Sur les méthodes d’enseignement de la lecture et de l’écriture

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SUR LES


MÉTHODES D’ENSEIGNEMENT


DE LA


LECTURE ET DE L’ÉCRITURE




Actuellement, bien des gens sont occupés très sérieusement à chercher, à emprunter ou inventer la meilleure méthode d’enseignement de la lecture et de l’écriture. Très nombreux même sont ceux qui ont trouvé et inventé cette meilleure méthode. Souvent, dans la littérature et dans la vie, on rencontre cette question : d’après quelle méthode enseignez-vous ? Il faut avouer cependant que cette question émane le plus souvent ou de gens très peu instruits et qui, depuis longtemps, font le métier d’instruire les enfants, ou de personnes qui s’intéressent à l’enseignement populaire, du fond de leur cabinet, et sont même prêtes à écrire en sa faveur un article, ou bien à ouvrir une souscription pour l’édition d’un syllabaire selon la meilleure méthode, ou de la part des personnes qui tiennent leur propre méthode pour la meilleure, ou enfin, de la part de personnes ne s’occupant pas du tout de l’enseignement — du public qui répète ce que dit la majorité. Les hommes sérieusement occupés et instruits ne posent pas de pareilles questions.

Il paraît admis de tous, comme une vérité indiscutable, que le but de l’école primaire est l’enseignement de la lecture et de l’écriture, que la lecture et l’écriture sont le premier degré de l’instruction et que, par conséquent, il est nécessaire de trouver la meilleure méthode de cet enseignement. L’un vous dira que la méthode phonétique est très bonne, un autre affirme que celle de Zolotov est la meilleure, un troisième que celle de Lencaster est encore meilleure, etc. Seuls les paresseux ne se moquent pas de l’enseignement bouki-az-ba[1], et tous sont persuadés que pour répandre l’instruction dans le peuple il n’y a qu’à se procurer la meilleure méthode, payer trois roubles, louer une maison et un instituteur, ou donner soi-même une petite partie de son superflu d’instruction — le loisir du dimanche — au malheureux peuple qui croupit dans l’ignorance, et que l’affaire sera faite.

Des gens intelligents, instruits, riches se réuniront ; dans la tête de l’un d’eux passera la pensée généreuse de combler de ses bienfaits cet affreux peuple russe, « Allons-y ! » Tous consentent, et il se fonde une société dont le but est l’instruction du peuple — l’impression des bons livres à bon marché pour le peuple, la création d’écoles, l’encouragement aux instituteurs, etc. On rédige des statuts, les dames y prennent part, toutes les formalités nécessaires pour la constitution de la société sont remplies, et l’activité de la société commence. Publier de bons livres pour le peuple ! Cela semble facile et simple comme toutes les grandes idées. Il n’y a qu’une difficulté : il n’existe pas de bons livres pour le peuple, non seulement chez nous mais en Europe. Pour publier de pareils livres il faut les écrire et aucun des bienfaiteurs ne pensera à se charger de ce travail. La société confie à quelqu’un, pour de l’argent, le soin d’inventer, de choisir ou de traduire ce qu’il y a de meilleur (tout cela est facile à choisir) dans la littérature populaire européenne, et le peuple sera heureux, à pas rapides il marchera vers l’instruction et la société sera satisfaite. Pour l’autre face de l’activité scolaire la société agit de la même façon : les rares adeptes qui sont pleins de l’amour du sacrifice consacrent leurs loisirs précieux à l’instruction du peuple. (On ne prend point en considération que ces hommes n’ont jamais lu un seul livre pédagogique et n’ont jamais vu d’autre école que celle qu’ils ont fréquentée eux-mêmes). Les autres encouragent les écoles. De nouveau, cela semble simple et, de nouveau, surgit une difficulté inattendue, celle-ci : qu’il n’y a pas d’autre moyen d’aider à l’instruction que d’apprendre soi-même et de s’adonner entièrement à cette tâche. Mais les sociétés de bienfaisance et les particuliers ne paraissent pas remarquer cette difficulté et, selon leurs moyens, continuent d’agir pour l’instruction du peuple et continuent d’être très satisfaits. Ce phénomène, d’un côté, est très amusant et inoffensif, car l’activité de ces sociétés et de ces personnes n’a pas de prise sur le peuple. D’un autre côté, ce phénomène est dangereux parce qu’il jette un brouillard encore plus grand sur nos opinions indécises concernant l’instruction du peuple. Les causes de ce phénomène peuvent être, d’une part, l’état nerveux de notre société, d’autre part, cette tendance particulière à l’homme de faire de chaque pensée honnête un jeu pour l’ambition et l’oisiveté. La cause principale, nous semble-t-il, est dans le grave malentendu sur cet art de la lecture et de l’écriture, dont la propagation est le but de toute instruction du peuple et qui a provoqué chez nous des discussions si étranges.

L’art du lire et écrire (conception qui n’existe pas que chez nous mais aussi dans toute l’Europe) est reconnu comme le programme de l’école élémentaire populaire : Lesen und scbreiben, lire et écrire, reading and writing. Qu’est-ce donc que cet art du lire et écrire et qu’a-t-il de commun avec le premier échelon de l’instruction ? Lire et écrire, c’est l’art de composer des mots à l’aide de certains signes et de les prononcer et, avec les mêmes signes, de composer des mots et de les écrire. Qu’est-ce donc que la lecture et l’écriture ont de commun avec l’instruction ? La lecture et l’écriture, c’est un certain art (Fertigkeit), l’instruction c’est la connaissance des faits et de leurs rapports mutuels.

Mais cet art de composer les mots est peut-être nécessaire pour donner accès au premier degré de l’instruction, il n’y a peut-être pas d’autre voie ? Nous ne voyons pas cela, mais nous voyons souvent des choses tout à fait contraires, si, par instruction, nous ne comprenons pas seulement l’instruction de l’école mais celle de la vie. Parmi les hommes qui sont au plus bas degré de l’instruction, nous voyons que la connaissance ou l’ignorance de la lecture et de l’écriture ne modifie nullement leur degré d’instruction. Nous voyons des gens qui connaissent très bien tous les faits nécessaires à la science de l’agronomie et le grand nombre des rapports mutuels existant entre eux, et qui ne savent ni lire ni écrire. Ou nous voyons d’excellents chefs militaires, de bons marchands, des gérants, des inspecteurs de travaux, des contremaîtres, des artisans, des hommes, tout simplement instruits par la vie, en avoir acquis beaucoup de connaissances et de bon sens et qui ne savent ni lire ni écrire, tandis que nous voyons des gens qui savent lire et écrire et qui n’ont acquis au moyen de cet art (Fertigkeit) aucune connaissance nouvelle. Quiconque examine sérieusement l’instruction du peuple, non seulement en Russie, mais en Europe, se convainc malgré soi que le peuple s’instruit tout à fait indépendamment de l’art du lire et écrire et que cet art, à de très rares exceptions de capacités extraordinaires, reste un art stérile et même un art nuisible : nuisible parce que rien dans la vie ne peut rester indifférent. Si la lecture et l’écriture ne servent pas à la vie et sont inutiles, alors elles sont nuisibles.

