, il ne reçoit pas de réponse, d’autant plus que selon la constitution policière de l’école il n’a pas le droit d’ouvrir la bouche, même pour demander d’aller aux cabinets, et doit employer des signes afin de ne pas troubler le silence ni interrompre la leçon. Et l’école est ainsi constituée parce que le but de l’école gouvernementale, établi généralement d’en haut, n’est pas de former le peuple mais de le plier à notre méthode, et, principalement, d’avoir l’école, et beaucoup d’écoles !

Mais s’il n’y a pas de professeurs ? Alors il faut en former, et si même dans ce cas il en manque, faire en sorte qu’un seul instituteur puisse instruire cinq cents enfants : mécaniser l’instruction, la méthode de Lancaster, pupilteachers. C’est pourquoi les écoles formées d’en haut et par force ne sont pas le berger pour le troupeau mais le troupeau pour le berger. L’école est établie non de façon qu’il soit facile aux enfants d’apprendre, mais de telle façon qu’il soit commode au maître d’enseigner.

Pour l’instituteur, les conversations, le mouvement, la gaîté des enfants, qui sont pour eux la condition nécessaire de l’éducation, ne sont pas commodes, et les écoles sont réglementées comme des établissements pénitenciers : les questions, les conversations, le mouvement sont défendus. Au lieu de se convaincre que pour agir avec succès sur un sujet quelconque, il faut l’étudier (et dans l’éducation, ce sujet est un enfant libre), ils veulent instruire comme ils le savent, comme il leur plaît et, en cas d’insuccès, ils veulent changer, non la méthode d’éducation, mais la nature même de l’enfant. De cette conception est dérivé, dérive encore (Pestalozzi) tel système permettant de mécaniser l’instruction. La tendance éternelle de la pédagogie est d’arranger les choses de telle façon que, quels que soient le maître et l’élève, la méthode reste la même. Regardez le même enfant à la maison, dans la rue, à l’école : tantôt vous voyez une créature pleine de vie, joyeuse, curieuse, le sourire dans les yeux et sur les lèvres, qui cherche à tout savoir, qui exprime clairement et avec force ses idées, dans sa propre langue ; tantôt vous voyez une créature fatiguée, renfermée, avec une expression de fatigue, de crainte et d’ennui, qui répète seulement des lèvres, des mots étrangers, dans une langue étrangère, une créature dont l’âme, comme un escargot, s’est cachée dans sa demeure. Il suffit de comparer ces deux états pour décider lequel est le plus avantageux pour le développement de l’enfant. Cet état étrange, psychologique, que j’appelle état écolier de l’âme et que, par malheur, nous connaissons bien tous, consiste en ce que toutes les capacités supérieures : imagination, création, intuition, cèdent leur place aux capacités demi-animales de prononcer des sons indépendamment de l’intelligence, de compter des nombres, 1, 2, 3, 4, 5, d’adopter des mots sans permettre à l’inintelligence de les remplacer par des images ; en un mot la capacité de supprimer en soi toutes les capacités supérieures pour favoriser le développement de ce qui concorde avec l’état écolier : la crainte, la tension de la mémoire et de l’attention.

