Sur la figure principale du groupe de Laocoon
SUR
LA FIGURE PRINCIPALE DU GROUPE DE LAOCOON
Bien que M. Van Opstal, qui devoit faire l’ouverture de la conférence, n’eût fait porter dans l’Académie que la seule figure du Laocoon faite de plâtre, et d’environ dix-huit pouces de haut, sans être accompagnée de ses enfants, il ne laissa pas néanmoins d’y trouver assez de matière pour entretenir l’assemblée, et pour faire voir des beautés qu’il est difficile de rencontrer dans les autres ouvrages de sculpture.
Il fit un examen de toutes les parties de cette figure pour en montrer l’excellence. Il remarqua avec quel art le sculpteur a formé la largeur de l’estomac et des épaules dont toutes les parties sont marquées distinctement et avec tendresse. Il fit observer ses hanches relevées, ses bras nerveux, ses jambes ni trop grasses ni trop maigres, mais fermes et pleines de muscles et généralement tous les autres membres, où l’on voit que la chair et les nerfs sont exprimés avec autant de force et de douceur que dans la nature même, mais dans une belle nature.
Il dit que si l’on n’apercevoit pas dans cette statue ce contraste de membre dont les ouvriers industrieux se servent d’ordinaire pour donner une plus belle action à leurs figures, c’est à cause que, celle-ci faisant un groupe avec deux autres qui l’accompagnent dans l’original, son attitude et toute la disposition de son corps servent à faire ce contraste avec les deux autres figures qui sont à ses côtés, ce qui se connoît fort bien lorsqu’on les voit toutes trois ensemble. Il fit remarquer néanmoins qu’il y a dans les membres du Laocoon une diversité d’actions très belle et très conforme au sujet.
Il n’oublia pas de faire voir aussi les fortes expressions qui paroissent dans cette admirable figure, où non seulement la douleur est répandue sur tout le visage, mais encore dans les autres parties du corps, et même jusqu’à l’extrémité des pieds dont les doigts se retirent avec contraction.
Comme il n’y a rien dans cette statue qui ne soit formé avec un art merveilleux, tout le monde demeura d’accord qu’elle devoit être la véritable étude des peintres et des sculpteurs. Mais qu’ils ne devoient pas l’avoir simplement devant les yeux comme un modèle qui ne servît qu’à dessiner ; qu’il falloit en remarquer exactement toutes les beautés, et s’imprimer dans l’esprit une image de tout ce qu’il y a d’excellent, parce que ce n’est pas seulement la main qui doit agir lorsqu’on cherche à se perfectionner dans cet art ; mais c’est au jugement à former ces grandes idées, et à la mémoire à les conserver avec soin.
Et même, comme toutes ces fortes expressions ne se peuvent apprendre en dessinant simplement après le modèle[1], parce qu’on ne sauroit le mettre en un état où toutes les passions agissent en lui, et aussi qu’il est difficile de les copier sur les personnes même en qui elles agiroient effectivement à cause de la vitesse des mouvements de l’âme. Il est donc très important aux ouvriers d’en étudier les causes, et pour voir combien dignement on en peut représenter les effets, on peut dire que c’est à ces belles antiques qu’il faut avoir recours, puisque l’on y trouve des expressions qu’on auroit peine à dessiner sur le naturel.
Aussi de toutes les statues qui sont restées jusqu’à présent, il n’y en a point qui égale celle du Laocoon, qui se voit dans le palais du pape à Belvédère[2]. C’est un chef-d’œuvre de l’art qui a été l’admiration des siècles passés aussi bien que de celui-ci, puisque du temps de Pline[3] il étoit regardé comme l’ouvrage le plus parfait qui fût dans Rome.
Cette excellente pièce où trois des plus fameux sculpteurs de la Grèce[4] ont déployé toute leur science, et fait paroître les secrets de l’art, fut trouvée sous les ruines du palais de Vespasien ; et depuis elle a été soigneusement conservée, et a servi de modèle aux plus savants sculpteurs et aux plus excellents peintres, qui ont eu raison d’en faire une étude particulière, puisque l’on y peut apprendre la véritable manière de bien dessiner, et que, pour représenter une beauté naturelle, les contours y sont mieux exprimés que dans toutes les autres statues antiques.
Il n’y eut personne qui ne convînt que c’est sur ce modèle qu’on peut apprendre à corriger même les défauts qui se trouvent d’ordinaire dans le naturel ; car tout y paroît dans un état de perfection, et tel qu’il semble que la nature feroit tous ses ouvrages, s’il ne se rencontroit des obstacles qui l’empêchent de leur donner une forme parfaite.