Mais un certain degré d’instruction, supérieur à celui des exemples d’instruction illettrée que nous avons cités, est-il inaccessible sans la lecture et l’écriture ? C’est probable, mais nous n’en savons rien et n’avons aucune raison de le supposer pour l’instruction de la future génération : seul le degré d’instruction que nous possédons, et en dehors duquel nous ne pouvons et ne voulons nous représenter autre chose, est inaccessible. Nous avons un type d’école primaire qui correspond à notre opinion sur l’instruction, et nous ne voulons pas connaître les degrés de l’instruction qui ne sont pas au-dessous mais qui sont tout à fait en dehors et indépendants de l’école.

Nous disons : tous les illettrés sont également ignorants, pour nous ce sont des Scythes. Pour commencer l’instruction, la lecture et l’écriture sont nécessaires et, volens nolens, par cette voie nous entraînons le peuple dans notre instruction. Pour moi, avec l’instruction que je possède, il me serait très agréable d’être de cet avis. Je suis même convaincu que la lecture et l’écriture sont les conditions nécessaires d’un certain degré d’instruction, mais je ne puis être certain que mon instruction est bonne, que la voie dans laquelle marche la science est sûre et, principalement, je ne puis laisser de côté les trois quarts du genre humain, qui sont instruits sans savoir lire et écrire. Si nous voulons instruire le peuple coûte que coûte, demandons-lui comment il s’instruit et quels sont pour cela ses moyens préférés. Si nous voulons trouver le premier degré de l’instruction, alors pourquoi devons-nous le chercher absolument dans la lecture et l’écriture et non beaucoup plus loin ? Pourquoi s’arrêter à l’un des innombrables moyens d’instruction et y voir l’alpha et l’oméga de l’instruction, tandis que ce n’est qu’une des conditions fortuites de l’instruction ? En Europe on apprend à lire et à écrire depuis longtemps, et, cependant, il n’existe pas de littérature populaire, c’est-à-dire que le peuple, — la classe exclusivement occupée du travail physique — nulle part ne lit de livres.

Ce phénomène semblerait mériter l’attention et une explication, et cependant on ne pense y remédier qu’en continuant à apprendre à lire et à écrire. Toutes les questions vitales, en théorie, se résolvent, extérieurement, facilement et simplement. C’est seulement en pratique qu’elles paraissent insolubles et se divisent en milliers d’autres difficilement résolues. Il semble si simple, si facile d’instruire le peuple, de lui apprendre, même par force, à lire et écrire, de lui donner de bons livres ! Et en pratique c’est tout autre chose. Le peuple ne veut pas apprendre à lire et écrire. Eh bien ! On peut l’y contraindre. Autre difficulté : il n’y a pas de livres. On peut en commander. Mais les livres commandés sont mauvais ; on ne peut forcer personne à écrire de bons livres, et le principal obstacle, c’est que le peuple ne veut pas lire ces livres, et qu’on n’a pas inventé encore le moyen de l’y obliger, et que le peuple continue de s’instruire non dans les écoles primaires mais à sa manière.

Peut-être qu’au sens historique le temps de prendre part à l’instruction générale n’est pas encore venu pour le peuple. Il faudra peut-être encore cent ans pour que tous sachent lire et écrire ; peut-être le peuple est-il gâté, comme le pensent plusieurs, peut-être est-il nécessaire, pour qu’il y ait des livres, que le peuple les écrive lui-même ; peut-être n’a-t-on pas encore trouvé de meilleures méthodes ; peut-être aussi l’instruction par le livre est-elle un moyen d’instruction aristocratique, moins commode pour la classe ouvrière que d’autres moyens d’instruction qui nous sont dévoilés maintenant ; peut-être que l’avantage principal de l’instruction qui commence par l’enseignement de la lecture et de l’écriture et consiste en la possibilité de transmettre la science sans ces moyens auxiliaires, n’existe pas en notre temps pour le peuple ; peut-être serait-il beaucoup plus facile, pour l’ouvrier, d’apprendre avec les objets qui lui sont familiers : — la botanique d’après les plantes, la zoologie d’après les animaux, l’arithmétique par le boulier compteur, — que d’apprendre d’après les livres ; peut-être que l’ouvrier trouvera le temps d’écouter un récit, de visiter un musée, une exposition, mais ne trouvera pas le temps de lire un livre ; peut-être même la méthode d’instruction par le livre est-elle absolument contraire à sa façon de vivre et à son caractère. Très souvent nous remarquons chez un ouvrier de l’attention, de l’intérêt et une compréhension très nette quand une personne, connaissant bien son sujet, lui raconte et lui explique quelque chose. Mais il est très difficile de s’imaginer ce même ouvrier, le livre dans ses mains calleuses, pénétrant le sens de la science vulgarisée pour lui sur deux feuilles imprimées.

Tout cela n’est que suppositions de causes qui peuvent être très erronées, mais le fait même de l’absence de littérature populaire et de l’hostilité du peuple contre l’instruction par les livres est commun à toute l’Europe. De même, dans toute l’Europe, existe cette opinion de la classe instruisante que l’école primaire est le premier degré de l’instruction. L’origine de cette opinion, qui paraît déraisonnable, devient très claire dès que nous examinons la marche historique de l’instruction. Les premières écoles fondées ne furent pas des écoles primaires mais des écoles supérieures ; il y eut d’abord celles des couvents, puis ce furent les écoles secondaires, ensuite les écoles primaires. Chez nous, l’Académie fut fondée avant tout ; ensuite vinrent les universités, puis les lycées, enfin les écoles primaires et les écoles populaires. De ce point de vue historique le manuel de Smaragdov, qui, en trente-deux pages, raconte l’histoire de l’humanité, est aussi nécessaire à l’école primaire urbaine que la lecture et l’écriture sont nécessaires à l’école populaire. La lecture et l’écriture forment le dernier degré d’instruction dans cette hiérarchie organisée des institutions, ou le premier degré de l’autre extrémité, c’est pourquoi l’école inférieure ne doit répondre qu’aux besoins imposés par l’école supérieure.

