Sur le Christ porté au tombeau, par Titien

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PHILIPPE DE CHAMPAIGNE
PEINTRE
(1602-1674)

SUR
LE CHRIST PORTÉ AU TOMBEAU
Par TITIEN


SOMMAIRE : Description du tableau. — Titien l’a peint à l’époque de sa maturité. — De la figure du Christ. — Pesanteur des membres. — Des muscles dans un corps privé de vie. — Composition. — La tête du Christ voilée d’ombre. — Contraste. — Saint Jean et les deux disciples. — La Vierge. — Marie-Madeleine. — Analyse des sentiments exprimés par chaque personnage. — Gamme des couleurs. — Distribution de la lumière. — Objections. — Critique du visage du Christ et de la tête de saint Jean. — Titien n’a pas également possédé toutes les qualités qui font l’artiste. — Il est maître dans la science des couleurs. — Opinion de l’Académie. — La Vierge, Madeleine et saint Jean, objets d’un dernier éloge. — Van Opstal.



Le Transport du Christ vers le tombeau, par Titien (Louvre)[w 1]


Dans le tableau qu’on a pris pour sujet de cette conférence, Titien a peint, sur une toile de quatre pieds et demi de haut et de six pieds et demi de large, le corps de Notre Seigneur que saint Jean, Nicodème et Joseph d’Arimathie portent au tombeau, accompagnés de la Vierge et de la Madeleine.

M. de Champaigne l’aîné, qui avoit été nommé pour en faire voir les beautés, dit qu’il ne faisoit pas de doute que ce tableau ne fût de la propre main de Titien, et un des plus beaux et des mieux conservés qui se voient de cet excellent homme ; qu’il est peint avec tant d’art et de feu qu’on peut aisément juger que ce grand peintre l’a fait dans la vigueur de son âge, et lorsqu’il avoit encore la main fort libre et l’esprit rempli des plus belles lumières dont il a été éclairé.

Qu’il y a dans cet ouvrage plusieurs parties qui mériteroient bien d’être examinées, mais que, laissant à part celles de l’ordonnance et du dessin, il s’arrêteroit seulement à l’expression des figures, et à remarquer de quelle sorte Titien s’est conduit dans la distribution des couleurs et des lumières, en quoi on peut dire qu’il a excellé et même surpassé les autres peintres.

Comme la figure du Christ est la principale du tableau, et à laquelle toutes les autres ont relation, M. de Champaigne fit voir que tout ce qui devoit paroître dans un corps mort se rencontre parfaitement peint dans celui-ci ; qu’on y voit une chute et une pesanteur dans tous les membres, que la privation du sang et de la vie rendent pâles et livides, en sorte que la chair et les veines, les muscles et les nerfs, qui dans un corps vivant marquent de la fermeté et de la rondeur, paroissent dans celui-ci mous, enfoncés et aplatis.

Il fit remarquer ensuite de quelle manière le corps du Christ est disposé dans ce tableau. Que, les jambes et les pieds se présentant les premiers, et la tête et les épaules étant plus éloignées, Titien a supposé que l’ombre d’un de ceux qui portent ce corps en couvre une partie, et particulièrement le visage, afin de faire fuir la tête et avancer les jambes ; pour imprimer davantage sur ce corps les marques de la mort, dont l’ombre et les ténèbres sont une véritable image ; et pour faire en sorte que dans l’obscurité des couleurs on y vît moins la face adorable du Sauveur du monde qui ne paroît plus avec ces beautés, qui le faisoient considérer durant sa vie comme le plus beau de tous les hommes.

Il fit observer que si ce corps ressemble bien à un corps dépourvu de sang et de vie, les figures qui le portent font voir par leurs actions et par la couleur de leur chair combien elles sont animées, et la peine qu’elles ont à soutenir la pesanteur de ce corps.

Saint Jean est derrière qui le lève par-dessous les épaules, et les deux autres disciples sont aux deux côtés qui soutiennent le reste ; il y a un de ces disciples dont le vêtement est d’une laque fort claire et fort vive ; mais, comme cet habit est retroussé, on en voit la doublure qui est de couleurs changeantes de vert et de rouge. Cette figure a une espèce d’écharpe sur les épaules, qui est de ces étoffes de coton blanc rayé de bleu.

Pour l’autre figure qui tient les pieds du Christ, et qui porte ombre sur son corps, elle est vêtue de vert. La Vierge est couverte d’un manteau bleu, et, bien qu’elle ne soit vue que de profil, on ne laisse pas de remarquer sur son visage les effets d’une douleur excessive.