Chaque écolier fait tache dans l’école tant qu’il n’est pas tombé à cet état demi-animal. Aussitôt que l’enfant est arrivé à cet état, aussitôt qu’il a perdu son indépendance et son originalité, aussitôt que se manifestent en lui les divers symptômes de la maladie — l’hypocrisie, le mensonge surtout, la confusion de la pensée, etc., il ne fait plus tache dans l’école, il est coulé dans le moule, et le maître commence à être content de lui. Alors se produit ce phénomène fréquent : que l’enfant le plus sot devient le meilleur élève, et l’enfant le plus intelligent, le pire. C’est un fait assez significatif pour qu’on y réfléchisse et tâche de l’expliquer. Il me semble qu’un pareil fait est la preuve évidente du mensonge fondamental de l’école obligatoire. C’est peu encore, sauf ce dommage négatif qui consiste à éloigner les enfants de cette instruction inconsciente qu’ils reçoivent à la maison, au travail, dans la rue ; — ces écoles sont nuisibles au corps qui, dans le bas âge, est si inséparable de l’âme. Ce dommage est particulièrement important à cause de la monotonie de l’éducation scolaire, celle-ci même serait-elle bonne. Un agriculteur ne peut remplacer par rien ces conditions du travail de la vie des champs et ces conversations avec ceux qui l’entourent. De même pour un artisan et, en général, pour un citadin. Ce n’est pas par hasard, mais intentionnellement que la nature a entouré l’agriculteur des conditions de l’agriculture, le citadin des conditions de la ville. Ces conditions sont instructives au plus haut degré et ce n’est que dans ces conditions que peuvent se former l’un et l’autre. Et l’école ! Pour première condition de son enseignement elle pose l’éloignement de ces conditions. Pour l’école c’est peu d’arracher à la vie, six heures par jour, les enfants, à l’âge le plus heureux, il lui faut encore soustraire même les enfants de trois ans à l’influence de leurs mères, et l’on a inventé des établissements (Kleinkinderbewahranstalt, infantschools, salles d’asile) dont nous parlerons avec plus de détails. Il ne manque que l’invention d’une machine à vapeur qui remplacerait la nourrice. Tous sont d’accord que les écoles sont imparfaites (moi, je suis convaincu qu’elles sont nuisibles), tous sont d’accord qu’il faut y apporter beaucoup et beaucoup d’améliorations ; tous sont d’accord que ces améliorations doivent avoir pour but la plus grande commodité des élèves ; tous sont d’accord qu’on ne peut connaître ces commodités qu’en étudiant les besoins de l’âge des écoliers et, en général, les besoins de chaque classe particulière. Que fait-on pour cette étude difficile et compliquée ? Depuis plusieurs siècles chaque école est construite et organisée sur le modèle d’une précédente école, et dans chacune de ces écoles, la condition nécessaire c’est la discipline qui défend aux enfants de parler, d’interroger, de choisir un objet d’étude plutôt qu’un autre ; en un mot on a pris toutes mesures pour priver l’instituteur de la possibilité de décider quels sont les besoins de son élève.

L’instruction scolaire obligatoire exclut la possibilité de tout progrès. Et, cependant, quand on pense que des siècles durant on a répondu aux enfants sur des questions qu’ils ne posaient même pas, quand on pense combien les générations contemporaines se sont éloignées de cette forme ancienne de l’instruction qui leur a été inculquée, alors on ne peut comprendre qu’il y ait encore des écoles. Il nous semble que l’école devrait être un instrument d’instruction et, en même temps, une expérience pratiquée sur la jeune génération et qui fournirait toujours de nouveaux résultats. Quand l’expérience sera à la base de l’école, quand chaque école sera pour ainsi dire un laboratoire pédagogique, alors seulement, elle ne restera pas en arrière du progrès général, et l’expérience pourra apporter des bases solides à la science de l’éducation.

Mais l’histoire répondra peut-être à notre question vaine. Sur quoi se fonde le droit d’imposer l’instruction aux parents et aux élèves ? Les écoles existantes, dira-t-elle, se sont formées par la voie historique et c’est de même par la voie historique qu’elles doivent se perfectionner et se modifier conformément aux exigences de la société et du temps. Plus nous vivons, plus les écoles s’améliorent. À cela je répondrai : 1o Que les raisons exclusivement philosophiques sont aussi unilatérales et mensongères que les raisons exclusivement historiques. C’est la conscience de l’humanité qui forme l’élément principal de l’histoire et c’est pourquoi, si l’humanité reconnaît la non-conformité de ces écoles, alors ce fait de conscience sera déjà un fait historique principal sur lequel doit se baser l’institution de l’école. 2o Plus nous vivons, plus les écoles deviennent pires, en ce sens qu’elles sont de plus en plus éloignées du niveau de l’instruction qu’a atteint la société. L’école, c’est une de ces parties organiques de l’État qui ne peuvent être examinées et appréciées isolément, parce que leur valeur ne consiste que dans leur harmonie plus ou moins grande avec les autres parties de l’État.