Mais il y a un autre point de vue, duquel l’école populaire se présente comme une institution indépendante n’étant pas obligée de subir les défauts de l’instruction supérieure mais ayant son but indépendant : l’instruction du peuple. Plus on descend sur cette échelle de l’instruction établie par l’État, plus on sent la nécessité de faire, à chaque degré, l’instruction indépendante et complète. Du lycée, un cinquième seulement des élèves n’entre pas à l’Université ; de l’école de district, un cinquième seulement va au lycée, et de l’école populaire un millième seulement va dans un établissement supérieur. Il en résulte que la correspondance entre l’école populaire et l’école supérieure est le but le moins important que doive poursuivre l’école populaire. Et cependant, ce n’est que par cette correspondance que peut s’expliquer l’opinion qui envisage les écoles populaires comme des lieux où il faut enseigner la lecture et l’écriture.

La discussion, dans notre littérature, sur l’utilité ou la nocivité de la lecture et de l’écriture, dont il était si facile de se moquer, est, selon nous, une discussion très sérieuse qui doit éclairer plusieurs points. Cependant, cette discussion n’a pas existé et n’existe pas que chez nous. Les uns disent qu’il est très nuisible pour le peuple d’avoir la possibilité de lire des livres et des revues que lui donnent à lire les partis politiques et les spéculateurs. On dit que l’art du lire et écrire fait sortir l’ouvrier de son milieu, lui suggère le mécontentement de sa situation, engendre les vices et l’abaissement de la moralité.

D’autres disent ou pensent que l’instruction ne peut être nuisible et qu’elle est toujours utile. Les uns sont des observateurs plus ou moins de bonne foi, les autres des théoriciens. Comme il arrive toujours dans les discussions, les uns et les autres ont raison. Il nous semble que la discussion provient de ce que la question n’est pas clairement posée.

Les uns attaquent à propos l’art de la lecture et de l’écriture, comme une capacité tout à fait à part, sans lien avec les autres sciences (ce que font précisément, jusqu’ici, la plupart des écoles, car ce qu’on apprend par cœur s’oublie, et il ne reste que l’art de savoir lire et écrire). Les autres défendent la lecture et l’écriture, voyant en elles le premier degré de l’instruction, et ils ont tort seulement de ne pas comprendre exactement ce qu’est l’art de la lecture et de l’écriture. Si l’on pose ainsi la question : l’instruction primaire est-elle ou non utile au peuple ? alors personne ne peut répondre négativement. Mais si l’on demande : Est-il utile ou non d’apprendre au peuple à lire, quand il n’a pas de livre à lire ? J’espère que tout homme de bonne foi répondra : Je n’en sais rien, de même que je ne sais pas s’il serait utile d’apprendre à tout le peuple à jouer du violon ou à coudre des souliers. Et si l’on observe plus attentivement les résultats de la lecture et de l’écriture, telles qu’on les transmet au peuple, je pense que la majorité sera contre cet art, en tenant compte de la longue contrainte, du développement disproportionné de la mémoire, de la conception fausse de la science, du dégoût pour l’instruction supérieure, du faux amour-propre et de la façon de lire inintelligente qu’on acquiert dans ces écoles. À l’école de Iasnaïa-Poliana tous les élèves qui arrivent des écoles primaires sont toujours en retard sur ceux qui n’ont été à d’autre école qu’à celle de la vie ; et, non seulement ils sont en retard, mais ils le sont d’autant plus qu’ils sont restés plus longtemps à l’école primaire.

En quoi consistent le but et le programme de l’école populaire ? non seulement nous ne pouvons l’expliquer ici mais nous ne croyons pas possible de le faire. L’école populaire doit répondre aux besoins du peuple, voilà tout ce que nous pouvons dire de positif à pareille question. En quoi consistent ces besoins ? Seules, l’étude et l’expérience libre peuvent y répondre. L’art du lire et écrire ne forme qu’une petite partie de ces besoins. Grâce à cela, les écoles de lecture et d’écriture sont peut-être très agréables pour leurs fondateurs, mais elles sont presque inutiles et souvent nuisibles pour le peuple et ne ressemblent même pas aux écoles élémentaires. Par la même cause, la question : Comment apprendre le plus vite et d’après quelle méthode ? est peu intéressante dans l’œuvre de l’instruction publique. À cause de cela aussi, les personnes qui s’occupent des écoles feraient beaucoup mieux de changer cette occupation contre une autre plus intéressante, car l’instruction populaire qui ne se borne pas à l’art de la lecture et de l’écriture est non seulement une œuvre difficile mais une œuvre qui demande un travail personnel, persévérant et la connaissance du peuple.

Et les écoles où l’on apprend à lire et à écrire, dans la mesure où cet art est nécessaire au peuple, existent en nombre suffisant. Ces écoles sont nombreuses chez nous par cette raison que les maîtres de ces écoles ne peuvent transmettre, de leur science, rien de plus que l’art de lire et d’écrire et que le peuple a besoin de connaître cet art, en certaine proportion, pour des résultats pratiques : lire une enseigne, inscrire un nombre, lire, moyennant salaire, les prières des morts, etc. Ces écoles existent comme les ateliers de tailleurs et de menuisiers, et même l’opinion du peuple et la méthode des instituteurs sont identiques : de même l’élève apprend sans le remarquer, de même le contremaître envoie l’apprenti faire ses commissions — chercher de l’eau-de-vie, couper le bois, de même l’apprentissage a une certaine durée. Comme dans le métier, cet art ne s’emploie jamais pour l’instruction à un degré supérieur, mais seulement pour un but pratique. Le sacristain ou un ancien soldat enseignent, et le paysan envoie l’un de ses trois fils apprendre à lire et à écrire comme il l’enverrait apprendre l’art de tailler, et le besoin de l’un et de l’autre est satisfait. Mais voir en cela un certain degré d’instruction et, se basant là-dessus, construire une école publique, convaincu que les défauts de pareille école ne résident que dans les défauts de l’ instituteur, et y entraîner les élèves par la ruse ou par la force, ce serait un crime et une erreur.

