Sur la mort de mon frère/12

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Émile-Paul frères (p. 88-95).


La sainte lâcheté de la vie


Pas un de nous ne croit à la mort. Pas un homme n’en est sûr, avant d’en avoir été frappé. Avant d’y être scellé, pas un qui y pense plus de quelques instants. La mort passe, comme l’obus dans le ciel d’une ville assiégée ; elle n’est pas pour nous, à moins que la bombe ne tombe sur notre tête, ou dans la rue, à deux pas ; alors, on se jette contre terre, et l’on attend qu’elle frappe : pour qui cet éclat ? dans le ventre du voisin ? dans le crâne de mon fils, ou dans mon cœur, à moi ?

La vie n’a que deux antennes pour tâter la mort qui l’épouvante, et qui stupéfie sa croyance : l’extrême amour, et la passion de la beauté. La méditation de la beauté et la vue de la mort ont des profondeurs mitoyennes : c’est dans les régions du total amour, soit qu’il délire, soit qu’il perde son sang par quelque incurable blessure. L’excès de la vie fait l’excès de la mort. Nous avons ainsi nos deux palpes de peur.

La pensée de l’homme abhorre la mort, comme tous ses sens y répugnent. Les hommes aiment peu ; ils se préfèrent toujours chacun à tout : c’est afin de vivre et de se dérober à la mort. Le grand amour est le profond connaisseur de la mort. Dans ce bref délire, commun à tous les êtres, les hommes, d’un coup de foudre, s’ébranlent sur la mort, et d’un autre coup s’en relèvent. Ils y tombent, le temps d’une étincelle ; ils ne s’y tiennent pas. Le vague pressentiment de donner vie pour vie les rassemble, les sauve et les rend chacun à soi-même. Moins la fièvre du désir, que l’amour est rare : chaque homme, toutes ses heures d’amour ensemble ne font pas un seul jour. Le grand amour, c’est la tendresse perpétuelle qui croît à raison de ce qu’elle dure.


Tous fuient donc la mort. C’est pourquoi tous l’honorent. Et tous se cachent d’elle ; tous l’écartent avec un souci tremblant. Quand il faut en affronter l’image, ils la griment et la fardent.

Les pauvres morts sont bannis ; on les met au loin, tous ensemble. On les ensevelit ; on les cache sous la terre. On les écrase de pierres et de fleurs ; on les plante d’arbres verts. On marche sur eux, même à genoux. On les enfonce à l’écart de ce que nous sommes, leurs fils, leurs amants ou leurs frères. Cet immense respect est fait d’une immense terreur.

Si la pitié était la plus forte, chacun garderait ses morts. Chaque maison aurait son enclos ; et son enfeu, chaque foyer. Les seules sépultures communes, on les demanderait aux jardins, aux parcs, aux forêts ; un arbre pour un mort, un couvert de hêtres, un pré. Mais non : l’État veille avec les lois ; l’État, qui est le tuteur de la vie commune ; et les lois, qui sont jalouses, justement, de voiler la mort. C’est la vilenie sacrée, la sainte lâcheté de la vie ; capable de tout moins de ne pas connaître qu’elle. Condamnée, comme elle est, dans chaque membre, elle se défend dans la somme : elle sacrifie un à un tous ceux qui l’honorent le plus, pour sauver le nombre immense : car elle ne s’honore que du total. Viens tel jour où notre cœur s’indigne de cette vile arithmétique. Que me fait toute la somme ? La vie ne veut rien que ce qui dure ? — Mais qu’est-ce qui dure sans moi ? Rien ne portait une âme de durée égale à mon amour.


Nous qui sommes dans le néant, nous connaissons seuls la mort : elle ne nous y rend pas ; elle nous prend par le cou, et nous fait voir que nous y sommes.

Je l’ai pressentie dans toute sa puissance, parce que l’amour était en moi et le désir de la beauté. Et moi-même, pourtant, j’ai pu vivre comme si la mort ne me guettait pas ; bien plus, comme si elle n’avait pas marqué, entre les millions de créatures, celle qui m’était unique et préférable à toutes. J’avais été déchiré, déjà ; j’ai cru périr ; mais il me restait ce que je n’imaginais pas pouvoir jamais perdre. Et j’ai vécu ; j’ai cédé, moi aussi, à la sainte lâcheté de la vie. Puis donc, j’ai été frappé, une autre fois, dans tout ce qui me reste. J’ai vu la mort, comme si je ne l’avais jamais vue. Elle ne m’est pas révélée : elle me révèle à moi-même. Quoi ? le monde continue ; tout est tel ; et moi, j’ai tout perdu. Je finis, moi-même, de me perdre. Et tout est tel. L’atrocité sereine du néant, voilà l’espace où tourbillonnent ces étincelles, les mondes de notre action, la sphère de nos cœurs, tous ces vains atomes.

Qui voit la mort dans sa plénitude, il n’a que trois partis : Mourir. Ou croire à la cause qui donne, qui ôte et qui rend la vie. Ou créer à son image, en attendant la mort, l’ombre de la vie. Trois partis, dont pas un n’est au choix de l’homme : il ne choisit pas celui qu’il veut suivre ; il suit celui pour lequel il a été choisi. La plupart des hommes se donnent l’illusion d’être, et de se poursuivre dans leurs enfants : heureux sont-ils, — cette foi de la chair leur demeure. Les autres n’ont qu’à se tuer, ou se mettre à genoux, cherchant leur Père, et l’implorant s’ils l’ont trouvé.

Ou bien, plus malheureux que tous, sachant la vanité de ce qu’ils font, en l’oubliant un peu du temps qu’ils sont à le faire, ils s’enivrent d’une création, où le rêve de la vie lui-même fait un rêve. Voilà la force puérile de l’art. Les plus grandes œuvres sont les plus douloureuses, et par là peut-être les plus vaines. C’est le culte, où la sainte lâcheté de la vie nous condamne, jusqu’à l’heure de payer ce répit de notre tête.