L’école n’est bonne que quand elle est conforme aux lois fondamentales réglant la vie du peuple. Une école qui sera admirable pour un village russe des steppes, qui satisfera à tous les besoins de ses élèves, sera très mauvaise pour un Parisien, et la meilleure école du dix-septième siècle serait la plus mauvaise en notre temps. Au contraire, la plus mauvaise école du moyen âge valait mieux, en son temps, que la meilleure école d’à présent, car elle correspondait mieux à son époque et était au niveau de l’instruction générale, si même elle ne lui était supérieure, tandis que notre école lui est toujours inférieure. Si le but de l’école, en acceptant la définition la plus générale, consiste dans la transmission de tout ce qui est élaboré et reconnu par le peuple et dans la réponse aux questions que la vie pose à l’homme, alors, sans aucun doute, dans l’école du moyen âge les traditions étaient plus limitées, les questions que la vie posait étaient résolues plus facilement, et le but de l’école était mieux atteint. Il était beaucoup plus facile de transmettre les traditions des Grecs et des Romains, d’après les documents insuffisants et non contrôlés, les dogmes religieux, la grammaire et la partie alors connue des mathématiques que de le faire pour tous les événements survenus depuis, et qui ont repoussé les traditions des peuples anciens, pour toutes nos connaissances dans les sciences naturelles, nécessaires en notre temps pour répondre aux phénomènes quotidiens de la vie. Et cependant, le mode d’enseignement est resté le même, par conséquent l’école doit être en retard et, au lieu de s’améliorer, devenir pire. Pour garder les anciennes formes de l’école et ne pas être en retard sur le mouvement de l’instruction, il fallait être plus conséquent : non seulement faire la loi de l’enseignement obligatoire, mais défendre à l’instruction d’avancer par d’autres voies, interdire les machines, les chemins de fer et l’imprimerie. Comme on le sait par l’histoire, seuls les Chinois furent logiques sous ce rapport.

Les tentatives des autres peuples en vue de restreindre l’imprimerie et, en général, de mettre un frein au mouvement de l’instruction n’étaient que temporaires et insuffisamment logiques. C’est pourquoi, actuellement, les Chinois seuls peuvent être fiers d’une très bonne école qui correspond tout à fait au mouvement général de l’instruction. Si l’on nous dit que les écoles se perfectionnent par la voie historique, nous répondrons seulement que l’amélioration des écoles est relative et que c’est aussi relativement, d’année en année, et à mesure qu’augmente l’obligation de s’instruire, que les écoles deviennent pires, c’est-à-dire retardent de plus en plus sur le mouvement général de l’instruction, car, depuis l’invention de l’imprimerie, leur mouvement en avant ne correspond pas à celui de l’instruction. 3o À la raison historique que les écoles existent et qu’ainsi elles sont bonnes, je répondrai aussi par des raisons historiques. Il y a une année, étant à Marseille, j’ai visité tous les établissements scolaires pour les ouvriers de cette ville. Le rapport des élèves envers la population est si grand que, sauf une légère exception, tous les enfants fréquentent l’école pendant trois, quatre ou six ans. Le programme des écoles consiste à apprendre par cœur le catéchisme, l’histoire sainte et l’histoire générale, les quatre opérations de l’arithmétique, l’orthographe et la comptabilité.