On reconnut encore que ce qui a rendu si recommandable cette figure, c’est la profonde science que l’ouvrier a fait paroître à bien représenter toutes les marques qui peuvent faire connoître la haute naissance de celui dont il a voulu faire l’image ; et le véritable état où il se trouva lorsqu’il fut dévoré par ces serpents qui, sortant du sein de la mer, se jetèrent sur lui et sur ses deux enfants.
Chacun disant son avis particulier sur ce rare ouvrage, on montra que Laocoon, étant fils du roi Priam et de la reine Hécube, on ne pouvoit figurer un corps qui convînt mieux à son âge et à sa naissance.
Car ce n’est point un corps dont les nerfs et les muscles soient trop marqués et trop ressentis, et où l’on voie autant de force comme dans l’Hercule de Farnèse, parce que ce prince, qui étoit prêtre d’Apollon, n’étoit ni du tempérament d’Hercule, ni occupé à des travaux rudes et pénibles : ainsi il n’y avoit pas lieu de le représenter, ni si fort, ni si vigoureux. On ne lui a pas donné aussi les mêmes proportions qui se voient dans la figure de l’Apollon : car dans cette figure il y a une grâce et une majesté qui font voir que c’est un dieu qu’on a voulu représenter, et que tous ses membres sont plutôt composés pour figurer une beauté extraordinaire et l’image d’une divinité, que le corps d’un homme dont les parties ont plus besoin de force que de grâce pour les emplois nécessaires dans la vie.
Or c’est ce qui fut observé dans la statue du Laocoon, où l’on fit voir qu’elle représente parfaitement un homme bien fait, mais un homme déjà âgé, et un homme de qualité, de sorte qu’on peut la considérer comme un exemple accompli d’un corps naturel et d’un beau corps. Ce qui fut remarqué fort exactement dans tous ses membres, qui ne sont ni trop forts, ni trop foibles, mais où il paroît assez de muscles et assez de nerfs pour soutenir la chair, qui d’ailleurs les couvrant agréablement leur donne de la grâce, et fait qu’il n’y a point de sécheresse dans aucune des parties, qui ont pourtant un juste rapport à la complexion d’un homme déjà avancé en âge, et en qui la nature ne conserve plus cette même fraîcheur qui ne convient bien qu’aux jeunes gens.
Sa taille est belle, grande et noble. Sa tête a toutes les qualités qui représentent une personne de condition : elle est d’une forme qui approche de la rondeur ; son nez est carré, son front large, ses yeux bien fendus, sa bouche d’une moyenne grandeur ; et si les mouvements que la douleur cause sur tout son visage n’en avoient pas changé les traits, on y verroit les marques les plus belles et les plus naturelles d’un honnête homme.
Et parce que les bras longs et robustes[5], les coudes bien articulés sont les signes d’une personne de probité[6], et que les jambes fermes et nerveuses sont un témoignage de grand cœur[7], l’ouvrier qui a taillé cette figure de Laocoon n’a pas manqué de lui donner des caractères si convenables à celui qu’il a voulu représenter.
Toutes les autres parties du corps sont formées avec le même jugement, et elles font bien connoître le dessein qu’on a eu de ne pas faire une image où l’on ne vît qu’une simple expression de douleur, mais d’en faire une véritable d’une personne de haute naissance et d’un mérite particulier. Ses mains grandes, nerveuses et articulées, de même que ses pieds sont les signes d’un naturel vigoureux et d’une belle âme[8], et ses hanches relevées, sa poitrine large et ses épaules hautes sont aussi les marques d’un grand courage et d’un homme de bien.
Cependant, quoique toutes ces choses soient dignes d’être considérées, on jugea qu’il n’y avoit rien qui méritât d’être admiré comme l’expression douloureuse que le sculpteur a si doctement représentée dans tout le corps de cette figure. L’on y remarqua les effets des plus fortes passions qu’un homme est capable de ressentir, exprimées d’une manière si savante, qu’il semble que cette statue soit plutôt un corps animé qu’une figure de marbre.
Comme elle représente l’état où Laocoon se trouva lorsqu’il fut surpris avec ses enfants par des serpents qui les lièrent de nœuds si serrés qu’ils n’eurent pas le temps de s’enfuir ni la force de se défendre, il étoit nécessaire que le sculpteur fît voir les diverses passions dont ce prince malheureux fut aussitôt attaqué, et ces passions ne peuvent être figurées que par les impressions qu’elles sont capables de faire sur le corps de celui qui les ressent.