On m’objectera : « Dans l’école populaire, telle que vous la rêvez, l’enseignement de la lecture et de l’écriture sera quand même l’une des premières conditions de l’instruction, parce que le besoin de savoir lire et écrire a pénétré dans le peuple, de même la plupart des instituteurs ne savent autre chose que lire et écrire. C’est pourquoi la question des méthodes de l’enseignement de la lecture et de l’écriture est une question difficile et qui demande une solution. »

À cela nous répondrons que dans la plupart des écoles, à cause de notre connaissance insuffisante du peuple et de la pédagogie, l’enseignement commence, en effet, par la lecture et l’écriture, mais ce procédé nous paraît d’importance minime et depuis longtemps connu. Les sacristains enseignent à lire et à écrire, en trois mois, d’après bouki-az-ba ; un père ou un frère intelligent, peut encore y arriver en moins de temps. On dit que par la méthode de Zolotov et de Lautir on apprend encore plus rapidement. Mais, que ce soit par l’une ou l’autre méthode, on ne gagne rien si l’on ne comprend pas ce qu’on lit, et c’est là le problème le plus difficile de l’enseignement de la lecture et de l’écriture. Et à cette méthode, la plus difficile, la plus nécessaire, encore inconnue, on n’entend rien.

C’est pourquoi la question : quelle est la meilleure façon d’enseigner la lecture et l’écriture ? bien qu’exigeant une réponse, nous paraît très peu importante, et l’obstination à chercher une méthode, et la dépense de forces qui trouveraient un emploi plus important dans l’enseignement supérieur nous paraissent un grand malentendu causé par la compréhension inexacte de l’art de lire et d’écrire et de l’instruction.

On sait que toutes les méthodes existantes peuvent se répartir en trois catégories et leurs combinaisons :

1o La méthode des « lettres », des syllabes et de l’épellation et l’étude mnémonique d’un livre : Buchstabirmethode ;

2o La méthode des voyelles jointes à des consonnes qui ne se prononcent qu’avec elles.

3° La méthode phonétique.

La méthode de Zolotov est une combinaison très adroite de la deuxième et de la troisième, comme toutes les autres méthodes qui ne sont que des combinaisons de ces trois méthodes fondamentales.

Toutes ces méthodes sont également bonnes, chacune présente certains avantages sur les autres, suivant la langue qu’il s’agit d’enseigner et la capacité de l’élève, et chacune a ses inconvénients.

La première, par exemple, permet d’apprendre plus facilement les caractères en les appelant : a, b, c, ou a na nas, bé bé, etc., et transporte toute la difficulté dans les syllabes qui, d’une part, s’apprennent par cœur, d’autre part, s’apprennent par instinct, à la lecture d’un livre. La seconde méthode facilite l’étude des syllabes et la conception que les consonnes n’ont pas de sons propres, mais rend très difficile l’étude des caractères isolés, la prononciation des demi-voyelles et des sons compliqués, triples et quadruples, surtout dans la langue russe. Cette méthode présente une difficulté dans la langue russe à cause de la complexité et du grand nombre de nuances des voyelles russes : toutes les voyelles qui se prononcent mollement sont impossibles à faire apprendre par cette méthode. La méthode phonétique, une des inventions les plus ridicules de l’esprit allemand, présente de grands avantages pour les syllabes compliquées, mais elle est impossible pour l’étude des caractères à part. Et, bien que, d’après la règle des séminaires, il ne faille pas admettre Buchstabirmethode, les caractères s’apprennent d’après les vieilles méthodes, seulement au lieu de prononcer carrément, comme au bon vieux temps, ef, i, scha, l’instituteur et les élèves se cassent la bouche pour prononcer fff, ii, schsch, et, en outre, il faut remarquer que sch se compose de trois lettres.

La méthode de Zolotov présente une grande commodité pour l’union des syllabes en mots et pour inculquer aux élèves la notion de consonnes dépourvues de sons propres. Mais elle présente aussi ses difficultés pour apprendre par cœur les lettres et les syllabes compliquées. Elle est plus commode que les autres parce qu’elle résulte de la fusion de deux méthodes, mais elle est loin d’être parfaite, car ce n’est qu’une méthode.

Notre ancienne méthode, qui consiste à apprendre par cœur les lettres en les appelant be, ce, de, etc., ensuite à composer, en rejetant la voyelle inutile e et inversement, présente aussi des avantages et des désavantages et résulte aussi de l’union de trois méthodes. L’expérience nous a convaincu qu’il n’y a pas une seule méthode mauvaise et pas une seule bonne, que le défaut de la méthode consiste, précisément, en l’étude exclusive par elle seule, que la meilleure méthode est l’absence de toute méthode : c’est d’apprendre et d’employer toutes les méthodes et d’en inventer une nouvelle chaque fois que se présente une difficulté.