Comment la comptabilité peut-elle faire un objet d’enseignement, je ne puis nullement le comprendre. La seule explication que je m’en sois donnée en examinant les cahiers de tenue des livres des écoliers qui ont suivi ce cours, c’est qu’ils ne savent pas même les trois opérations de l’arithmétique, mais qu’ils ont appris par cœur les opérations avec les chiffres et, qu’également, ils apprennent par cœur la tenue des livres. (Il ne me semble pas nécessaire de prouver que la tenue des livres, Buchhaltung, qu’on enseigne en Allemagne et en Angleterre est une science qui demande quatre heures d’explication pour un élève qui connaît les quatre opérations de l’arithmétique.) Pas un seul élève ne savait résoudre le problème le plus simple de l’addition et de la soustraction, mais, en même temps, avec des nombres abstraits, il faisait facilement et vite de longues opérations, multipliait des milliers par des milliers. Aux questions de l’histoire de France, apprise par cœur, ils répondaient très bien, mais, en les interrogeant dans un ordre différent de celui du livre, j’appris qu’Henri IV avait été tué par Jules César. Il en fut de même pour la géographie et l’histoire sainte, pour l’orthographe et la lecture. Plus de la moitié des filles ne savaient lire ailleurs que dans leurs livres. Six années d’école ne suffisaient pas pour apprendre à écrire un mot sans faute. Je sais que les faits que je cite sont tellement inouïs que plusieurs douteront de leur exactitude, mais je pourrais écrire des volumes entiers sur l’ignorance que j’ai constatée dans les écoles de France, de Suisse et d’Allemagne.

Cependant, que celui qui prend cette étude à cœur fasse comme moi, qu’il tâche d’étudier les écoles non d’après les comptes rendus des examens publiés, mais d’après de longues visites aux écoles et des conversations avec les maîtres et les élèves. J’ai vu, également à Marseille, une école laïque et une école congréganiste pour adultes. Sur une population de deux cent cinquante mille habitants, moins de mille (et parmi eux deux cents hommes) fréquentaient ces écoles. L’enseignement est le même : la lecture mécanique qu’on acquiert en une année et plus, la comptabilité, sans étudier l’arithmétique, les sermons à l’église, etc. Après l’école laïque, j’ai assisté aux sermons quotidiens dans les églises, j’ai visité des salles d’asile dans lesquelles des enfants de quatre ans, au coup de sifflet, comme les soldats, font le tour des bancs et, sur un signal, lèvent et plient les bras et, d’une voix tremblotante et étrange, chantent des hymnes à Dieu et à leurs bienfaiteurs, et je me suis convaincu que les institutions scolaires de Marseille sont très mauvaises. Si quelqu’un, par miracle, voyait tous ces établissements sans voir le peuple dans les rues, dans les ateliers, les cafés, à la maison, quelle opinion se ferait-il d’un peuple élevé de telle façon ! Il penserait, probablement, que c’est un peuple grossier, ignorant, hypocrite, plein de préjugés et presque sauvage. Mais il suffit d’entrer en relations, de causer avec quelques hommes du peuple pour se convaincre qu’au contraire, le peuple français est presque tel qu’il se croit : habile, intelligent, sociable, libre-penseur et, en effet, civilisé.

Regardez un ouvrier de la ville, d’une trentaine d’années : il sait écrire une lettre avec moins de fautes qu’à l’école et parfois même tout à fait bien ; il a une idée de la politique et alors de l’histoire et de la géographie modernes. D’après les romans il sait un peu d’histoire, possède quelques notions des sciences naturelles ; très souvent il dessine et applique des formules mathématiques à son métier. Où donc a-t-il acquis tout cela ?

