Sur la mort de mon frère/29

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Émile-Paul frères (p. 201-208).


Rêve de l’unique consolation


Il neige dans la nuit. La neige tombe sur la mer. Une immense désolation aggrave les pesantes ténèbres. La forêt funéraire du ciel noir secoue sur les flots noirs ses feuilles blêmes. Il neige sur la rade obscure. Les quais sont déserts. Mais, comme au temps d’une guerre, dans l’avant-port, contre le môle, de longs bateaux en partance, un à un, larguent leurs amarres. On entend le cœur des hélices qui bat, et le souffle de la machine. La fumée s’élève à la rencontre des flocons comme une neige qui remonte ; et les torpilleurs filent dans la passe, ils fusent, obus géants, au ras de l’eau. Un profond silence enveloppe le départ nocturne ; la manœuvre semble plus sûre et plus rapide d’être sans bruit. Le grincement des chaînes, le cliquetis du fer et de l’acier s’étouffent amortis dans l’ouate de la neige. Sur les dalles du port, je n’ai vu personne. Entre les fins bateaux de guerre, fiévreux d’un pressentiment, j’en cherche un où je dois me rendre. Je vais de l’un à l’autre, sous la neige ; et dans ma hâte, je ne trouve pas. La peur d’être en retard me talonne ; personne pour me mettre sur le chemin. Je n’ai vu qu’un marin, la face cachée dans son suroît ; il m’a dit, brusquement : « Plus loin, plus loin ! » et il a disparu aussitôt. Enfin j’y suis, je pense : l’œil rouge d’un fanal, un autre feu masqué, une échelle à la coupée, la coque longue, aiguë et noire… Mais un matelot, dans l’ombre, m’arrête : « Il n’est plus ici, depuis quinze jours, » fait-il. — « Quoi ? déjà quinze jours ? » — « Oui. Il est parti. Allez de bord en bord ; vous saurez où Il est, peut-être. On vous parlera de lui. » Le désespoir me prend : Il est parti ? depuis déjà quinze jours ? ou quinze jours à peine ? Ne le savais-je pas ? Déjà plus d’un siècle, ou pas une heure ? Ces temps d’hiver sont obscurs. Ici, la nuit est un jour de veille, et le jour une nuit. Sur l’immense obscurité tombe toujours la neige. La mer clapote. Et voici que je Le vois près de moi, Lui, Lui-même !


Il est grave et doux. Il est brun, hâlé et beau dans ses blancs habits d’uniforme, comme en été. Il a maigri. Lui, lui-même près de moi ! Et moi, près de Lui !…

— Ne te donne pas tant de mal, me dit-il, mon frère chéri. Ne me cherche plus. J’ai pris le plus lourd pour moi. N’essaie pas de soulever ce fardeau : je l’ai reçu ; j’ai les forces de le soutenir.

— Ô mon enfant béni, est-ce, est-ce toi que je vois ? Rien ne m’est lourd, rien n’est dur si je te garde, si je te suis. Il n’est fardeau qui me charge, si je le porte où tu demeures. J’en veux ma part. De quoi parles-tu enfin ? Est-ce de ce voyage nocturne ? Dis, ne te quitterai-je plus ?

Tu me reverras cher, cher ami. Nous ne nous quitterons plus, alors. Tu dois me retrouver, sois-en sûr. Sois sûr que je t’attends.

— Où ? dis-le moi : je veux te suivre, mon chéri. Je pars, moi aussi, si tu pars. Cette lugubre nuit ne me fait pas peur. Où m’attends-tu, si ce n’est ici ?

— Je ne puis te le dire. Si tu le savais, tu ne voudrais plus attendre, tu y courrais avant le temps.


Je l’embrassai étroitement ; mon cœur avide s’écoutait battre sur le sien. Je murmurai :

— Ils ont dit : quinze jours, et pourtant tu n’es pas parti… — Il me regardait avec un grave sourire, et sa main tenait ma main. Dans un frisson d’effroi, je me pris alors à pleurer.

— Je le sens : nous allons être séparés encore… Ainsi, je te reverrai ? — Et je ne pouvais arrêter mes larmes, au clapotis plaintif de la mer.

— Tu me reverras. Écoute, fit-il en me serrant sur sa poitrine, j’ai des nouvelles, de douces nouvelles pour toi. Déjà, j’ai revu notre père ; j’en ai reçu le doux accueil : il ne connaît plus que l’égale santé et la calme joie. J’ai dormi dans ses bras… Si tu savais…

— Ô prends-moi, doux frère, prends-moi. Avec toi puissé-je dormir dans ces bras. Conduis-moi où vous êtes. Puissé-je m’étendre entre vous deux, et vous sourire. J’aurai deux cœurs pour tous les deux et pour chacun de vous, mes bien-aimés. Cette nuit, laisse-moi partir avec toi sur le croiseur rapide. Ne me faites plus attendre. Je languis. Je suis las de cette sourde guerre, tout m’est nuit, dans cette rade, tout m’est glace et vide. La neige tombe ; j’ai perdu ma voie ; je ne sais plus de chemin ; j’ai mal d’angoisse et de froid, sur la mer.

— Non, mon frère chéri. Il ne se peut. Ce n’est pas le temps.

— Ce temps sera-t-il long à venir, doux frère ?

— Trop long dans l’attente, trop court au terme. Encore un peu de patience.

— Je serai où tu seras ?

— Tu vas y être.

— Ô mon frère, ma Chère Pitié, trésor de mes larmes, pourquoi n’est-ce pas moi qui te réponds : « Tu y seras ? » Pourquoi n’est-ce pas toi qui interroges ? Et pourquoi n’y suis-je pas déjà ?

Hélas ! hélas ! je me suis réveillé. L’aube aux yeux vitreux me regarde derrière la fenêtre. « Nous ne nous quitterons plus », disait-il ; « c’est moi, frère chéri ; » et il me tenait contre son cœur.

S’il était vrai… S’il était vrai ! — S’il se pouvait enfin que l’horreur eût son terme, que la mort fût vaincue, enfin que l’on pût vivre ? — « Nous ne nous quitterons plus… nous ne nous quitterons plus… »