Nous avons réparti les méthodes en trois groupes. Mais cette division n’est pas essentielle ; nous ne l’avons faite que pour la clarté, et, à proprement parler, il n’y a pas de méthode et chacune renferme toutes les autres. Quiconque a enseigné à lire et à écrire, a employé à cet effet, bien qu’inconsciemment, toutes les méthodes existantes. L’invention d’une nouvelle méthode n’est que l’intuition du nouveau côté par lequel on peut prendre l’élève pour l’instruire, et c’est pourquoi la nouvelle méthode n’exclut pas l’ancienne. Non seulement elle n’est pas meilleure que l’ancienne, mais elle devient pire, car, le plus souvent, c’est au commencement qu’on trouve la meilleure méthode. En général, l’invention d’une nouvelle méthode est considérée comme la suppression de l’ancienne, bien qu’en réalité celle-ci reste toujours la principale, et les inventeurs de nouveautés, qui renoncent consciemment aux vieux procédés, ne font par là que rendre leur tâche plus difficile et se placent derrière ceux qui ont employé consciemment la vieille méthode et inconsciemment les procédés nouveaux. Par exemple, prenons la méthode la plus ancienne et la méthode la plus récente : la méthode de Cyrille et Méthode, et la méthode phonétique, — la spirituelle Fischbuch employée en Allemagne. Un sacristain, un paysan, qui enseigne d’après l’ancienne méthode « az bouki », peut, presque toujours, expliquer à son élève que la consonne n’a pas de son, et il dira que dans le caractère bouki on prononce bb. J’ai vu un paysan qui apprenait à lire à son fils et lui expliquait bb, rr, etc., puis continuait à enseigner les syllabes, etc. Si même l’instituteur n’a pas l’idée de le faire, l’élève comprendra que dans be le son principal c’est bb. Voilà la méthode phonétique. Presque tous les vieux instituteurs, en faisant composer les mots de deux syllabes ou plus, en cacheront une et diront par exemple : c’est ba, et cela c’est go, etc. Voici la partie de la méthode de Zolotov et de la méthode des voyelles. Chacun, en enseignant l’alphabet par l’ancienne méthode, force son élève à regarder l’image du mot Dieu, par exemple, et, en même temps, il prononce Dieu, et, par ce procédé, l’élève apprend le livre entier, et la décomposition des syllabes et des mots s’ancre très facilement en lui. Voilà toutes les nouvelles méthodes et encore des centaines d’autres procédés que possède inconsciemment tout vieil instituteur intelligent pour expliquer à son élève le mécanisme de la lecture, tout en lui laissant la liberté d’y arriver par la méthode que l’élève trouvera plus commode. Outre qu’avec la vieille méthode bouki-az-ba je connais des centaines de cas où l’élève apprit très rapidement à lire et à écrire, et que par la nouvelle je connais des centaines de cas où, au contraire, l’élève apprit lentement, j’affirme que la vieille méthode a toujours un avantage sur la nouvelle parce qu’elle contient toutes les nouvelles méthodes, bien qu’inconsciemment, tandis que la nouvelle méthode exclut toutes les anciennes ; et il y a encore cet avantage que la vieille méthode est libre tandis que la nouvelle est imposée. Comment libre, me dira-t-on, quand, avec la vieille méthode, il faut faire apprendre les syllabes avec le fouet, et qu’avec la nouvelle on dit « vous » aux enfants, en ne leur demandant que de comprendre ? La violence la plus nuisible et la plus pernicieuse pour l’enfant consiste précisément à lui demander de comprendre juste comme comprend le maître. Quiconque a enseigné devrait remarquer qu’on peut assembler aussi différemment b, r, a, qu’additionner 3, 4 et 8. Un élève dira : 3 et 4 = 7, + 3 = 10 et il reste encore 5 ; de même pour lire : a ou az, r ou ra, il reste b et ensemble bra. Pour un autre élève 8 et 3 = 11, ajouté 4 = 15, et de même il aura sa façon d’assembler les lettres. Il faut n’avoir jamais enseigné et ne pas connaître ni les hommes ni les enfants pour penser que, puisque la syllabe bra n’est que l’union de b, r, a, chaque enfant ne doit qu’apprendre b, r, a, et qu’il composera toujours ainsi. C’est une erreur. Vous lui dites : Voici b, r, a, que font-ils ? Il répond ra, et il a raison, son oreille est ainsi faite. Un autre répond a, un troisième br, etc. Vous lui dites : les voyelles sont a, e, i, o, u, et pour lui les lettres sonores sont r, l, et il ne saisit pas les sons que vous voulez lui faire entendre.

Mais c’est peu. Un professeur de séminaire allemand, instruit d’après les meilleures méthodes, enseigne lui-même selon le système Fish-book. Calme, assuré, il s’assied en classe, les instruments sont prêts : des petites planches avec les lettres, des tableaux avec des planchettes, un livre avec l’image d’un poisson, Fisch. Le maître regarde ses élèves, il sait déjà tout ce qu’ils doivent comprendre ; il sait en quoi consiste leur âme et plusieurs autres choses qu’il a apprises au séminaire.

Il ouvre le livre et montre le poisson. — « Mes chers enfants, qu’est-ce que c’est ? » Cela, voyez-vous, s’appelle Anschauungsunterricht. Les pauvres enfants se réjouissent en voyant le poisson, s’ils ne savent pas déjà, pour l’avoir entendu des autres écoliers ou de leurs frères aînés, à quelle sauce on leur sert ce poisson et comment on les torture moralement à cause de lui.

De toute façon ils disent : — « C’est un poisson. »

— « Non, reprend le professeur (tout ceci n’est pas une invention, ni une satire, mais le récit exact d’un fait que, sans exception, j’ai vu dans toutes les meilleures écoles de l’Allemagne et dans les écoles anglaises qui ont adopté cette bonne et excellente méthode !). Non, dit le professeur. Que voyez-vous donc ? » Les enfants se taisent. N’oubliez pas qu’ils sont obligés d’être assis tranquilles, chacun à sa place, et de ne pas se mouvoir. — Ruhe und gehorsam. — « Que voyez-vous donc ? » — « Un livre, » dit le plus sot. Pendant ce temps tous les enfants intelligents se sont déjà demandé mille fois ce qu’ils voient, ils sentent qu’ils ne pourront pas deviner ce qu’exige le professeur, et qu’il faut répondre que ce poisson n’est pas un poisson mais quelque chose qu’ils ne savent pas nommer. — « Oui, oui, fait le maître avec joie. Très bien, un livre, après ? » Les intelligents s’enhardissent ; le sot ne sait lui-même de quoi on le félicite. — « Et qu’y a-t-il dans le livre ? » demande le maître. Les plus intelligents et les plus spirituels devinent et disent avec une joie fière : — Des lettres. » — « Non, non, pas du tout, répond avec tristesse le maître : il faut réfléchir avant de parler. » De nouveau tous les intelligents sont tristes et se taisent : même ils ne cherchent plus : ils pensent aux lunettes du professeur, se demandant pourquoi il ne les ôte pas et regarde à travers, etc. — « Alors qu’y a-t-il dans le livre ? » Tous se taisent… — « Qu’est-ce qu’il y a ici ? » — « Un poisson, dit un audacieux. — « Oui, c’est un poisson, mais est-ce un poisson vivant ? » — « Non, pas vivant. » — « Très bien. Est-il mort ? » — « Non. » — Bon. Alors qu’est-ce que c’est que ce poisson ? » — « Ein Bild » — une image. — « C’est ça ! Bon ! » Tous répètent : c’est une image, et pensent que c’est terminé. Non, il faut dire encore que c’est une image qui représente un poisson. Et par la même voie, le maître obtient que les élèves disent que c’est une image représentant un poisson. Il s’imagine que les élèves raisonnent et il ne songe nullement que si on l’oblige d’apprendre à ses élèves à dire que c’est une image qui représente un poisson, ou s’il le veut lui-même, il serait alors beaucoup plus simple de les forcer d’apprendre par cœur cette formule extraordinaire.