J’ai trouvé spontanément cette réponse à Marseille en commençant, après avoir visité les écoles, à parcourir les rues, les guinguettes, les cafés-concerts, les musées, les ateliers, les docks, les librairies. Ce même petit garçon qui m’avait répondu qu’Henri IV avait été tué par Jules César, connaissait bien l’histoire des Trois Mousquetaires et de Monte-Cristo. À Marseille, j’ai trouvé vingt publications illustrées à bon marché, à cinq et dix centimes. On en vend trente mille exemplaires pour une population de deux cent cinquante mille habitants, c’est-à-dire qu’en admettant que chaque numéro soit lu et entendu par dix personnes, alors tout le monde les connaît. En outre, il y a les musées, les bibliothèques publiques, les théâtres. Il y a deux grands cafés-concerts où, pour une consommation qui coûte cinquante centimes, chacun a le droit d’entrer, et où passent journellement près de vingt-cinq mille personnes, sans compter les petits cafés qui voient la même quantité de gens.

Dans chacun de ces cafés on donne des comédies, des saynètes, on déclame des poésies. Voilà donc, d’après le calcul le plus global, un cinquième de la population qui s’instruit chaque jour comme s’instruisaient les Grecs et les Romains dans leurs amphithéâtres. Cette instruction est-elle bonne ou mauvaise, c’est une autre affaire, mais celle-là c’est l’instruction spontanée, combien plus féconde que l’instruction obligatoire ; c’est là l’école spontanée qui a miné l’école obligatoire, celle-ci ayant réduit presqu’à rien son enseignement et n’ayant gardé qu’une forme despotique, sans plus, ou peu s’en faut. Je dis peu s’en faut, parce que j’exclus la capacité mécanique de former des caractères et de composer des mots : l’unique science acquise par une étude de cinq à six années.

En outre, il faut remarquer que ce même art mécanique de lire et écrire est souvent acquis plus rapidement en dehors de l’école, que très souvent l’école ne donne pas ce savoir et que, souvent aussi, ce savoir est inutile, ne trouve pas d’application dans la vie. Enfin, là où s’exerce la loi de l’école obligatoire, il semblerait qu’il n’y eût plus besoin d’apprendre à lire, à écrire, à compter, à la deuxième génération, puisque le père et la mère pourraient très bien le faire à la maison et beaucoup plus facilement qu’à l’école.

Ce que j’ai vu à Marseille se passe aussi ailleurs. Partout, le plus souvent, le peuple s’instruit non à l’école mais dans la vie. Là où la vie est instructive, comme à Paris, Londres, et, en général, dans les grandes villes, le peuple est instruit, et là où la vie n’est pas instructive, dans les villages par exemple, le peuple n’est pas instruit, bien que les écoles soient les mêmes ici et là. Le savoir qu’on acquiert dans les villes paraît rester, celui qu’on acquiert dans les villages se perd. La direction et l’esprit de l’enseignement du peuple des villes et des villages sont tout à fait indépendants et souvent contraires à l’esprit qu’on veut imposer aux écoles populaires. L’enseignement suit son chemin indépendamment de l’école.

L’objection historique contre le motif historique consiste en ceci : en examinant l’histoire de l’éducation, non seulement nous ne nous convainquons pas que le développement des écoles suit parallèlement le développement du peuple, mais, au contraire, nous nous convainquons qu’elles tombent et deviennent une simple formalité à mesure que les peuples se développent. Plus un peuple est avancé dans l’instruction générale, plus l’éducation est passée de l’école dans la vie, plus s’amoindrit l’importance de l’école. Sans parler de tous les autres moyens d’instruction : développement des relations commerciales, des voies de communication, de la grande liberté individuelle et de la participation de l’individu aux affaires de l’État, sans parler des réunions, musées, cours publics, etc., il suffit de considérer l’imprimerie et son extension pour comprendre la différence de situation de l’ancienne école et de l’école actuelle. L’instruction inconsciente, vitale, et l’instruction consciente de l’école ont toujours marché côte à côte en se suppléant mutuellement. Mais avant l’extension de l’imprimerie, quelle minime part d’instruction pouvait donner la vie en comparaison de l’école !

