Sur la mort de mon frère/27

La bibliothèque libre.
Émile-Paul frères (p. 191-195).


Ceux qui passent


Au crépuscule.


J’ai été dans le village d’hiver, à l’heure où l’été même se recueille et cherche la pensée du jour sur le miroir du silence. J’allais, comme je fais désormais, sans dessein, sans désir, marchant comme l’herbe pousse, parce qu’il le faut enfin, et que le pas brutal du temps me talonne. Ainsi lassé, blessé de la tête aux pieds, j’allais par le village vêtu d’ombre, au bord du fleuve.

Je m’étais cru, jadis, le plus solitaire des hommes. Mais je ne me sentais pas encore perdu dans la solitude, comme depuis. Une tendresse sans bornes m’accompagnait alors, où que je fusse ; et sans que je la visse, je l’avais, partout à ma droite, chère présence. L’effroi de mon destin m’accompagne, maintenant. Bien plus que seul, je me sens étranger à moi-même. Je suis l’absent, d’une éternelle absence. Je ne suis plus seul : je suis l’ombre de celui qui est seul. Ainsi, je me suis tristement moi-même, tandis que je marche ; et c’est mon ombre qui m’accompagne.

Les lampes ne s’allument pas encore dans le village d’hiver… La lueur plus chaude des feux dans l’âtre brillait doucement, çà et là, aux vitres et sous les portes. Elle parlait des enfants qui rentrent de l’école, et qui mangent une pomme devant le feu, tandis que les vieux offrent leurs mains ouvertes à la flamme, pareilles aux pattes roides de la poule qu’on fait flamber. Elle disait encore la mère qui allaite, et la petite sœur qui rit de voir le nourrisson si rouge ; et la soupe qui commence de fumer dans la marmite ; et, quand le rire des enfants tombe, le silence qui se fait tout d’un coup, et le murmure du tison qui s’écroule, semblable à la fuite d’une ancienne pensée.

L’air brumeux du crépuscule est un gel suspendu sur le fleuve. Entre les branches nues du bois, j’ai cru voir des corbeaux au vol ivre, qui lourdement titube. L’heure obscure, qui va plus vite que les autres, se précipite sans bruit. Et là-bas, des lampes s’allument. La terre est dure. Il gèle dans les ornières ; la glace, parmi les feuilles mortes, sur les berges de la route, sinue, et s’étale comme du lait répandu.

Des chants, tout à coup, des chants proches et doux. À demi voix, des hommes et des femmes berçaient un air lent et triste. J’ai cru que des obsèques venaient vers moi. Je me suis arrêté un moment, pour attendre ces étranges funérailles. Car pourquoi pas ?

Mais le village d’hiver n’est pas un cimetière. Il ne m’a pas préparé de cortège, du moins ce soir. Quelques lanternes chinoises, au bout d’une canne, viennent à ma rencontre. Ils passent. Cinq ou six couples amoureux s’en vont sans hâte, qui sait où, aux sons d’un chant mélancolique. Ils s’éloignent : rouges et bleues, jaunes, noires, les lanternes disparaissent dans l’obscurité.

Ils ont passé. Le doux air triste bat de l’aile, un instant encore. Ils chantent leur propre fin. Mais, moi seul, je pleure. Pas une étoile. Une croix noire sur le chemin.