Les élèves que le maître laissera tranquilles sur ce point sont encore heureux. J’ai vu moi-même comment il les forçait de lui répondre que ce n’était pas un poisson mais un objet. — ein Ding, — et que cet objet était un poisson. Cela, voyez-vous, c’est le nouvel Anschauungsunterricht uni à la lecture et l’écriture. C’est l’art de forcer les enfants à penser.

Mais voilà que l’Anschauungsunterricht est terminé et que la décomposition du mot commence. On montre le mot Fisch (poisson) composé de lettres en carton. Les meilleurs élèves, les plus intelligents, pensent se rattraper ici et saisir d’un coup le dessin et le nom des lettres. Mais cela ne va pas si vite. — « Qu’est-ce qu’il y a au poisson, en avant ? » Les timides se taisent. Enfin, un hardi répond : — « La tête. » — « Bien, très bien ! Et où est la tête ? En quoi est-elle ?» — « Devant. » — « Très bien, et qu’y a-t-il après la tête ? » — « Le poisson. » — « Non, réfléchis. » Il faut répondre : le corps, — Leib. » On répond enfin cela, mais les élèves perdent déjà tout espoir ou confiance en eux-mêmes et ils déploient toute leur capacité intellectuelle pour comprendre ce que désire le maître. « La tête, le corps et la fin du poisson ? — La queue. — Très bien ! » Tous répètent ensemble : « Le poisson a une tête, un corps, une queue. Voici le poisson composé de lettres et voici le poisson dessiné. » Le poisson composé de lettres se divise soudain en trois parties : F, i, sch. Le maître, avec l’orgueil d’un prestidigitateur qui vient de jeter à tout le monde des fleurs au lieu de vin, écarte la lettre F, la montre et dit : « Ça, c’est la tête ; i, c’est le corps ; sch, c’est la queue. » Et il répète Fisch, Ffff, iiii schsch. Et les malheureux se tourmentent, sifflent pour prononcer les consonnes sans voyelles, ce qui est physiquement impossible. Sans même s’en apercevoir, le maître joint à ff une demi-voyelle. Les élèves, d’abord, s’amusent de ce sifflement ; mais, ensuite, ils remarquent qu’on exige d’eux d’apprendre par cœur ces : fff, schsch, et ils disent disch, fisch, sisch et ne reconnaissent plus leur mot Fisch. Et le maître, qui connaît la meilleure méthode, ne vient pas à leur aide en leur conseillant d’apprendre F d’après Faust, etc., mais il exige schsch. Non seulement il ne leur vient pas en aide, mais il défend absolument d’apprendre les lettres d’après l’alphabet, avec les images, ou d’après les phrases… Il ne leur permettra pas d’apprendre les syllabes ; en un mot, pour s’exprimer comme les Allemands, il ignore, il doit ignorer toutes les autres méthodes, sauf Fisch, et que ce Fisch est un objet, etc.

Pour la lecture et l’écriture, il y a une méthode ; pour le développement de la pensée, il y a aussi une méthode, Anschauungsunterricht ; toutes deux sont unies indissolublement et les enfants doivent en parcourir tous les degrés. Toutes les mesures sont prises pour qu’à l’école il n’y ait d’autre méthode que celle-ci. Chaque mouvement, chaque pas, chaque question sont défendus. Die Hände sein zusammen. Ruhe und Gehorsam. Et il y a des hommes qui se moquent de bouki-az-ba et affirment que c’est une méthode qui tue les capacités intellectuelles, et qui reconnaissent Lautir-Methode in Verbindung mit Anschauungsunterricht, c’est-à-dire apprendre par cœur : le poisson est l’objet ; f, c’est la tête ; i, le corps ; sch, la queue ; et ne pas apprendre par cœur les psaumes et les prières. Les pédagogues anglais et français prononcent avec fierté les mots difficiles pour eux Anschauungsunterricht et disent qu’ils l’introduisent dans l’enseignement primaire. Pour nous, cet Anschauungsunterricht, dont il me faudra encore parler en détail, se présente comme quelque chose de tout à fait incompréhensible. Qu’est-ce donc que cette instruction acquise à simple vue ? Mais quelle peut être l’instruction autre que celle-là ? Tous les cinq sens participent à l’éducation : c’est pourquoi Anschauungsunterricht a été et existera toujours.

Pour l’école européenne, à peine affranchie du formalisme du moyen âge, le nom et la pensée de cette éducation sont compréhensibles comme méthode opposée à l’éducation ancienne. Même les fautes qui consistent à conserver la vieille méthode sont excusables. Mais pour nous, je le répète, Anschauungsunterricht n’a aucun sens.

Jusqu’ici, après la vaine recherche de cet Anschauungsunterricht et de la méthode de Pestalozzi, dans toute l’Europe je n’ai rien trouvé, sauf qu’il faut apprendre la géographie d’après les cartes en relief, la géométrie d’après les figures, la zoologie d’après les animaux, etc., ce que chacun de nous sait depuis qu’il est né, ce qu’il n’était pas besoin d’inventer, parce que la nature s’en est chargée depuis longtemps et, grâce à quoi, quiconque n’est pas élevé dans la conception contraire sait cela.

Et l’on nous propose sérieusement ces méthodes et leurs pareilles pour préparer les maîtres d’après certaines méthodes, à nous qui commençons à créer des écoles dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, sans aucune tradition historique, sans aucune erreur et avec une conception tout autre que celle qui était à la base des écoles européennes. Outre le caractère mensonger de cette méthode, fondée sur la violation de l’esprit des élèves, pourquoi nous, à qui le sacristain a enseigné bouki-az-ba et qui avons appris à lire en six mois, pourquoi emprunterions-nous Lautiranschauungsunterrichtsmethode, avec laquelle il faut une année et plus pour apprendre ?