La science appartenait aux élus qui possédaient des moyens d’instruction, et regardez quelle part prend l’éducation par la vie maintenant qu’il n’y a pas un homme qui n’ait de livres, maintenant que le livre se vend au prix le plus minime, que les bibliothèques publiques sont ouvertes à tous, qu’un garçon, en allant à l’école, porte caché parmi ses cahiers un roman illustré à bon marché, que chez nous on vend deux syllabaires pour trois kopeks et qu’un paysan des steppes, ayant acheté le syllabaire, demande à un soldat qui passe de lui enseigner toute cette science qu’on apprenait auparavant en plusieurs années chez le sacristain, maintenant qu’un lycéen quitte son lycée et seul, avec des livres, prépare et subit les examens de l’Université, que les jeunes gens quittent l’Université et, au lieu d’étudier d’après les cours des professeurs, travaillent d’eux-mêmes d’après les documents ; maintenant, qu’à parler franchement, chaque instruction sérieuse s’acquiert exclusivement par la vie et non par l’école.

La dernière raison et, selon moi, la plus importante, est celle-ci : il convient aux Allemands, qui ont l’école depuis deux siècles, de la défendre au point de vue historique, mais nous, par quelles raisons pouvons-nous défendre l’école populaire qui n’existe pas chez nous ? Quel droit historique avons-nous de dire que nos écoles doivent être semblables aux écoles européennes ? Nous n’avons pas encore une histoire de l’instruction publique. Et, en étudiant attentivement l’histoire générale de l’instruction publique, non seulement nous nous convainquons qu’il nous est impossible de construire à la façon allemande les séminaires pour les professeurs, de refaire la méthode phonétique allemande, les infantschools anglaises, les lycées français et les écoles spéciales, et par ces moyens, de rattraper l’Europe, mais nous nous convainquons que nous, Russes, nous vivons dans des conditions exceptionnellement heureuses au point de vue de l’instruction populaire, que notre école ne doit pas, comme celle de l’Europe du moyen âge, sortir des conditions sociales, qu’elle ne doit pas servir à certain but gouvernemental ou religieux, qu’elle ne doit pas s’élaborer dans les ténèbres en l’absence du contrôle de l’opinion publique, ni en l’absence de l’instruction par la vie développée au plus haut degré, qu’elle ne doit pas au prix de nouveaux et douloureux efforts se débattre dans ce cercle vicieux où se trouvèrent si longtemps les écoles européennes, cercle vicieux en effet, puisque l’école devait faire avancer l’instruction intuitive et l’instruction intuitive faire avancer l’école. Les peuples européens ont vaincu cette difficulté, mais la lutte n’a pas été sans dommages. Soyons donc reconnaissants pour le travail dont nous sommes appelés à jouir et, par conséquent, n’oublions pas qu’il nous faut travailler sur un terrain différent. En nous basant sur l’expérience de l’humanité et sur ce fait que notre activité est vierge encore, nous pouvons apporter à notre besogne une plus grande conscience, et nous devons le faire.

Pour emprunter les procédés des écoles européennes, nous sommes obligés de distinguer ce qui est fondé sur les lois éternelles de la raison et ce qui est dû seulement aux conditions historiques. Il n’y a pas de loi générale raisonnable, pas de critérium qui justifie l’emploi de la force pour l’instruction du peuple.

C’est pourquoi chaque imitation de l’école européenne, en tant qu’école obligatoire, sera pour notre peuple, non un pas en avant, mais un recul.

On comprend pourquoi s’est formée en France une école bien disciplinée avec l’enseignement des sciences exactes — mathématiques, géographie, dessin ; pourquoi en Allemagne s’est formée une école gourmée avec prépondérance du chant et de l’analyse. On comprend pourquoi, en Angleterre, s’est développée cette quantité de sociétés qui fondent des écoles philanthropiques pour le prolétariat, avec une sévère discipline morale et, en même temps, un esprit pratique.

Mais quelle école doit se former chez nous, en Russie ?