La Madeleine est agitée de deux passions violentes qui la font souffrir avec beaucoup d’effort ; car il paroît qu’elle ressent dans le fond de son âme une vive douleur de la mort du Sauveur qu’elle regarde avec des yeux où tout ce qu’elle a de vie semble être ramassé, comme si son âme vouloit sortir par là pour suivre dans le sépulcre ce divin objet de son amour. Mais la tendresse et la compassion qu’elle a pour la mère de cet époux bien-aimé la retiennent auprès d’elle, afin de l’assister, de sorte que si elle suit et accompagne des yeux et de l’esprit le corps que l’on porte au tombeau, l’on voit que d’ailleurs elle est attachée auprès de cette mère affligée qu’elle embrasse et qu’elle soutient, craignant qu’elle ne tombe de foiblesse.

Les sentiments de saint Jean étant semblables à ceux de la Madeleine, on connoît bien à la tristesse qui est peinte sur son visage qu’il a le cœur percé d’une pareille douleur. Il est fort occupé à porter le corps de son divin Maître ; cependant il détourne ses yeux pour regarder la Vierge, dont les maux augmentent encore les siens et lui causent une nouvelle affliction.

Il ne paroit pas sur les visages de Nicodème et de Joseph d’Arimathie une douleur si violente ; aussi n’avoient-ils pas reçu de ce divin Sauveur de si forts témoignages d’amour et de tendresse comme saint Jean et la Madeleine. Toutefois on ne laisse pas de voir en eux beaucoup de tristesse, et l’on remarque que c’est avec un zèle et une affection pleine de respect qu’ils tâchent de rendre à ce corps les derniers devoirs de la sépulture.

M. de Champaigne fit encore plusieurs remarques sur les autres parties de ce tableau, s’arrêtant à cette beauté de teintes qui paroît dans les carnations, à ces dispositions de couleurs si bien mises les unes auprès des autres dans les draperies, soit pour faire enfoncer les parties les plus reculées, soit pour faire avancer les plus proches, et encore pour produire cette douceur et cette union qui est si admirable dans les œuvres de ce peintre.

Il montra l’artifice dont il s’est servi pour mieux faire paroître les jours et les ombres ; et l’Académie, faisant voir certaines échappées de lumières et certains éclats dans le ciel qui sont auprès du saint Jean et aux environs de la tête et des bras du Christ, et qui, étant d’une teinte obscure, font davantage paroître la lumière du ciel et la force du jour, fit considérer que cette clarté, qui vraisemblablement doit s’approcher davantage et venir frapper les yeux, est néanmoins si bien mise en sa place, que les autres corps plus bruns ne laissent pas de s’avancer, et que ces jours demeurent derrière dans leur lieu naturel. D’où l’on peut apprendre que, quand les couleurs sont bien traitées, le clair et le brun demeurent tantôt loin et tantôt proche, et que c’est la manière de disposer le sujet, les jours et les ombres, qui contribue encore à la force et à l’affoiblissement des couleurs, et qui sert beaucoup à faire fuir ou avancer les corps.

Enfin chacun demeura d’accord que, pour ce qui regarde cette partie de la peinture, Titien est celui qu’on doit imiter ; et que dans ses tableaux il faut particulièrement considérer de quelle sorte il ménage la force des couleurs pour faire que les ombres et les demi-teintes des unes fassent davantage paroître les grands clairs des autres, mais surtout avec quelle industrie il sait si bien relever l’éclat des lumières, et en faire la plus grande beauté de son tableau, sans néanmoins qu’une partie efface les autres, ni qu’une couleur bien vive diminue celles qui le sont moins.

Quelques-uns voulurent examiner dans cet ouvrage les parties du dessin où ils trouvoient à redire, particulièrement dans la figure de saint Jean et dans celle du Christ. Ils montraient que l’une étoit trop petite, et l’autre trop grande à proportion des autres figures, et blâmoient Titien d’avoir représenté dans une obscurité si grande la tête du Christ, et la moitié de son corps qui vraisemblablement devoit être la figure la plus éclairée, et qui parût davantage, puisque c’est le principal objet qu’on doit considérer dans ce tableau.

Mais l’Académie déclara que, comme Titien n’avoit pas également possédé toutes les parties de la peinture, il falloit s’arrêter à celle où il avoit excellé, et dont M. de Champaigne avoit fort bien su faire le discernement ; et, ajoutant ses avis à tout ce qu’il avoit remarqué, elle dit que l’on devoit donc principalement admirer dans cet ouvrage l’artifice des couleurs et en considérer la belle harmonie. Que cette harmonie ne procédoit que de leur arrangement ; qu’ainsi il falloit remarquer que si Titien a vêtu de laque un de ceux qui portent le corps mort, c’est pour faire paroitre ce corps plus pâle et plus défait, et pour en faire fuir la tête et les épaules. Et parce que les jambes du Christ sont éclairées, il a donné à l’autre figure qui les soutient un vêtement vert brun pour leur servir de fond.