Nous avons dit plus haut qu’à notre avis chaque méthode est bonne et que chacune est incomplète. Chaque méthode est bonne pour un certain élève, pour une certaine langue et un certain peuple. C’est pourquoi la méthode phonétique, et toute autre méthode non russe, sera pire pour nous que bouki-az-ba. Si Lautiranschauungsunterrichtsmethode, connue depuis le dix-septième siècle en Allemagne, où plusieurs générations sont déjà élevées à penser d’après les lois définies par les Kant et les Schleiermacher, où sont préparés les meilleurs maîtres, où Lautirmethode est connue depuis le dix-septième siècle, si, dis-je, cette méthode donne des résultats aussi peu brillants, alors qu’adviendra-t-il chez nous si la loi admet une certaine méthode, un certain Lesebuch avec sentences morales ? Quel résultat donnera l’éducation d’après n’importe quelles méthodes nouvellement introduites et qui ne seront adoptées ni par le peuple ni par les maîtres ?

Je citerai quelques exemples. Cet automne, un maître qui a enseigné dans l’école de Iasnaïa-Poliana, a ouvert dans le village une école où, sur quarante élèves, la moitié au moins savait lire et écrire d’après l’alphabet et les prières, et un tiers savait lire. Deux semaines après les paysans exprimèrent leur mécontentement de cette école. Les reproches principaux étaient qu’on enseignât, selon la méthode allemande, a, b au lieu de az, bouki ; qu’on apprît des contes et non les prières, et qu’il n’y eût pas de discipline. Quand je rencontrai le maître, je lui rapportai l’opinion des paysans. Le maître, un homme instruit à l’Université, m’expliqua, avec un sourire de mépris, qu’il enseignait a, b au lieu de az, bouki, pour faciliter l’étude des syllabes, qu’on lisait des contes pour habituer à comprendre ce qu’on lit et, qu’avec sa nouvelle méthode, il croyait inutile de punir les élèves, et par suite n’exigeait pas la discipline sévère à laquelle les paysans sont habitués de voir soumettre leurs enfants.

La semaine suivante, j’ai visité cette école. Les enfants étaient divisés en trois sections et le maître allait des uns aux autres. Les uns, les moins forts, assis à une table, devant une feuille de carton, apprenaient par cœur les places où se trouvaient les lettres. Je me mis à les interroger. Plus de la moitié savaient les lettres et les nommaient : az, bouki, etc. ; les autres savaient même les syllabes, pouvaient lire, mais prenaient au commencement et répétaient a, b, etc., s’imaginant que c’était quelque chose de nouveau. L’autre section, les moyens, composaient par cœur s, k, a, ska ; l’un posait la question, les autres répondaient.

Et ils faisaient cela depuis trois semaines, tandis qu’un seul jour suffit pour bien posséder ce procédé consistant à rejeter un e superflu. Parmi eux j’en ai trouvé aussi qui connaissaient les syllabes d’après la vieille méthode slave et savaient lire. Eux aussi, comme les premiers, avaient honte de leur savoir et y renonçaient, croyant qu’il n’y avait pas de salut si l’on ne composait pas d’après b, r, etc. Enfin les troisièmes lisaient. Ces malheureux étaient assis par terre, chacun tenait un livre sous ses yeux et feignait de lire ; et tous répétaient à haute voix deux vers quelconques. Ces deux vers récités, ils recommençaient de nouveau, les visages tristes et soucieux, me regardant de temps en temps comme pour me demander : est-ce bien ?

C’est terrible à dire : parmi ces enfants, les uns savaient très bien lire, les autres ne savaient pas composer les syllabes. Ceux qui savaient lire se retenaient, par camaraderie, ceux qui ne savaient pas lire répétaient par cœur, et, pendant trois semaines, ils ne faisaient que répéter ces deux vers, stupide adaptation d’un conte d’Erchov qui ne convient pas du tout au peuple.

Je posai des questions d’histoire sainte : personne ne savait rien, parce que le maître, d’après la nouvelle méthode, ne forçait pas d’apprendre par cœur mais racontait d’après l’histoire sainte abrégée. J’interrogeai sur le calcul, personne ne savait rien, bien que le maître, deux heures par jour, encore selon la nouvelle méthode, leur montrât au tableau la numération jusqu’aux millions, mais sans les forcer d’apprendre par cœur. Je demandai les prières, pas un seul ne put répondre.

Cependant, tous étaient des enfants très bons, pleins de vie, d’esprit, et avides d’apprendre ! Et le pire c’est que tout cela se faisait d’après ma méthode ! Tous les procédés employés dans mon école étaient là : les lettres, écrites à la craie, apprises par tous ensemble, les syllabes épelées à haute voix, la première lecture expressive, et les récits de l’histoire sainte et l’arithmétique non appris par cœur. Mais, en même temps, l’on sentait en tout le procédé que le maître connaissait le mieux : celui d’apprendre par cœur qu’il évitait consciemment, — bien qu’il fût le seul qu’il possédât, — et employait malgré lui à d’autres sujets : il fallait apprendre par cœur non les prières mais les contes d’Erchov ; il forçait d’apprendre par cœur l’histoire sainte, non d’après le livre mais d’après son récit mal fait et sans vie. Il en était de même de l’arithmétique et des syllabes. Et il était impossible de faire entrer dans la tête de ce malheureux maître, instruit à l’Université, que tous les reproches des grossiers paysans étaient mille fois fondés, que le sacristain enseignait beaucoup mieux que lui et que, s’il voulait enseigner à lire et à écrire, il devait le faire d’après bouki, az, ba, en faisant apprendre par cœur, et que, par ce moyen, il pouvait arriver à une certaine activité pratique. Mais le maître qui avait fréquenté l’Université, selon lui, avait étudié la méthode de Iasnaïa-Poliana, qu’il voulait, on ne sait pourquoi, prendre pour modèle.

L’autre exemple, je l’ai vu à l’école primaire d’une de nos capitales. Après avoir écouté le meilleur élève de la classe moyenne qui raconta l’histoire d’Alexandre le Grand, mon compagnon et moi voulûmes partir, mais le maître nous pria de prendre connaissance d’une nouvelle méthode d’enseignement de la lecture et de l’écriture inventée par lui et qu’il se proposait de publier. « J’ai choisi huit enfants, les plus pauvres, nous dit-il, et avec eux j’ai expérimenté ma méthode. »

Nous entrâmes ; huit garçons étaient en tas.

— « À vos places ! » cria le maître avec la voix de la plus vieille méthode. Les enfants se mirent en cercle et redressèrent le corps. Pendant près d’une heure il nous raconta qu’autrefois, dans toute la capitale, on employait cette méthode phonétique, que maintenant elle n’était plus employée que dans une seule école, et qu’il voulait la rénover. Les enfants étaient toujours debout. Enfin, il prit sur la table un petit carton portant l’image d’une souris. — « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il en montrant la souris. — « Un bœuf », répondit l’enfant. — « Qu’est-ce que c’est : ssss ? » L’enfant répéta ssss. — « Et cela o, u, rrr, i, ss, ensemble, souris. » L’enfant pouvait à grand’peine nous donner ces réponses apprises par cœur. Je posai diverses questions ; personne ne savait rien sauf souris et bœuf.