Nous n’en savons rien et nous ne le saurons jamais si nous ne la laissons pas s’élaborer librement et à son heure, c’est-à-dire conformément à l’époque historique où elle doit se développer, conformément à son histoire et, encore plus, conformément à l’histoire générale. Si nous sommes convaincus que l’instruction du peuple, en Europe, marche dans une voie fausse, alors, ne faisant rien pour notre instruction populaire, nous ferons plus que si, tout d’un coup, nous y introduisions par force tout ce qui paraît bon à chacun de nous.

Ainsi le peuple peu instruit veut s’instruire davantage. La classe intellectuelle veut instruire le peuple, mais le peuple n’accepte l’instruction que forcé. En cherchant dans la philosophie, l’expérience et l’histoire, les raisons qui donnent ce droit à la classe instruite, nous n’avons rien trouvé, au contraire, nous nous sommes convaincus que la pensée de l’humanité tend toujours à délivrer le peuple de la violence dans la question de l’instruction.

En cherchant le critérium de la pédagogie, c’est-à-dire en cherchant à savoir qui l’on doit instruire et comment, nous n’avons rien trouvé sauf des opinions et des institutions des plus diverses qui rendaient ce critérium d’autant plus impossible que l’humanité s’avançait dans sa marche progressive. En cherchant ce critérium dans l’histoire de l’instruction, nous nous sommes convaincu de ce fait que pour nous, Russes, les écoles qui s’établirent historiquement ne peuvent nous servir de modèles, et de plus, que ces écoles, à chaque pas en avant, sont de plus en plus inférieures au niveau général de l’instruction ; que, par conséquent, leur caractère obligatoire devient de plus en plus illégal, et enfin, qu’en Europe, l’instruction elle-même, comme l’eau qui sourd, choisissant une autre voie, a passé devant les écoles et s’est infiltrée dans les réservoirs de l’instruction par la vie.

Nous, Russes, que devons-nous donc faire actuellement ? Faut-il que nous tombions tous d’accord et adoptions l’opinion française, allemande ou américaine sur l’instruction et une de leurs méthodes ? Ou, nous cantonnant dans la philosophie et la psychologie, devons-nous découvrir ce qu’il faut, en général, pour développer l’âme humaine, et préparer, parmi les jeunes générations, les meilleurs hommes, selon nos conceptions ? Ou profiter de l’expérience de l’histoire, non en imitant les formes élaborées par celle-ci, mais en comprenant les lois que l’humanité a élaborées par des souffrances, et dire loyalement que nous ignorons et ne pouvons savoir ce qui est nécessaire aux futures générations, que nous nous sentons obligés d’étudier, que nous désirons étudier ces besoins, que nous ne voulons pas accuser d’ignorance le peuple qui n’accepte pas notre instruction, mais que nous-mêmes nous nous accusons d’ignorance et d’orgueil si nous pensons instruire le peuple à notre façon ? Cessons donc d’envisager l’opposition que fait le peuple à notre instruction comme un élément hostile à la pédagogie. Au contraire, voyons-y l’expression de la volonté du peuple qui seule doit guider notre activité. Reconnaissons enfin cette loi qui nous dit si clairement, et par l’histoire de la pédagogie et par l’histoire générale de l’instruction, que pour savoir ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, celui qu’on instruit doit avoir le plein pouvoir d’exprimer son mécontentement, ou au moins d’esquiver l’instruction qui ne le satisfait pas. Reconnaissons qu’il n’y a qu’un seul critérium de la pédagogie : la liberté.

Dans notre activité pédagogique nous avons choisi cette dernière voie.

La base de notre activité, c’est la conviction que non seulement nous ne savons pas, mais même que nous ne pouvons savoir en quoi doit consister l’instruction du peuple, que non seulement il n’existe aucune science de l’instruction et de l’éducation — la pédagogie — mais qu’on n’a même pas encore posé sa première base, que la définition de la pédagogie et de son but, au sens philosophique, est impossible, inutile et nuisible.