Or étant vraisemblable que l’horreur, la crainte, la tristesse, la douleur et le désespoir se saisirent tout ensemble, et dans le même moment de l’esprit de Laocoon, lorsqu’il se vit dans un état si misérable, toutes ces diverses passions devoient être exprimées dans cette figure. Et comme il est presque impossible de voir sur le naturel de si étranges effets tout à la fois, et très difficile de se les bien imaginer, il est encore plus malaisé de les bien marquer avec le ciseau. Cependant on montra comme quoi tous ces changements qui peuvent arriver dans une action si surprenante, et tous les mouvements que des passions si fortes sont capables de produire sur le corps d’un homme, sont exprimés dans cette figure d’une manière admirable.
L’on dit que les deux serpents qui se présentèrent à la vue de Laocoon et qui se jetèrent sur lui sont la première cause de toutes les passions qui semblent l’agiter, parce qu’un objet si affreux, ayant été représenté à l’âme par le moyen des esprits, qui lui font une peinture dans le cerveau de tout ce qui lui peut nuire, elle donna aussitôt un mouvement aux esprits qui servent à faire mouvoir les parties du corps dont elle a besoin pour se garantir du péril qui la menace.
Ainsi par les bras et les jambes de cette figure, il paroît qu’elle se défend des deux serpents, et qu’en les serrant de ses mains, elle tâche à s’en délivrer. Mais comme ses efforts sont inutiles, l’âme, qui est saisie de tristesse et de désespoir, imprime d’autres marques sur le visage. Et parce que c’est dans le cerveau que les esprits se remuent davantage par les divers mouvements que leur donne cette glande, qui est, selon l’opinion de quelques philosophes, le siège de l’âme, et qui les fait agir sur les nerfs en autant de manières qu’elle ressent de passions différentes, on voit que les parties du visage étant fort proches du cerveau, elles reçoivent de plus prompts changements. Car ces esprits émus et échauffés passent aussitôt des nerfs dans les muscles, et en les remplissant extraordinairement, les enflent davantage et les font raccourcir ; ce qui fait que le nez, la bouche et les sourcils se retirent, et que les yeux offensés de l’objet qu’ils voient s’élèvent en haut et se détournent.
On ajouta que ces mêmes esprits passant plus outre dans tous les nerfs et dans tous les muscles du corps, les font élever et paroître davantage à l’endroit de l’estomac, et aux parties qui sont d’ordinaire agitées par ces passions violentes, et même comme ils se répondent jusqu’à l’extrémité des pieds, on voit dans cette figure que les doigts en sont retirés et tout crochus, de sorte qu’il n’y a pas une seule partie dans tout ce corps où l’on ne reconnoisse le trouble et l’agitation qu’a pu ressentir un homme qui s’est trouvé dans un pareil état.
Pour découvrir encore ce qui fait que sur le visage et dans tous les autres membres de cette statue les nerfs et les muscles y forment les principales apparences, et pourquoi la chair y paroît retirée, et les veines même moins remplies et moins évidentes ; l’on dit que la peur et la tristesse jointes à une douleur très grande, rétrécissant les orifices du cœur, font que le sang coule plus lentement dans les veines, et que devenant plus froid et plus condensé il occupe beaucoup moins de place.
Qu’outre cela presque tout le sang du corps se retirant par la crainte aux environs du cœur, les parties qui en sont privées deviennent pâles, et la chair moins solide, particulièrement au visage, où le changement est d’autant plus visible que la peur est plus grande et plus imprévue ; qu’ainsi comme les membres manquent de chaleur par le défaut du sang, on voit que la tête de Laocoon penche sur les épaules, ce qui ne marque pas moins sa foiblesse et la douleur qu’il ressent, que l’action d’un homme accablé de misère qui veut implorer l’assistance du ciel.
Enfin cette statue est si accomplie que tout le monde demeura d’accord que c’est sur ce modèle que l’École de Rome, qui a produit tant de grands personnages, a puisé comme dans une source très pure la plus grande partie de ses belles connoissances. Et les peintres qui travailloient du temps de Raphaël et de Jules Romain, ne se lassant jamais de considérer cet ouvrage, et d’en faire leur principale étude, donnèrent lieu à Titien d’en faire une raillerie lorsqu’il fut à Rome. Car étant, comme tous les autres peintres de Lombardie, plus amoureux de la beauté du coloris que de la grandeur du dessin, et se moquant de cette affection si particulière que les peintres de Rome témoignoient avoir pour cette statue, il fit un dessin que l’on voit gravé en bois, où, sous la figure d’un singe avec ses deux petits, il représenta l’image de Laocoon. Voulant faire entendre par là que les peintres qui s’attachoient si fort à cette statue n’étoient que comme des singes, qui, au lieu de produire quelque chose d’eux-mêmes, ne faisoient qu’imiter ce que d’autres avoient fait avant eux.