Sont-ils à l’école depuis longtemps ? Le maître fait ces expériences depuis deux ans déjà. Tous les enfants ont de six à neuf ans, de vrais enfants vivants, pas des mannequins…

Quand je fis observer au maître qu’en allemand la méthode phonétique s’emploie autrement, il m’expliqua qu’en Allemagne, malheureusement, la méthode phonétique disparaît. J’essayai de le convaincre du contraire, mais lui, pour prouver son idée, m’apporta d’une pièce voisine cinq alphabets allemands des années 1830 et 1840, et non composés d’après la méthode phonétique. Nous nous tûmes et partîmes, et les huit enfants sont restés pour les expériences du maître. Cela se passait en l’automne de 1861.

Et comme ce même précepteur aurait pu bien apprendre à ces huit enfants, à lire et à écrire, en les faisant asseoir à la table, devant l’alphabet et les psaumes, et même en leur tirant un peu les cheveux, comme le lui faisait le diacre qui l’avait instruit ! Combien de pareils exemples de belle éducation selon les nouvelles méthodes peut-on trouver en notre temps riche de toutes sortes d’écoles, — sans parler des écoles du dimanche, — et qui sont pleines d’absurdités pareilles !

Et voilà un autre exemple, du contraire. Dans l’école du village ouverte le mois dernier, à la rentrée de la classe j’ai remarqué un fort garçon de quatorze ans qui, pendant que les élèves répétaient les lettres, marmottait quelque chose et souriait d’un air content de soi. Il n’était pas inscrit parmi les écoliers. Je l’ai interrogé : il connaissait toutes les lettres sauf quelques-unes, et il en avait honte. Je lui fis dire les syllabes ; il les connaissait bien. Je le fis lire : il lisait sans épeler, bien qu’il n’y crût pas lui-même. — « Où as-tu appris ? » — « Pendant l’été, quand j’étais berger, un camarade qui savait lire m’a montré. — Tu as un alphabet ? — Oui. — Qui te l’a donné ? — Je l’ai acheté. — Tu as étudié longtemps ? — Tout un été, dans le champ il m’a montré, voilà, comme ça j’ai appris. » Un autre élève de l’école de Iasnaïa-Poliana, qui avait étudié autrefois chez le sacristain, un garçon de dix ans, un jour m’amena son frère. Celui-ci, un enfant de sept ans, lisait bien et son frère lui avait appris à lire durant l’hiver, à la veillée. Je connais des exemples pareils et quiconque voudra chercher parmi le peuple en trouvera beaucoup. Alors, à quoi bon inventer de nouvelles méthodes et, coûte que coûte, abandonner bouki-az-ba et considérer que toutes les autres méthodes, sauf celle-ci, sont bonnes ? En outre, la langue et l’alphabet russes ont un grand avantage sur toutes les langues et alphabets européens, et, vu leurs différences, il faut, pour apprendre à lire et à écrire le russe, une méthode toute particulière. L’avantage de l’alphabet russe consiste en ceci : que chaque son se prononce tel qu’il s’écrit, ce qui n’existe en nulle autre langue, et qu’il n’y a pas de consonnes composées comme ch, ph, sch, etc. Ainsi quelle méthode est la meilleure pour apprendre à lire et à écrire le russe ? Ce n’est pas la nouvelle méthode phonétique ni la méthode plus ancienne des syllabes, ni celle des voyelles, celle de Zolotov. En un mot il n’y a pas de meilleure méthode. La meilleure méthode, pour un certain maître, est celle qu’il possède le mieux. Toutes les autres méthodes que le maître connaît ou invente doivent aider à l’étude commencée par une méthode quelconque.

Chaque peuple et chaque langue ont un lien principal avec une méthode quelconque. Pour connaître cette méthode il suffit de savoir quelle méthode d’instruction du peuple est la plus ancienne. Cette méthode, dans ses traits fondamentaux, sera la meilleure pour le peuple.

Et pour nous, c’est précisément la méthode des lettres, des syllabes, très imparfaite comme toute méthode mais perfectible par toutes les inventions que procurent les nouvelles méthodes.

Chaque individu, pour apprendre à lire et à écrire le plus vite possible, devrait être instruit d’une façon différente de tout autre, c’est-à-dire qu’il devrait y avoir pour chacun une méthode particulière. Ce qui est une difficulté insurmontable pour l’un, n’en est pas une pour l’autre. Un élève a une très bonne mémoire, il lui est plus facile d’apprendre par cœur les syllabes que de comprendre que la consonne n’a pas de son. Un autre comprendra mieux la méthode rationnelle phonétique ; un autre, doué d’un certain flair, s’instruit en lisant les mots entiers, saisit la loi de la composition des mots.

Le meilleur maître c’est celui qui a toujours prête l’explication de ce qui arrête l’élève. Il lui faut pour cela connaître le plus grand nombre de méthodes, avoir la capacité d’en inventer de nouvelles et, principalement, ne pas suivre une seule méthode mais être convaincu que chacune a ses avantages et que la meilleure serait celle qui pourrait obvier à toutes les difficultés que peut rencontrer l’élève. C’est-à-dire qu’il ne faut pas de méthode mais de l’art et du talent.

Chaque maître doit connaître à fond et contrôler par l’expérience la méthode élaborée par le peuple. Il doit tâcher d’apprendre le plus grand nombre de méthodes en les prenant comme moyens auxiliaires. Considérant chaque faute de l’élève comme un défaut de son enseignement, il doit tâcher de développer en soi la capacité d’inventer de nouvelles méthodes.

Chaque maître doit savoir que chaque nouvelle méthode inventée n’est qu’un degré sur lequel il faudra se placer pour aller plus loin. Il doit savoir que s’il ne le fait pas lui-même, alors un autre, en s’appropriant cette méthode et se basant sur elle, ira plus loin, et, puisque l’enseignement est un art, alors la fin et la perfection sont inaccessibles et le développement et le perfectionnement sont infinis.

  1. Ancienne épellation de l’alphabet slave.