Nous ne savons pas ce que doivent être l’instruction et l’éducation ; nous n’acceptons pas toute la philosophie de la pédagogie, parce que nous ne pouvons pas admettre la possibilité qu’un homme sache ce qu’un autre homme a besoin de savoir. L’instruction et l’éducation nous apparaissent comme des faits historiques constitués par l’influence de certains hommes sur les autres, c’est pourquoi, selon nous, le but de la science de l’instruction n’est que la recherche des lois de cette influence des uns sur les autres. Non seulement nous n’accordons pas à notre génération la connaissance de ce qui est nécessaire au perfectionnement d’un homme, non seulement nous ne lui reconnaissons pas le droit de le savoir, nous croyons que si ce savoir existait chez l’humanité, elle ne serait pas libre de le transmettre ou non à la génération future. Nous sommes convaincu que la connaissance du bien et du mal, indépendamment de la volonté de l’homme, est propre à toute l’humanité et se développe inconsciemment avec l’histoire, qu’il est également impossible de greffer notre conscience, au moyen de l’instruction, à la génération nouvelle et de la priver de cette même conscience à ce degré supérieur où la mènera l’évolution historique.

Notre prétendue science des lois du bien et du mal et leur action sur une jeune génération n’est le plus souvent qu’un obstacle au développement de la nouvelle conscience de notre génération, conscience non encore élaborée, mais qui s’élabore dans la génération suivante : c’est un obstacle et non une aide à l’instruction.

Nous sommes convaincu que l’instruction, comme l’histoire, n’a pas de but final. L’instruction, au sens le plus général, qui embrasse aussi l’éducation, est selon nous, cette activité de l’homme qui a pour base le besoin de l’égalité et la loi immuable de son mouvement en avant. Une mère apprend à parler à son enfant uniquement pour qu’elle et lui se comprennent mutuellement. La mère, par instinct, s’efforce de se mettre au niveau des idées de l’enfant, de sa langue, mais la loi du mouvement en avant de l’instruction ne lui permet pas de s’abaisser jusqu’à lui, mais de forcer l’enfant, au contraire, à s’élever jusqu’à elle. Le même rapport existe entre l’écrivain et le lecteur, entre l’école et l’élève, entre le gouvernement, la société et le peuple.

L’activité de celui qui instruit a le même but. Le but de la pédagogie n’est que l’étude des conditions de concordance de ces deux aspirations vers le même but commun et l’indication des conditions qui empêchent cette concordance. La pédagogie, grâce à cela, devient pour nous, d’une part, plus facile, elle est débarrassée des questions : Quel est le but final de l’instruction ? À quoi devons-nous préparer la jeune génération ? etc., etc. D’autre part, elle devient infiniment plus difficile. Il nous est nécessaire d’étudier toutes les conditions qui ont corroboré la concordance des aspirations de celui qui instruit et de celui qu’on instruit. Il nous faut définir ce qu’est cette liberté dont l’absence empêche la concordance de deux aspirations et qui, pour nous, est le seul critérium de toute la science de l’instruction. Il nous faut, pas à pas, avec une quantité innombrable de faits, avancer dans la solution des questions que nous pose la science de l’instruction.

Nous savons que nos raisonnements ne convaincront pas certaines gens ; nous savons que nos convictions fondamentales sont en ce que la seule méthode de l’instruction est l’expérience et son seul critérium, la liberté ; nous savons qu’aux uns cela paraîtra une banalité, aux autres une abstraction vague, à d’autres, enfin, un rêve chimérique. Nous n’oserions pas troubler la sérénité de nos pédagogues théoriciens et exprimer une opinion si contraire à l’opinion générale si nous devions nous borner à cet article. Mais nous sentons la possibilité, pas à pas, les faits en main, de prouver l’application et la légitimité de nos convictions si étranges, et c’est à ce seul but que nous consacrerons notre revue Iasnaïa Poliana.