Sur la mort de mon frère/28

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Émile-Paul frères (p. 196-200).


La douleur dissonance à la vie


La grande douleur nous condamne à l’exil. Plus je souffre, plus je m’éloigne de tout. Comment ne me quitterait-on pas ? Je me quitte. Pour guérir mon mal, et plus encore pour ne pas le prendre, on fait le silence sur lui ; on le fait autour de moi. Tous fuient la souffrance. Point d’infirmiers pour les maux de l’âme : ils finiraient par haïr leurs malades.

La grande douleur n’a de sens que pour celui qui l’éprouve. Les autres s’en défient ; elle leur pèse, et ils en ont peur, peut-être. Ils y découvrent un pays de la soif, où ils ne veulent pas entrer. Ils se refusent à faire ce voyage. Vivre pour soi, ne s’attacher à rien : c’est la sagesse. C’est l’antique renoncement à l’amour. Qui ne se console pas, il aime. La vie ne veut point d’un amour qui peut préférer son objet à la vie même.

Bien peu sont si blessés dans leur amour, qu’il ne leur soit pas précieux d’y survivre. Ils s’en vont donc en exil. Les autres, une trop grande douleur les offense. On n’envie que la joie ; mais on tire vanité de la douleur, tant elle est le fond de la nature humaine. Trop de douleur offense : c’est la seule grandeur où les hommes ne veulent pas prétendre, vu le prix qu’il en coûte. Et trop de douleur étonne aussi : par sa seule présence, la victime menace les témoins : pourquoi tant souffrir ? ne sommes-nous pas là, nous qui souffrons si peu ? faudra-t-il en venir là aussi ? — Trop de douleur enfin leur fait tort ; ils ne peuvent plus se divertir, l’âme du véritable amour s’y découvre : c’est l’amour qui fait la grande douleur ; et les autres se disent qu’à aimer de la sorte, il n’y a plus moyen de vivre.


Les meilleurs sont jaloux d’une grande douleur qui leur résiste, parce qu’ils l’ont été de la consoler. Les passions effraient. Tout aspect éternel incommode le cœur des éphémères. Pour se distraire, ils recherchent les émotions ; et ils s’écartent des plus fortes, comme d’un précipice. Les abîmes du cœur ni ceux de la montagne ne se peuvent longer sans vertige.

Celui qui souffre à l’excès ne trouve plus personne à qui parler. Qui sera au ton ? Je ne voudrais pas que mes amis s’y missent. Ils ne pourraient ; c’est pourquoi ils se taisent. Et moi aussi, je me tais. Comment leur parler de Celui que je n’ai plus ? Que m’en diraient-ils, qui ne soit trop au-dessous de mon sentiment ? Vais-je leur souhaiter d’avoir tout perdu ?

Je veux me cacher de mes plus chers témoins. Pour ceux qui ne pleurent pas, les larmes sont un spectacle. J’ai honte, à la fin, de mes larmes. On ne doit point communiquer ses douleurs mortelles : car, au fond de soi-même, chaque homme se dérobe à celles des autres. Il me faut donc partir pour l’exil de la solitude, où l’excès de ma peine me relègue. Je fuirai moi-même ceux qui me fuient.


L’accord dissonant de la douleur et de la vie, la mort l’a posé, et il n’y a que la mort pour le résoudre.