Si la figure qu’on avoit exposée dans l’Académie eût été semblable à l’original, l’on eût trouvé de quoi s’entretenir plus longtemps, et avec plus de plaisir et d’utilité ; mais comme dans une si petite copie l’on n’y aperçoit qu’une foible idée des beautés qui sont dans l’original, on se contenta d’y remarquer les choses les plus apparentes, remettant à un autre temps à examiner plus amplement toutes les trois figures qui composent ce beau groupe.
L’on pria M. Mignard l’aîné de choisir dans le cabinet du Roi un tableau pour l’assemblée prochaine, ce qu’il fit en prenant un de ceux de Raphaël.
Cependant comme l’Académie se trouva occupée pendant le mois d’août à quelques affaires pressantes, l’on remit la conférence au premier samedi de septembre.
Cette conférence eut lieu dans la salle de l’Académie le samedi 2 juillet 1667. Une réduction en plâtre de la seule figure de Laocoon avait été transportée, pour la circonstance, à l’Académie. Van Opstal était âgé de soixante-dix ans lorsqu’il prononça ce discours. Félibien qui en a rédigé le texte et l’a publié est-il l’auteur des citations légèrement puériles faites d’après Polemon, Aristote et Adamantius ? Est-ce Van Opstal qui, en rappelant ces écrivains, a voulu faire preuve d’érudition ? Nous l’ignorons. Il ressort toutefois du texte qu’on vient de lire que l’orateur dut céder promptement la parole à ses confrères de l’Académie et qu’un entretien général remplaça le discours proprement dit du conférencier. C’est du moins ce qui semble résulter de l’absence de plan et des répétitions dont Félibien, malgré son goût, a laissé subsister la trace.
L’histoire du groupe de Laocoon n’est plus à faire. Pline en a nommé les auteurs : Agesandre, Polydore et Athénodore.
Il avait vu cet ouvrage sur le mont Esquilin et l’avait décrit. C’est au même lieu, on le sait, dans les ruines du palais de Titus, non loin de ses thermes, que fut découvert en 1506, sous le pontificat de Jules II, le groupe des sculpteurs rhodiens. Au moment où Van Opstal faisait de cet antique remarquable le sujet d’une conférence, l’œuvre originale était à Rome. Depuis lors, le Louvre lui a servi d’abri pendant environ quinze années. À la chute de l’Empire, le groupe de Laocoon reprit le chemin du Vatican.
Lors de la découverte du marbre, le bras droit du père et deux bras des enfants manquaient. Un moulage fut pris sur l’œuvre mutilée. Au XVIIe siècle, François Girardon entreprit de compléter le groupe en ajoutant à l’épreuve en plâtre les parties dont elle était privée. Lorsque le marbre fut apporté à Paris, en vertu du traité de Tolentino, une salle de la galerie des Antiques du musée Napoléon, ouverte le 18 brumaire an IX (9 novembre 1800), prit le nom de « Salle du Laocoon » et Ennius-Quirinus Visconti, dans sa Notice des Antiques, s’exprime ainsi : « Le groupe est composé de cinq blocs si artistement réunis, que Pline l’a cru d’un seul. Le bras droit du père et deux bras des enfants manquent ; sans doute un jour on les exécutera en marbre ; mais provisoirement on les a suppléés par des bras moulés sur le groupe en plâtre, restauré par Girardon, qui se voit dans la salle d’école de peinture »[9]. Clarac nous apprend que, de retour à Rome, le groupe a repris des restaurations en stuc, qui sont l’œuvre du Bernin[10].
- ↑ C’est-à-dire un homme qui sert de modèle dans les académies.
- ↑ Bien que ce membre de phrase se trouve reproduit dans diverses éditions de Félibien, nous devons croire à une faute d’impression. Félibien ne pouvait ignorer que le Laocoon n’a pas été placé à Belvédère de la province de Cosenza ou de la province d’Ancône, mais bien au Vatican, dans le pavillon du Belvédère élevé par Bramante.
- ↑ Pline, liv. XXXVI, chap. v.
- ↑ Agesander, Polydore et Athénodore.
- ↑ Polemon.
- ↑ Adamantius.
- ↑ Aristote.
- ↑ Adamantius.
- ↑ Notice des statues, bustes et bas-reliefs de la Galerie des Antiques, p. 91, édition de 1810.
- ↑ Musée de sculpture antique et moderne, V, p. 75.
- ↑ Note Wikisource : cette illustration ne fait pas partie de l’ouvrage ici transcrit.