Qu’il falloit encore observer la différence qu’il y a entre la carnation de ce corps et celle des disciples qui le soutiennent, que Titien a exprès tenu d’une couleur plus forte et plus rouge ; et que ce linceul qui enveloppe les pieds et les cuisses sert, par sa blancheur, à les faire paroitre d’une couleur plus éteinte et plus morte, et à les faire sortir hors du tableau. Mais surtout qu’on devoit prendre garde comme ce peintre passe d’une couleur à une autre avec une douceur et une tendresse admirable ; car entre cet habit vert et le manteau bleu de la Vierge, on voit le vêtement de la Madeleine qui est jaune, mais dont les bruns sont rompus, et tiennent des différentes couleurs qui l’environnent et ainsi une couleur ne tombe pas tout d’un coup du vert au bleu, ni du vert au jaune ; car, bien que la manche de la Madeleine soit d’un jaune fort vif et proche de l’habit vert de Nicodème, Titien a bien su séparer ces deux couleurs en retroussant la manche de Nicodème contre le jaune, et faire que de l’ombre des unes l’on passe à l’ombre des autres en sorte que les couleurs vives ne tranchent pas sur celles qui ont autant de vivacité, ou qui sont autant éclairées, observant toujours cette maxime qui lui a été particulière de faire de grandes masses de brun et de grandes masses de clair.

C’est encore pour conserver cette même harmonie de couleurs et cette belle union de teintes que saint Jean est vêtu d’un manteau rouge, relevé d’un peu de jaune sur les clairs. Car ainsi il s’accorde fort bien avec l’habit vert de Nicodème ; Il s’unit agréablement à la robe de Madeleine et ne s’éloigne pas du vêtement rouge de Joseph d’Arimathie, et de plus il sert à faire paroître davantage le bras du Christ qui passe par-dessus.

La robe bleue de la Vierge est même rompue dans les ombres avec un peu de rouge. Et l’on voit que toutes les extrémités des corps tiennent toujours quelque chose de ce qui leur sert de fond.

Quant à l’expression des visages, l’Académie ajouta encore à tout ce qu’avoit dit M. de Champaigne, qu’il falloit regarder que pour faire paroître dans la figure de la Vierge cette forte douleur et cet amour extrême qui ne la rend pas abattue et retirée en elle-même, comme il arrive d’ordinaire dans les autres afflictions, mais qui la fait agir plus qu’elle ne peut pour suivre d’esprit et de corps son cher fils qu’elle voit porter au tombeau, il falloit, dis-je, regarder que tous les traits de son visage suivent en apparence l’objet qui la tient attachée : car ses yeux semblent sortir, ses sourcils avancer et son nez et sa bouche s’allonger, comme s’ils étoient attirés par ce corps mort.

La Madeleine porte aussi des marques visibles de la douleur dont elle est touchée. On les voit principalement dans ses sourcils abaissés, et qui lui couvrent les yeux à demi, dans ses cheveux négligés et tombant sur ses épaules, et enfin dans son action qui n’a pour objet que ce divin Corps que l’on porte au tombeau.

Saint Jean a aussi les yeux battus et rouges de douleur ; mais le déplaisir de voir la Vierge affligée paroît encore sur son front par certains plis que forment ses sourcils en s’approchant l’un de l’autre, et en se relevant par les deux extrémités.

Après que l’Académie eut fait toutes ces remarques particulières, on délibéra du sujet dont l’on devoit traiter dans l’assemblée suivante. Et M. Van Opstal ayant été prié de donner ses avis sur quelque ouvrage de sculpture, il choisit la figure du Laocoon.

COMMENTAIRE


Cette conférence eut lieu le samedi 4 juin 1667 dans le cabinet des Tableaux du Roi où s’était assemblée l’Académie. Félibien l’a rédigée et en a publié le texte.

Le tableau de Titien analysé par Philippe de Champaigne est au Louvre[1]. Il provient de la collection de Louis XIV.

  1. No 465 du catalogue de Frédéric Villot, édition de 1873.
  1. Note Wikisource : cette illustration ne fait pas partie de l’ouvrage ici transcrit (voir la notice du tableau dans la base des collections du Louvre).