Sur la mort de mon frère/11

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Émile-Paul frères (p. 80-87).


La rencontre


Vide de larmes, comme un blessé se croit vide de sang, je ne savais que faire, las et fiévreux. Je n’aurais pas su dire quelle était l’heure. L’ennui du cœur, qui étouffe l’action, jette sur la vie un manteau de sable : ainsi on jette de la terre sur un trop vaste incendie.

Je quittai ma maison, où rien ne me retient plus. J’hésitais dans l’escalier sombre. Le désir de rentrer me prenait avant d’être parti. Comme il arrive à ceux que le chagrin travaille, ils n’envient que ce qu’ils ne font pas ; et, dès qu’il faut agir, chaque désir les quitte. Les murs déserts semblaient me repousser ; je sentais peser sur ma tête le sommeil de la maison vide. Je sortis donc, doucement ; et, comme je fermais la porte, je pensai qu’une ombre intérieure l’avait soudain poussée sur moi.

Je sortis ; et j’errais sous le ciel gris, dans la Ville immense.

C’était la tristesse de l’aube, eût-on dit. Pourtant, il ne faisait pas froid. Le livide frisson de la première heure est celui de Lazare, lorsque, à l’appel de son Seigneur, il remue dans le linceul. Et ainsi, dans les transes de l’aube, la nature en travail sourit à sa souffrance : car elle y a l’espoir de la Résurrection. Mais ce jour douteux était tiède ; l’air sans morsure enveloppait la tristesse, tel on entoure un blessé de charpie. Une odeur fade traînait partout, pénétrante et cruelle. La senteur des feuilles mortes se mêlait à l’ether flottant des pommes pourries. Il faisait doux marcher dans cette ville. À mesure que j’avançais, pourtant, j’étais plus accablé de fatigue.

J’allais par les hauts quartiers, à ce qu’il me semble. J’avais tourné le dos à ma rue déserte, pour d’autres rues pleines de gens. La foule, partout ; le va et vient des fourmis. Foule dans les places bordées de maisons grises ; foule, le long des ruelles ; la foule en tous sens. Et je m’étonnais que toutes ces rues fussent si étroites. Quoi ? pas une large avenue ? pas un boulevard planté d’arbres ? On étouffe par des rues si longues, pressées de si près par les côtes des murs, et presque toutes tortueuses.

Que l’air était lourd, en dépit de l’automne, dans ces quartiers maçonnés comme des alvéoles. Toutes les rues en pente paraissaient descendre et tomber dans le fleuve. Sans se mêler, la foule des passants se croisait dans un sage désordre, suivant un rythme qu’on ne discernait pas d’abord : on les eût pris, trame et chaîne, pour les fils sans nombre, que la terre tisserande croise sur son colossal métier. Mais à la fin j’aperçus qu’à moins de s’agiter sur place, tous s’en allaient à la descente.

Pas un, ici, qui me fût connu. Vivais-je depuis vingt ans dans cette ville, sans avoir visité ces quartiers ? Je me le reprochais, tant ma fatigue accrue, maintenant, me gagnait l’âme, l’âme lourde à tomber. Ici, je craignais de reconnaître quelqu’un, et pourtant je l’eusse souhaité. J’étais dans cette foule, comme une seule voile sur le vaste océan. Tous les passants me coudoyaient ; ils rasaient les murs ; ils me poussaient sur la chaussée et ne me regardaient pas.

Au plus fort de ma peine, et comme je tremblais d’être emporté par le flot, au coin d’une rue plus large que les autres, je vis, ah ! je vis, Celui que j’ai perdu et que rien n’a pu me rendre.

Il était vêtu avec soin, selon sa coutume. Grand et fin dans ses habits de couleur sombre, il marchait de ce pas calme et svelte, que je connais si bien. Et je reconnus aussi le cher visage. Il avait toute la force de la vie, avec plus de douceur encore. Je frémis de crainte et de tendresse ; mais je n’en dis rien, sachant qu’il fallait n’en rien dire. Et comme si je ne l’avais pas quitté, je demandais :

— Doux frère, — ha, mon cœur se fondait dans le délice de redire le mot : frère ; — doux frère, pourquoi se hâtent-ils tant ? Tous, ils courent à la descente. Ils m’ont heurté du coude, et pas un ne m’a regardé seulement.

— Ils se hâtent, parce que la nuit est sur sa fin.

— C’était donc l’aube ? Je suis sorti, pourtant, au crépuscule.

Il sourit : — Il s’est passé du temps, depuis. Ils se hâtent, dans un désir sans borne de voir lever l’aurore sur le fleuve, ô mon frère.

— Sur le fleuve, doux frère, l’aurore est-elle donc si belle ? Elle ne l’est plus, ici.

— Le fleuve est si pur !… un lac de lumière, dans toute la profondeur. Ils courent s’y baigner, pour transparaître à la clarté, eux aussi, dans leur vérité première. Ils vont s’y laver de toutes les souillures qu’ils ont prises, pour leur péché, jusque dans la complaisance qu’ils mirent à se souiller. Car ils ont payé leur faute en même temps qu’ils la commirent. Je te l’avais déjà dit, autrefois, mon frère. Voilà pourquoi ils se précipitent. Ils ont soif de ces candides profondeurs.

— Tu l’as eue de tout temps, toi, doux frère. Je t’ai vu boire au fleuve.

— Je m’y suis tout trempé, depuis.

— L’implacable douleur, la puissance des cendres, qui vient à bout du feu pur et du soleil même avec le temps, n’aurait pas pu corrompre ta candeur. Mais moi, elle me dévore.

— Tiens bon ; tu pourvoiras à la flamme.

— Oh, vas-tu donc me quitter ? Ne me laisse pas ici, je t’en supplie.

Il sourit encore, et me prit par la main.

— Viens, dit-il. Nous irons ensemble.

— Où me mènes-tu ?

— Va devant toi. Je ne te quitte point : c’est moi qui te suis.